Nouvelle-Calédonie : le blocage de Tik Tok en 2024 n’était pas suspendu par le juge des référés du Conseil d’Etat… faute d’urgence au sens du référé liberté… Pour ce juge, l’atteinte à une liberté ne suffit pas à caractériser l’urgence et la liberté d’information n’est pas menacée si d’autres réseaux, abondants, existent.
Or, plus de 10 mois après, voici que le Conseil d’Etat rétoque cette décision…. au fond cette fois. Mais avec des formulations qui peuvent être perçues comme un relatif déverrouillage de tels blocages.
1/ OUI le droit de l’état d’urgence ne permet pas vraiment le blocage d’un tel réseau mais même en pareil cas celui-ci est possible en cas de circonstances exceptionnelles au sens des arrêts Dames Dol et Laurent puis Heyriès.
2/ de telles mesures ne sont possibles que si elles sont indispensables. Ce qui impose que ces mesures soient cumulativement :
- dans un cadre de circonstances exceptionnelles, donc,
- provisoires
- prises faute d’autre moyen technique alternatif moins attentatoire aux droits et libertés
- prises pour une durée n’excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre ces mesures alternatives.
Faute d’être ainsi encadré dans le temps suivant ce mode d’emploi, la décision d’alors se trouve donc annulée.
Faisons le point sur la position du juge des référés (I) puis du juge du fond (II).

I. La position du juge du référé-liberté, du Conseil d’Etat, le 23 mai 2024
Saisi en référé liberté par des associations et des particuliers, notamment l’association « La Quadrature du Net », LDH et autres, le juge des référés du Conseil d’État avait en mai 2024 décidé de ne pas suspendre le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie.
Selon ce juge, les requérants n’apportaient pas d’éléments pour démontrer que ce blocage avait des conséquences immédiates et concrètes sur leur situation et leurs intérêts, ce qui est une « condition d’urgence » nécessaire pour l’intervention du juge des référés.
Citons cette ordonnance :
« 8. Ainsi qu’il est dit au point 1, la Nouvelle-Calédonie connaît, depuis le 13 mai dernier, de très graves troubles à l’ordre public et il résulte de l’instruction que la mesure contestée a été prise en raison de l’utilisation du réseau social en cause dans le cadre des actions décrites à ce même point 1. « 9. Il résulte de l’instruction que les requérants n’apportent aucun élément permettant de caractériser l’urgence à l’intervention du juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, et se bornent à soutenir que l’atteinte portée par la décision attaquée aux libertés d’expression, de communication, d’accéder à des services de communication en ligne, de la presse et au pluralisme d’expression des courants de pensées et d’opinions, eu égard à sa gravité, constitue en elle-même une situation d’urgence. Cependant, ainsi qu’il a été rappelé au point 7, l’atteinte à une liberté fondamentale ne saurait suffire pour caractériser une situation d’urgence. Les requérants ont certes soutenu à l’audience que, eu égard à la gravité de l’atteinte portée à ces libertés fondamentales par la décision attaquée et compte tenu de sa nature, le juge des référés devrait retenir une présomption d’urgence. Mais il résulte de l’instruction que la décision contestée porte sur le blocage d’un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n’étant en rien affectés et que cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s’étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l’ayant justifiée cesseront. Ainsi, compte tenu, d’une part, de l’absence de justification par les requérants de ce que la condition d’urgence serait satisfaite, d’autre part, du caractère limité et temporaire de la mesure, enfin, de l’intérêt public qui s’attache au rétablissement de la sécurité et de la tranquillité publiques, le gouvernement faisant valoir que le blocage de ce réseau social a contribué à la baisse des tensions, la condition d’urgence ne peut être regardée comme remplie.
De fait, l’article L. 521-2 du code de justice administrative restreint l’usage de l’outil rapide et puissant qu’est le référé liberté à des cas exceptionnels, avec l’obligation de réunir deux conditions :
- une atteinte grave et manifestement illégale, certes, à ladite liberté fondamentale (y compris en cas de carence de l’action de l’autorité publique oui bien sûr) ;
- qu’à très bref délai des mesures de sauvegarde nécessaire puissent être utilement prises (ce qui est conforme à l’office du juge en pareil cas).
Et, classiquement :- « il revient au juge des référés d’apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l’ensemble des circonstances de l’espèce, si la condition d’urgence particulière requise par cet article est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu’il entend défendre mais aussi l’intérêt public qui s’attache à l’exécution des mesures prises par l’administration.»
NB voir à ce sujet une vidéo ici.
De telles libertés fondamentales restent limitativement énumérées. Voir la liste établie par le Conseil d’Etat lui-même ici :
- Le Conseil d’Etat publie sa propre liste des « libertés fondamentales reconnues par le juge des référés-libertés depuis 2001 »
- … avec notamment une arrivée en fanfare en 2022, dans cette liste, du droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé… Voir :
Pour les requérants, qui seront difficiles à contredire sur ce point, étaient en cause la « liberté d’expression et de communication [et le] pluralisme d’expression des courants de pensées et d’opinion ».
Il s’agit, même si les vocabulaires ne concordent pas tout à fait, d’une référence explicite à la décision canonique sur ce point CE, décision n° 230611, 24/02/2001.
Quand on connaît Tik Tok, on a du mal à y voir un canal majeur de ces libertés, et la profondeur des réflexions peut venir à manquer sur ce réseau. Mais que l’on parle de ces deux libertés ne fait pas de doute.
Dans un contexte où tous les autres réseaux sociaux et médias presse, TV et radio restaient accessibles en Nouvelle-Calédonie, et parce que ce blocage temporaire visait à contribuer au rétablissement de la sécurité sur l’archipel, le juge des référés avait donc rejeté la demande des requérants.
Attention : le juge des référé ne contestait pas qu’il s’agissait d’une liberté que d’accéder à Tik Tok et à … ses informations.
Mais il a jugé de l’urgence à y mettre fin à l’aune des intérêts des requérants, à l’aune de l’intérêt aussi qu’il y a à maintenir la décision attaquée le cas échéant… et à l’aune du point de savoir si la censure ainsi décidée est, ou n’est pas, de nature à, concrètement, porter atteinte à la liberté d’information des personnes y compris sur place. Or, les informations qui n’étaient plus sur Tik Tok circulaient par les autres réseaux. Donc l’atteinte n’était, pour ce juge des référés, pas si grande. Elle était importante car nous parlons de libertés. Mais, du point de vue du juge, elle n’était pas urgente à l’aune d’un référé liberté dans ce cas d’espèce.
Surtout qu’en face le juge prenait en compte l’intérêt qu’il y a à maintenir la décision le cas échéant. Or, le juge des référés rappelait ce que nul n’ignorait : se multipliaient, en Nouvelle-Calédonie, attaques et destructions de bâtiments publics, d’infrastructures et de commerces, avec un bilan humain très lourd, motivant la déclaration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie.
Les requérants se firent même assez vivement tacler pour avoir, très schématiquement et selon le juge des référés (je ne dis pas que c’est vrai ou pas vrai ; chacun pourra juger ici par exemple le mémoire de la Quadrature du net mis en ligne par cette association quérulente), estimé que s’il y avait atteinte aux libertés, alors il y avait urgence (sauf si la mesure envisagée ne peut être efficace à très très court terme, pour schématiser).
Or, ce n’est pas ainsi qu’est écrit l’article L. 521-2 du code de justice administrative, du moins tel que le Conseil d’Etat l’interprète. Nous avons deux éléments cumulatifs (l’atteinte aux libertés ; une urgence en fonction des paramètres susrappelés).
Bref, à mi-mots, le Conseil d’Etat estimait que les requérants s’étaient bornés à soutenir qu’il existe une atteinte aux libertés d’expression et de communication, mais sans apporter aucun élément justifiant de l’urgence, autrement que le fait qu’une liberté est en cause avec une menace grave. Dans cette affaire, c’est aussi une rédaction contentieuse qui était censurée.
C’était un peu dur pour les requérants, voire même un brin injuste. Mais c’est assez pertinent de le rappeler pour les étudiants et autres apprentis requérants. C’était déjà cela de gagné.
Cette décision, en dépit de cette logique et des impératifs du maintien de l’Ordre public, fit quelque peu tiquer. Du côté des requérants dont l’argmentation était un peu ici maltraitée. Du point de vue du droit plus largement.
Mais le sujet n’était pas si simple que l’affirmait, non plus la Quadrature du net, parfois avide de formules un peu trop lapidaires…
A lire :

II. La position du juge du fond en mars 2025
Pour la LDH et la Quadrature du Net, le match retour fut plus fructueux. Quoique.
Attention nous étions donc maintenant en recours au fond, en excès de pouvoir. Plus de problématique d’urgence en référé : l’urgence ne se retrouve plus qu’en tant que paramètre, entre autres, pour juger de la légalité de ce blocage de Tik Tok en tant que mesure de police administrative.
Or, le Conseil d’Etat juge ce jour qu’en cas de circonstances exceptionnelles, une telle interruption peut être légale mais à trois conditions :
- qu’elle soit indispensable pour faire face à des événements d’une particulière gravité,
- qu’aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés,
- que l’interruption soit prise pour une durée limitée nécessaire à la recherche et la mise en place de ces mesures alternatives.
Le juriste publiciste se trouve là en terrain connu. Rappelons en les règles de base où l’on retrouve ces trois conditions :
- un trouble à l’Ordre public
- une réponse techniquement proportionnée de sorte à être le moins possible attentatoire aux droits et libertés
- ce qui impose une proportion aussi dans le temps et l’espace.
… le tout reformulé et adapté aux réseaux sociaux.
A la base, comme l’écrivait non moins élégamment le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855), rappelant que « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception». Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :
- de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, rec. p. 44) ;
- d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
- de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).
Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agit d’obvier.
Ajoutons qu’en des temps troublés covidiens, il a plu au juge d’ajouter une possibilité de modulation des découpages opérés en termes de pouvoirs de police en fonction d’un autre critère : celui de l’intelligibilité ( fin du point 6 de CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002 ; voir aussi CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002).
En l’espèce, le Conseil d’État juge que la décision du Premier ministre d’interrompre l’accès à TikTok en Nouvelle-Calédonie en mai 2024 ne respectait pas l’ensemble de ces conditions.
Le Conseil d’État rappelle qu’en vertu d’une jurisprudence vieille de plus d’un siècle, établie à l’occasion de la Première Guerre Mondiale, la survenue de « circonstances exceptionnelles » permet à l’autorité administrative de prendre, en urgence, les mesures indispensables pour faire face à la situation du moment, lorsqu’elle est dans l’impossibilité d’agir selon les normes en vigueur, à la condition que de telles mesures soient indispensables. Ces mesures sont soumises au contrôle du juge administratif.
Voir notamment les arrêts Dames Dol et Laurent puis Heyriès : CE, 28 février 1919, n°61593 ; CE, 28 juin 1918, n°63412.
Le Conseil d’État précise que si la déclaration de l’état d’urgence sur tout ou partie du territoire national, en application de la loi du 3 avril 1955, dote l’autorité administrative de pouvoirs spécifiques, elle ne fait pas obstacle à ce que celle-ci se fonde aussi sur la théorie des circonstances exceptionnelles pour prendre d’autres mesures que celles prévues par le droit commun et le régime de l’état d’urgence, lorsqu’aucune de celles-ci n’est de nature à répondre aux nécessités du moment.
NB : ce qui n’est pas surprenant en droit… Mais le Conseil d’Etat admet à ce titre une extension de ce qui est possible en état d’urgence avec une certaine ampleur car il pose que :
- l’interruption d’un réseau social n’est en principe possible que dans les cas prévus par la loi, compte tenu de l’atteinte portée à des libertés essentielles.
- toutefois, en cas de circonstances exceptionnelles, il peut y être procédé en respectant de strictes conditions… non remplies en l’espèce
Car de telles mesures ne sont possibles que si elles sont indispensables. Ce qui impose que ces mesures soient cumulativement :
- dans un cadre de circonstances exceptionnelles, donc,
- provisoires
- prises faute d’autre moyen technique alternatif moins attentatoire aux droits et libertés
- prises pour une durée n’excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre ces mesures alternatives.
Le Conseil d’État juge que la situation en Nouvelle-Calédonie, marquée notamment par des émeutes d’une très grande violence ayant entraîné plusieurs décès et, de façon générale, des atteintes aux personnes et aux biens d’une particulière gravité, constituait bien des circonstances exceptionnelles.
Mais ces autres conditions n’étaient pas réunies selon le Conseil d’Etat car la limitation dans le temps aurait du être calibrée ab initio.
Le Premier ministre, constatant le rôle joué par l’utilisation du réseau social TikTok dans la propagation rapide de ces troubles, compte tenu des algorithmes auxquels recourt ce réseau, était en droit, en l’absence d’autres moyens techniques immédiatement disponibles, d’édicter une mesure d’interruption provisoire d’accès à ce service. Une telle mesure ne pouvait cependant être légalement prise qu’à la condition que sa durée soit fixée dès le départ comme étant celle nécessaire à la recherche et à la mise en œuvre, le cas échéant en lien avec le fournisseur du service, de mesures alternatives autres que l’interruption pure et simple, telles notamment que le blocage de certaines fonctionnalités.
Or le Premier ministre a décidé une interruption totale du service pour une durée indéterminée liée à la seule persistance des troubles à l’ordre public, sans subordonner son maintien à l’impossibilité de mettre en œuvre des mesures alternatives. C’est pourquoi le Conseil d’État juge que le blocage de TikTok en mai 2024 était illégal car il a porté une atteinte disproportionnée aux droits et libertés invoqués par les requérants.
Source :
CE, 1er avril 2025, LDH et Quadrature du net et autres n° 494511, 494583, 495174

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