La collectivité territoriale, soumissionnaire ordinaire ? [mise à jour octobre 2019] [VIDEO et article

Par un arrêt du 14 juin 2019, puis par un autre arrêt du du 18 septembre 2019, le Conseil d’Etat a affiné sa jurisprudence sur le point de savoir quand une collectivité territoriale peut répondre au marché public d’une autre collectivité. Voici le point à ce sujet en vidéo (I) et par un court article (II).

 

I. Vidéo

 

Voici une vidéo explicative, pédagogique, de 13 mn 06 préparée par Me Eric Landot à ce sujet :

 

II. Article

 

Pour ceux qui veulent un survol de l’apport de ce nouvel arrêt en deux mots, retenons en juste que :

  • lorsqu’une personne publique est candidate à l’attribution d’un contrat de concession, il appartient à l’autorité concédante, dès lors que l’équilibre économique de l’offre de cette personne publique diffère substantiellement de celui des offres des autres candidats, de s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour la détermination de cette offre, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence (ce qui en gros n’est pas nouveau ; dans le passé le juge avait parfois exigé un contrôle même en cas de prix « normal » de l’offreur public, ce n’est heureusement plus le cas mais déjà des décisions antérieures allaient dans ce sens),
  • le juge du référé précontractuel peut avoir à s’assurer de ce point (ce qui méritait d’être rappelé car il n’en a pas toujours été ainsi).
  • s’impose un intérêt public local pour justifier l’acte de candidature de la personne morale de droit public qui veut jouer, côté prestataire, dans la cour des marchés publics… ce qui n’est pas nouveau et avait donné lieu à un arrêt important déjà en juin dernier.
  • pour s’assurer que la concurrence n’a pas été faussée, une comptabilité analytique suffit, et non une gestion budgétaire séparée (sauf texte contraire)

 


 

Pour qui a le courage d’approfondir le sujet, ou pour qui a besoin d’un rappel des fondamentaux de ce sujet, lire ci-dessous :

 

Par un arrêt du 18 septembre 2019, le Conseil d’Etat a affiné sa jurisprudence sur le point de savoir quand une collectivité territoriale peut répondre au marché public d’une autre collectivité. Détaillons cet arrêt (II) après avoir rappelé l’état du droit français avant 2008 qui depuis les bouleversements des années 2000 à 2008 doit être être replacé dans son cadre qui est, selon nous, celui d’une grande continuité jurisprudentielle (I) en lien avec plus de souplesse en droit européen qu’on ne le croit usuellement (III).

 

 

II.A. Il n’est absolument pas nouveau qu’une collectivité territoriale puisse soumissionner si un intérêt public local le justifie, si c’est dans ses statuts (s’agissant des EP) et si la concurrence n’est pas faussée

 

II.A.1. Des prestations possibles (depuis au moins 1930…).

 

Depuis plus de 75 ans, le Conseil d’Etat affirme avec constance qu’il n’est pas, par principe, interdit aux personnes de droit public d’assurer, entre elles, des prestations de services :« le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce qu’un établissement public se porte candidat à l’obtention d’une délégation de service public proposée par une collectivité territoriale » a-t-il rappelé le 16 octobre 2000.

Sources : CE, 27 juin 1930, Bourrageas ; CE, 29 avril 1970, Société Unipain, rec., p. 280 ; CE, 29 juillet 1994, CAMIF, rec., p. 365 ; CE, 16 octobre 2000, Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau,n°212054,Moniteur BTPdu 10 novembre 2000, p. 421, rec. p.422, BJDCP 2001 105.

 

II.A.2. Un problème, souvent, de compétence pour agir, d’intérêt public local à agir.

 

La liberté du commerce et de l’industrie cède d’ailleurs le pas lorsqu’il s’agit pour une personne publique d’agir afin d’assurer un complément de son activité principale (CE, 18 décembre 1959, Delansorme, rec., p. 692 ; CE, 15 octobre 1965, Département du Var c/ Cie l’Abeille, rec. p. 516 — voir notamment le considérant sur le « risque grêle »), pour des motifs d’intérêt général.. .

Important : en cas de recours au fond, c’est donc moins sur la violation de la liberté du commerce et de l’industrie que buttent les collectivités soumissionnaires que sur l’omission de la faculté de telles prestations pour des non membres dans leurs statuts lorsqu’il s’agit d’établissements publics (CAA Paris, 23 novembre  2004, Syndicat intercommunal  de la périphérie de Paris pour  l’électricité et les  réseaux de communication, n°00PA3920 ; CE, 25 mai 1994, Syndicat  intercommunal des eaux de Gravelotte et de la vallée de l’Orne,n°  106.876, DA 1994 n° 435 ; voir aussi TA Nancy 18 avril 1974 Commune d’Aydoilles : rec., T, p.695 ; cf. a contrario, TA Clermont Ferrand 10 janvier 1985 CoRep du Puy-de-Dôme c. Sivom de Randan, n°84-1035 ; cf. aussi implicitement [mais un moyen sur ce point avait-il été soulevé ?] CAA Bordeaux 8 février 1994 Commune d’Ardin, n° 91BX00664). Ce mouvement jurisprudentiel a connu son aboutissement avec la jurisprudence SNC Armor (CE, Assemblée, 20 décembre 2014, n° 355563, A),

Il en a résulté une grille de lecture stricte des conditions pour qu’une telle soumission ne viole pas les sacro-saints principes de la concurrence : c’est cette grille qui, toujours plus, ne cesse de se préciser.

Et le juge a toujours vérifié que l’action publique, alors, était un complément normal et nécessaire de son activité principale (pour reprendre par analogie la formulation de l’arrêt Delansorme), bref qu’il y avait un intérêt public (local pour les collectivités) à cette action (voir plus ou moins clairement dans l’avis contentieux JL Bernard consultant cité ci-après ; voir TA Rennes, Ord., 26 décembre 2005, CGE c/ Commune de Plérin, n° 0504913-6 ; CAA Douai, 9 juin 2005, Compagnie Générale des Eaux c/ Cne de Saint-Michel, n° 03DA00269…). Le soumissionnaire public doit donc prendre garde à justifier de ce qu’il dispose d’un intérêt public (interconnections de réseaux par exemple) à agir au delà de ses frontières (voir, par analogie : CE Section, 6 mars 1981, Assoc. de défense des habitants du quartier de chèvre-morte, Rec. p. 125 ; CAA Douai, 13 septembre 2004, CA du Soissonais c/ Cnes de Chaudun et Ploisy, n°04DA00046). Pour un exemple récent, CE, 18 septembre 2015, Association de gestion du conservatoire national des arts et métiers des pays de la Loire et autres, n° 390041, rec. T. pp. 757-800.

 

II.A.3. Une concurrence qui doit être à armes égales.

 

Encore faut-il en sus que la concurrence ne soit pas faussée. Encore faut-il un jeu à armes égales.

L’avis contentieux « Société Jean-Louis Bernard consultants » (n°222208, rec. p. 492 , D.A., 2000, n°249), rendu le 8 novembre 2000 par le Conseil d’Etat, reprenait cette solution en posant qu’aucun « texte ni aucun principe n’interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l’attribution d’un marché public ou d’un contrat de délégation de service public ». Le soumissionnaire était, en l’espèce, un établissement public administratif (l’IGN) d’Etat, gestionnaire traditionnellement d’un service public administratif (SPA). Un tel service, comme chacun sait, se distingue en bien des points des services publics industriels et commerciaux (SPIC) encadrés par des règles budgétaires beaucoup plus strictes, dont notamment celle posée par l’article L. 2224-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT).

Le Conseil d’Etat a détaillé, à cette occasion, une série de règles à respecter pour que l’offre de prestations de services émanant de la personne morale de droit public ne fausse pas la mise en concurrence, celle-ci devant :

  • s’assujettir aux mêmes obligations fiscales que les entreprises privées pour la part correspondant à ces prestations de services (en revanche, ce qui est vrai en matière d’impôts ne l’est pas quand il s’agit de l’URSSAF. En effet, selon le Conseil d’Etat, les différences qui existent entre les établissements publics administratifs et les entreprises privées en matière de droit du travail et de sécurité sociale n’ont ni pour objet ni pour effet de placer les premiers dans une situation nécessairement plus avantageuse que les secondes ; le Conseil d’Etat reprenant sur ce point l’avis 96‑A‑10 du Conseil de la concurrence, en date du 25 juin 1996).
  • s’interdire d’utiliser les avantages structurels dont elle pourrait être dotée à raison de ses missions de service public pour fausser la concurrence.
  • déterminer son offre de prix proposé « en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat », sans pouvoir « bénéficier, pour déterminer le prix qu’il a proposé, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public »…

 

La collectivité qui « joue dans la cour du privé », lorsqu’elle se place dans la position du soumissionnaire, doit donc en assumer les conséquences, en supportant les mêmes contraintes que celles qui pèsent sur ses compétiteurs.

 

Si les principes posés semblent clairs, la portée exacte de cet avis restait souvent assez obscure et, du reste, quelques zones d’ombres demeurent aujourd’hui encore (comptabilité analytique ? budget à part ?). Notamment, deux questions taraudaient les praticiens :

  • fallait-il n’appliquer ces principes qu’aux « établissements administratifs », visés par cet avis contentieux, ou les étendre aux gestionnaires de services publics industriels et commerciaux ?
  • l’offre de la personne publique devait-elle être contrôlée par la collectivité acheteuse ou délégante, à l’aune des éléments expressément indiqués par le Conseil d’Etat, même lorsque le prix n’est pas anormalement bas ?

 

Sur ces deux points, la jurisprudence est, disons, encore aujourd’hui un peu fluctuante (mais nous préférons ne pas les diffuser pour cause de protection des intérêts de nos clients).

 

 

II.A.4. L’apport de l’arrêt Département de la Vendée, en juin dernier.

 

Nous avons en juin dernier commenté un arrêt important à ce sujet (CE, 14 juin 2019, n° 411444), à publier au recueil. Voir :

 

Dans cette affaire, le département de la Vendée avait engagé une procédure d’appel d’offres en vue de la réalisation de travaux de dragage de l’estuaire du Lay. La commission d’appel d’offres a attribué ce marché au département de la Charente-Maritime, ce qui n’a pas été goûté par un soumissionnaire privé évincé.

Le Conseil d’Etat impose que l’intérêt public local en question soit justifié (ce qui est logique) au point de constituer :

 le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de la mission.

Et le Conseil d’Etat de rappeler ensuite, ce qui est clair depuis au moins la décision Jean-Louis Bernard  consultant précitée qu’une :

« fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence.»

« En particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié.»

 

Et le Conseil d’Etat de rappeler judicieusement que cela ne s’applique pas si on s’exonère des cas de règles de concurrence et de publicité dans les cas ci-après exposés au point II du présent billet de blog :

« Ces règles s’appliquent enfin sans préjudice des coopérations que les personnes publiques peuvent organiser entre elles, dans le cadre de relations distinctes de celles d’opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel. »

 

Un intérêt public local peut-il juste résulter du fait que l’attribution du contrat permettrait d’amortir des équipements dont dispose cette personne publique soumissionnaire ?

OUI MAIS (et ce point était central) :

« Cet amortissement ne doit toutefois pas s’entendre dans un sens précisément comptable, mais plus largement comme traduisant l’intérêt qui s’attache à l’augmentation du taux d’utilisation des équipements de la collectivité, dès lors que ces derniers ne sont pas surdimensionnés par rapport à ses propres besoins. Par suite, en se bornant à prendre en compte la durée d’amortissement comptable de la drague  » Fort Boyard  » pour apprécier l’intérêt public local de la candidature du département de la Charente-Maritime, la cour administrative d’appel de Nantes a commis une erreur de droit. »

NB à comparer donc avec la jurisprudence SNC Armor, précitée. 

Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce l’offre déposée par le département de Charente-Maritime était légale, mais au terme d’une analyse plus fine que le simple amortissement comptable, incluant l’usage réel du bien

« Il ressort des pièces du dossier que la drague  » Fort Boyard « , acquise en mai 2002 par le département de la Charente-Maritime, a été dimensionnée pour faire face aux besoins et spécificités des ports de ce département mais n’est utilisée qu’une partie de l’année pour répondre à ces besoins. Dès lors, son utilisation hors du territoire départemental peut être regardée comme s’inscrivant dans le prolongement du service public de création, d’aménagement et d’exploitation des ports maritimes de pêche dont le département a la charge en application des dispositions de l’article L. 601-1 du code des ports maritimes, sans compromettre l’exercice de cette mission, une telle utilisation de la drague  » Fort Boyard  » permettant d’amortir l’équipement et de valoriser les moyens dont dispose, dans ce cadre, le service public de dragage de la Charente-Maritime. Par suite, le moyen tiré de ce que la candidature du département de la Charente-Maritime n’aurait pas répondu à un intérêt public local doit être écarté. »

 

Avec un rappel des obligations de vérification de prix à ce stade :

« En quatrième lieu, lorsque le prix de l’offre d’une collectivité territoriale est nettement inférieur à ceux des offres des autres candidats, il appartient au pouvoir adjudicateur de s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour fixer ce prix, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence. Si l’offre de la collectivité est retenue et si le prix de l’offre est contesté dans le cadre d’un recours formé par un tiers, il appartient au juge administratif de vérifier que le pouvoir adjudicateur ne s’est pas fondé, pour retenir l’offre de la collectivité, sur un prix manifestement sous-estimé au regard de l’ensemble des coûts exposés et au vu des documents communiqués par la collectivité candidate.

11. Il ressort des pièces du dossier que la commission d’appel d’offres du département de la Vendée, après avoir constaté que l’offre du département de la Charente-Maritime était inférieure tant à sa propre estimation qu’aux prix proposés par les deux entreprises ayant soumissionné, a obtenu du département candidat la production d’un sous-détail des prix, montrant que la différence de prix s’expliquait par l’utilisation d’une drague hydraulique aspiratrice équipée d’une benne pour stocker les déblais et les claper en mer, dont les rendements sont nettement supérieurs à l’utilisation de pelles sur pontons qui requièrent l’utilisation de chalands pour transporter les déblais. Le pouvoir adjudicateur a pu, sans sous-estimation manifeste, considérer, au vu de ce sous-détail des prix établi à partir de la comptabilité analytique du service, que l’ensemble des coûts, y compris les charges d’amortissement de la drague  » Fort Boyard « , avaient été pris en compte pour la détermination du prix. A cet égard, la société requérante ne peut pas utilement soutenir, dans le cadre du présent litige, que le service de dragage aurait dû être assujetti à l’impôt sur les sociétés.»

 

II.B. le Nouvel arrêt, « Communauté de communes de l’Ile-Rousse-Balagne », rendu ce 18 septembre 2019 par le Conseil d’Etat

 

Quelques mois après, voici que le Conseil d’Etat rend de nouveau un arrêt, moins important mais notable tout de même, à ce sujet.

L’histoire commence par un avis d’appel public à la concurrence par lequel une communauté de communes a lancé une procédure en vue de concéder le service public de distribution de l’eau potable.

L’attributaire fut l’Office d’équipement hydraulique de Corse (OEHC), ce qui déplut à une société privée évincée.

 

II.B.1. Premier apport : le juge des référés précontractuels doit s’assurer que le soumissionnaire avait compétence pour répondre à la mise en concurrence, ce qui confirme que la jurisprudence de 2000 sur ce point est bel et bien morte et enterrée

 

Après avoir censuré l’ordonnance du TA de Bastia portant sur d’autres motifs, le Conseil d’Etat a tranché le litige au fond, ce qui l’a conduit à poser tout d’abord que :

« il appartient au juge du référé précontractuel, saisi de moyens sur ce point, de s’assurer que l’appréciation portée par le pouvoir adjudicateur pour exclure ou admettre une candidature ne caractérise pas un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence. »

Certes. Rien de neuf. Mais le Conseil d’Etat poursuit en posant que :

« Dans ce cadre, lorsque le candidat est une personne morale de droit public, il lui incombe de vérifier que l’exécution du contrat en cause entrerait dans le champ de sa compétence et, s’il s’agit d’un établissement public, ne méconnaîtrait pas le principe de spécialité auquel il est tenu. »

Ce point est important car quoiqu’il y ait déjà eu des décisions dans le même sens, cette position de principe est notable car dans le passé le Conseil d’Etat avait rendu une décision en sens contraire (CE, 16 octobre 2000, Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau,n°212054,Moniteur BTPdu 10 novembre 2000, p. 421, rec. p.422, BJDCP 2001 105, précité ci-avant en I.A.).

 

 

II.B.2. Deuxième apport : le juge, lorsqu’il vérifie les compétences d’un tel soumissionnaire public, va s’en rapporter à son intérêt public local à répondre et/ou à ses statuts, ce qui n’est que confirmatif

 

Le Conseil d’Etat vérifie donc si en l’espèce le soumissionnaire public avait bien vocation à ainsi soumissionner, s’il avait un intérêt public local, une compétence (oui ce n’est pas exactement la même chose je sais 😉) pour ce faire. Et la Haute Assemblée de l’accepter :

« 9. Aux termes de l’article L. 112-32 du code rural, l’Office d’équipement hydraulique de la Corse est autorisé, à la demande des collectivités locales, à  » étudier, réaliser ou exploiter les équipements nécessaires à la distribution d’eau potable ainsi qu’au traitement des eaux usées « . L’article R. 112-34 du même code dispose que :  » L’office peut intervenir en tant que : … b) concessionnaire ou exploitant pour le compte des collectivités territoriales « . Il résulte de ces dispositions que l’exploitation de réseaux de distribution pour le compte des collectivités territoriales, sur l’ensemble du territoire de la Corse, est au nombre des missions qui relèvent de la spécialité de l’Office d’équipement hydraulique de Corse. Le moyen tiré de la méconnaissance du principe de spécialité des établissements publics doit dès lors être écarté et la société requérante ne saurait utilement soutenir que l’intervention de l’Office ne serait justifiée par aucun intérêt public local. »

 

NB à ces sujets voir ci-avant I.B. et I.D.

 

II.B.3. Troisième apport : ce n’est que si l’offre publique diffère substantiellement des autres que l’acheteur public (ou concédant) doit vérifier si les prix ne sont pas faussés (ce qui est une heureuse confirmation, le juge ayant parfois hésité en ce domaine).

 

Le Conseil d’Etat pose ensuite que :

« lorsqu’une personne publique est candidate à l’attribution d’un contrat de concession, il appartient à l’autorité concédante, dès lors que l’équilibre économique de l’offre de cette personne publique diffère substantiellement de celui des offres des autres candidats, de s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour la détermination de cette offre, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence. Il incombe au juge du référé précontractuel, saisi d’un moyen en ce sens, de vérifier que le contrat n’a pas été attribué à une personne publique qui a présenté une offre qui, faute de prendre en compte l’ensemble des coûts exposés, a faussé les conditions de la concurrence. »

N.B. : la grille alors à appliquer étant bien sûr celle de l’avis contentieux « Société Jean-Louis Bernard consultants » (n°222208, rec. p. 492 , D.A., 2000, n°249), rendu le 8 novembre 2000, précité. Voir à ce sujet ci-avant I.C.

 

Cette question a donné lieu, y compris pour l’auteur de ces lignes en tant qu’avocat au début des années 2000, à des contentieux passionnés.

Par exemple, le TA Lille (5 juillet 2001, Société SAUR France , n°0102663 ; voir aussi CAA Douai, 9 juin 2005, Compagnie Générale des Eaux c/ Cne de Saint-Michel, N° 9800479-3) avait estimé :

« qu’il appartient à l’autorité délégatrice de contrôler, lors de l’examen des offres, le respect de l’égal accès des candidats aux marchés publics et alors même que l’établissement public candidat est un établissement public industriel et commercial qui n’assure pas de mission de service public ».

En l’espèce il y avait une faible différence de prix mais l’acheteur public ou l’autorité délégante devait à peine de fragiliser sa procédure pratiquer cette vérification dès qu’un acheteur public se profilait à l’horizon, quoi qu’il en coûte et quoi qu’il arrive. Même en cas de candidat ne gérant qu’un SPIC pour lequel de toute manière il y peu de risque que le contribuable paye pour l’usager…

C’était ainsi présumer que l’offre émanant d’une personne publique était par nature « suspecte » et qu’elle devait en conséquence faire l’objet d’une vérification bien plus approfondie que celles présentées par les personnes privées.

Voir en sens inverse, par exemple, TA Rennes, Ord., 26 décembre 2005, CGE c/ Commune de Plérin, n° 0504913-6.

Nous avons personnellement connu une petite dizaine de décisions en ce domaine, en sens divers à ce sujet précis…

Donc nous voici avec une heureuse confirmation : ce n’est que si l’offre publique diffère substantiellement des autres que l’acheteur public (ou concédant) doit vérifier si les prix ne sont pas faussés. 

 

 

II.B.4. Quatrième apport : une comptabilité analytique suffit ; pas d’obligation de séparation comptable.

 

Le Conseil d’Etat pose ensuite qu’il :

«   résulte de ce qui précède que la société des eaux de Corse ne saurait utilement soutenir devant le juge du référé précontractuel que la CCIRB aurait dû s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’offre de l’OEHC n’avait pas faussé la concurrence en omettant de prendre en compte l’ensemble des coûts et en profitant des ressources et moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public. Elle ne saurait davantage soutenir utilement que l’OEHC n’opère aucune séparation comptable entre les moyens et ressources qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public et ceux qu’il utilise pour l’exécution du contrat de concession du service public de distribution d’eau. Par ailleurs, il résulte de l’instruction que l’équilibre économique de l’offre présentée par l’OEHC ne diffère pas substantiellement de celui de l’offre concurrente présentée par la société des eaux de Corse. Il en résulte qu’en retenant son offre, la CCIRB ne saurait être regardée comme ayant retenu une offre qui aurait, pour les raisons mentionnées ci-dessus, faussé les conditions de la concurrence et comme ayant, pour ce motif, méconnu ses obligations de publicité et de mise en concurrence. »

Donc la comptabilité analytique, oui. L’obligation de séparation comptable, NON. Mais bon déjà dans l’affaire JL Bernard consultant, le Conseil d’Etat avait imposé une comptabilité analytique et non un budget à part.

Attention cela dit pour les groupements de collectivités territoriales à mesurer les conséquences à tirer, discutées, de l’article L. 5211-56 du CGCT en ce domaine… 

 

Voici cet arrêt :

Conseil d’État, 7ème – 2ème chambres réunies, 18/09/2019, 430368

 

 

II.C. Il est par ailleurs à rappeler que de telles prestations peuvent en droit européen être opérées hors mise en concurrence et publicité dans un cadre plus large qu’il ne l’est usuellement entendu

 

De telles prestations peuvent par ailleurs être exonérées de règles de concurrence et de publicité plus libéralement qu’il ne l’est usuellement supposé.

Quand une personne, même publique, rend un service à une autre personne publique (une commune par exemple), il y a marché public ou délégation de service public, sauf dans 4 cas :

  • si l’on est dans un domaine où le droit exclut ces mises en concurrence (location de biens immobiliers sans service annexe, par exemple) ;
  • si les relations sont fondées sur l’octroi d’un « droit exclusif ». Très schématiquement, il y a droits exclusifs quand deux « pouvoirs adjudicateurs » agissent l’un envers l’autre non pas par contrat, mais « en vertu de dispositions législatives, réglementaires ou administratives publiées », ce que le juge français a plus ou moins traduit par « acte unilatéral ». En clair : pas de mise en concurrence ni de publicité lorsqu’on agit, par exemple, en vertu d’un arrêté préfectoral d’extension de compétences, ou encore lorsqu’une communauté d’agglomération fixe son intérêt communautaire unilatéralement à la majorité des deux tiers. Ou pour les dévolutions de missions des oeuvres sociales à un COS au sein d’une administration. Ou si deux départements forment une entente interdépartementale. Ou si une région et des EPCI à fiscalité propre forment un Syndicat mixte ouvert. Etc.
    Sources : art. L. 5216-5 du CGCT ; CJUE, 10 novembre 1998, Gemeente Arhnem, Gemeente Rheden / BFI Holding, C 360/96 ; CJUE, 23 mai 2000, Sydhavnens, C 209 /98, concl. Léger.
  • s’il s’agit de prestations intégrées (« in house »). Il n’y a, en effet, ni mise en concurrence ni publicité entre une entité adjudicatrice et le prestataire si deux conditions se trouvent réunies : le bénéficiaire du service doit exercer sur son fournisseur « un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services » ; ce prestataire doit réaliser « l’essentiel de son activité avec la ou les personnes qui la détiennent ».
    Sources : art. L. 327-1 du Code de l’urbanisme ; CJUE, 11 janvier 2005, Stadt Halle, aff. C-26/03 ; CJUE,18 novembre 1999, Teckal, Rec. CJCE 1999, p. 8121 ; CJUE, 10 novembre 2005, Commission c/ Autriche, aff. C-29/04 ; CJCE, 6 avril 2006, ANAV c/ Comune di Bari, aff. C-410/04 ; CJUE, 11 mai 2006, Carbotermo SpA Consorzio Alisei c/ Comune di Busto Arsizio AGESP SpA, aff. C-340-04 ; CJUE, 21 juillet 2005, Coname c/ Comune di Cingia de Botti, aff. C-231-03 ; CJUE, 13 octobre 2005, Parking Brixen GmbH, aff. C-458/03.
    La CJUE qui a rendu, le 13 novembre 2008, un important arrêt « Coditel Brabant SA » (C-324/07) : le juge a validé que des prestations de services ou autres concessions pouvaient être conclues entre communes et groupements intercommunaux, sans mise en concurrence ni publicité, même si la commune ne contrôle pas majoritairement la structure intercommunale, du moment que les communes, ensemble, contrôlent à 100 % cette structure (« in house par contrôle de la maison commune ») par des représentants des communes. Cela a libéré les usages de mutualisation, à quelques autres montages (voir par exemple CAA paris, 30 juin 2009, Ville de Paris, n°07PA02380) comme les GIP ou les biens indivis (etc.) ainsi que le recours aux SPL et SPLA (même si le Conseil d’Etat est sourcilleux sur le contrôle analogue ce qui impose une particulière prudence dans divers cas : CE, 6 novembre 2013, commune de Marsannay-la-Côte, n°365079).
  • les contrats de gestion conjointe de service public entre collectivités sous condition de réciprocité, d’économies d’échelles (et non de bénéfice) et d’absence de personne privée dans les échanges (CJUE, 9 juin 2009, X c/ RFA [déchets de Hambourg], aff. C‑480/06). Ce régime est peu ou prou repris par l’article L. 2511-6 du code de la commande publique mais il y aurait beaucoup à redire sur cette question et sur les moyens de rendre compatibles dossier après dossier les droits national et européen en ce domaine…