Qu’est-ce qu’un état de ruine suffisant pour qu’un moulin perde son « droit d’eau » ?

Très très schématiquement, les droits d’usage de l’eau, acquis par les propriétaires des installations hydrauliques, avant 1919, ne se perdent pas sauf impossibilité d’user de la force motrice du cours d’eau (R. 214-18-1 du code de l’environnement ; CE 5 juillet 2004, SA Laprade Energie, n° 246929)… 

L’autorité compétente ne peut abroger une autorisation d’installation ou d’ouvrage de production d’énergie hydraulique sur le fondement du 4° du II de l’article L. 214-4, sous le contrôle du juge de plein contentieux, que si l’ouvrage ou l’installation en cause est abandonné ou présente un défaut d’entretien régulier, lequel doit être dûment caractérisé. Le juge saisi du bien-fondé d’une telle abrogation statue au vu de la situation existante à la date de sa décision. L’abrogation de l’autorisation susceptible d’être prononcée sur le fondement du II de l’article L. 214-4 du code de l’environnement est ainsi sans incidence sur le maintien du droit d’usage de l’eau attaché à l’installation (CE, 11 avril 2019, n° 414211 ; voir notre article : Droits d’eau et énergie hydraulique : la roue tourne ).

NB : sur le fait que ces ouvrages n’ont plus d’exonération en matière d’autorisation au sens de l’article L. 214-17 du code de l’environnement, voir CE, 28 juillet 2022, sarl les vignes, n° 443911. Voir sur ce régime les articles L. 214-17 et suivants du code de l’environnement (et notamment l’article L. 214-18 de ce code modifié en 2023).

Le droit de prise d’eau ne se perd qu’en cas de ruine complète et non partielle, avec donc disparition ou quasi-disparition des éléments essentiels de l’ouvrage… Voir par exemple :

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, et en particulier des constatations effectuées tant par la direction départementale des territoires de Haute-Loire en juin 2012 que par l’huissier de justice mandaté sur les lieux par les requérants en février 2017, que si le seuil de prise d’eau de l’installation sur L’Holme est dans un état très dégradé, les pierres qui le constituent persistent à assurer au moins en partie leur fonction de retenue de l’eau et que des travaux limités permettraient aisément de rétablir leur fonction de dérivation en vue de l’utilisation de la force motrice du cours d’eau, les canaux d’amenée et de fuite ainsi que le bâtiment étant en revanche toujours présents, eu égard à la configuration des lieux. Par suite, en jugeant que la persistance de seuls quelques blocs de pierre non agencés, s’agissant du seuil de prise d’eau, impliquait la reconstruction complète de l’ouvrage et caractérisait un état de ruine de l’installation permettant de justifier la perte du droit fondé en titre des requérants, la cour administrative d’appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.
Source : Conseil d’État, 31 décembre 2019, n 425061

Citons aussi cet exemple charmant qui a eu un volet judiciaire… et qui admet la NON EXTINCTION du droit d’eau pour un ouvrage avec une alimentation en eau asséchée et qui semblait tout de même loin de pouvoir fonctionner :

« Considérant que sont notamment regardées comme fondées en titre ou ayant une existence légale, les prises d’eau sur des cours d’eaux non domaniaux qui, soit ont fait l’objet d’une aliénation comme bien national, soit sont établies en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux ; qu’une prise d’eau est présumée établie en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux dès lors qu’est prouvée son existence matérielle avant cette date ; Considérant que la force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété ; qu’il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau ; qu’en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit de prise d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit ; Considérant qu’en se fondant, pour juger que l’étang situé sur la rivière « Le Gouessant », à proximité du moulin dit de « la Ville Angevin », ne pouvait être regardé comme fondé en titre, sur la circonstance que cet étang n’a pas été entretenu et est resté encombré de débris depuis au moins vingt ans, et se trouve actuellement asséché, sans rechercher si la force motrice de cet ouvrage était encore susceptible d’être utilisée par son détenteur, la cour administrative d’appel de Nantes a entaché l’arrêt attaqué d’erreur de droit ; que M. et Mme A sont fondés à en demander, pour ce motif, l’annulation ; Considérant que, dans les circonstances de l’espèces, il y a lieu pour le Conseil de l’Etat de faire application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l’affaire au fond ; Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment du « plan-terrier » de la seigneurie de Lamballe établi entre 1785 et 1789, que l’étang existait avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 août 1789 ayant aboli les droits féodaux et que cette réserve d’eau, située en amont du moulin dit de « la Ville Angevin » et à proximité immédiate de celui-ci, participait à l’époque à son alimentation ; qu’alors même que celle-ci n’a pas été entretenue durant plusieurs décennies et est actuellement asséchée, elle n’est pas devenue impropre à un tel usage ; que, dès lors, le droit de prise d’eau fondé en titre dont bénéficient M. et Mme A pour l’alimentation de leur moulin s’étend à celle de cet étang ; Considérant qu’il y a lieu, par suite, pour le Conseil d’Etat, statuant sur le recours en interprétation présenté par M. et Mme , de déclarer qu’ils sont titulaires d’un droit fondé en titre pour l’alimentation en eau de cet étang ; Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. et Mme A sont fondés à soutenir que c’est à tort que, par l’article 3 du jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes, qu’ils avaient saisi d’un recours en interprétation, a déclaré qu’ils n’étaient pas titulaires d’un droit fondé en titre à raison de l’étang »
Source : CE 27 février 2007, M. et Mme S…, n° 280373).

Inversement, quelques arrêts apprécient que l’on a une perte de ce droit d’eau en cas de ruine « lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte qu’elle ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète » (CE 24 avril 2019, Ministre d’Etat, ministre de la transition écologique et solidaire c. Commune de Berdoues, n° 420764)… soit en l’espèce :

« 3. Par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation, la cour a tout d’abord relevé, que le barrage du moulin de Berdoues, qui s’étend sur une longueur de 25 mètres en travers du cours d’eau, comporte en son centre une brèche de 8 mètres de longueur pour une surface de près de 30 mètres carrés, puis relevé que si les travaux requis par l’état du barrage ne constitueraient pas une simple réparation, leur ampleur n’était pas telle  » qu’ils devraient faire considérer l’ouvrage comme se trouvant en état de ruine « . Ayant ainsi nécessairement estimé que l’ouvrage ne nécessitait pas, pour permettre l’utilisation de la force motrice, une reconstruction complète, elle n’a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que le droit fondé en titre attaché au moulin n’était pas perdu dès lors que l’ouvrage ne se trouvait pas en l’état de ruine. »

Bref, il y a ruine quand on s’approche d’un besoin de reconstruction complète pour pouvoir user de ce droit d’eau, mais les affaires précédentes montrent que la frontière entre les deux situations s’avère délicate à apprécier au cas par cas et qu’importera, alors, tout l’art de l’avocat qui aura su, ou non, bâtir un dossier solide.

Or, voici que par un arrêt de deux chambres réunies, une nouvelle décision vient d’être rendue en ce domaine et elle ne manque pas d’intérêt.

Le Conseil d’Etat confirme que :

« 3. La force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété. Il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau. Ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. L’état de ruine, qui conduit en revanche à la perte du droit, est établi lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte que cette force motrice ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète.»

Certes. Il s’agit là d’une reprise du point de principe.

Mais l’application en l’espèce ne manque pas d’intérêt :

« 7. Il est constant que le moulin de Chambon, dont est propriétaire M. B…, dispose d’un droit d’usage de l’eau de l’Indre fondé en titre et que, par arrêté du 8 mars 2019, le préfet de l’Indre a prononcé l’abrogation de ce droit.
« […]  il résulte de l’instruction, en particulier des constatations effectuées par la direction départementale des territoires de l’Indre en septembre et novembre 2018, non contredites sur ces points par le procès-verbal de constat établi le 24 juin 2020 à la demande de M. B…, que le seuil de prise d’eau de l’ouvrage sur l’Indre est complètement effacé, seuls subsistant les départs empierrés latéraux au droit de chacune des deux rives, que l’entrée du bief d’amenée est totalement inexistante et qu’aucune distinction topographique n’est perceptible entre les berges de l’Indre de part et d’autre de cette entrée, de sorte que les travaux de restauration de ce seuil de prise d’eau impliqueraient sa reconstruction complète, plus aucune fonction de retenue de l’eau n’étant, en l’état, assurée. En outre, si les tracés des biefs d’amenée et de fuite sont encore perceptibles, ils sont largement comblés et complètement végétalisés et les deux vannes usinières sont dans un état de délabrement les rendant non fonctionnelles. Il s’ensuit que la force motrice du cours d’eau de l’Indre ne peut plus être utilisée par l’ouvrage du moulin de Chambon sans la reconstruction complète de ses éléments essentiels, nonobstant la présence du bâtiment principal de l’ouvrage. »

L’on retrouve donc là une interprétation fort large, défavorable aux possesseurs de tels moulins à eaux, du besoin de reconstruction… comme dans l’affaire d’avril 2019, plus sévère nous semble-t-il que dans l’affaire de décembre 2019.

Surtout, cela confirme que :

  • s’imposera une appréciation au cas par cas 
  • où les éléments de preuve ou de présomption propres à chaque dossier seront déterminants 
  • et où la notion de reconstruction complète ne s’applique pas aux bâtiments principaux. Il peut y avoir besoin de « reconstruction complète » même quand restent la majorité d’un barrage (affaire d’avril 2019) ou des restent de bief et d’installations (affaire de novembre 2024).

 

Source :

Conseil d’État, 6 novembre 2024, Ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires (affaire du moulin de Chambon), n° 474191

Voir aussi les conclusions de M. Frédéric PUIGSERVER, Rapporteur public :

 


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