Moulins et continuité écologique des cours d’eau : la roue tourne ! (arrêt du Conseil d’Etat, rapide explication par mes soins puis article de M. A. Berne)

En matière de continuité écologique des cours d’eau, on savait depuis le 13 mai 2022 que le régime des moulins à eau, équipés, bénéficiant d’un droit de prise d’eau, antérieur à février 2017, est bien conforme à la Constitution, puisqu’ainsi en a décidé le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2022-991 QPC du 13 mai 2022. Une décision qui d’ailleurs me semblait, en droit, logique en droit national.
Voir :

… oui mais on peut être conforme à la Constitution… et pas au droit européen. On peut être constitutionnel et « inconventionnel ».

C’est ce qui vient d’arriver aux pro-moulins qui ont vu la roue de leur chance tourner dans un sens rue Montpensier (siège du Conseil constitutionnel) et dans l’autre peu après, le temps que le contentieux ne s’écoule jusqu’à l’autre aile du Palais Royal. Ce qui va mettre de l’eau au moulin des défenseurs de la continuité écologique des cours d’eau… et relancer la ronde des guéguerres en ce domaine.

En tous cas, les moulins ne pourront plus s’abriter derrière l’article L214-18-1 du Code de l’environnement, créé par la loi n°2017-227 du 24 février 2017… régime qui donc exonérait l’ensemble des ouvrages pouvant recevoir cette qualification et bénéficiant d’un droit de prise d’eau fondé en titre ou d’une autorisation d’exploitation à la date de publication de la loi, des obligations (procédure d’autorisation) destinées à assurer la continuité écologique des cours d’eau (de liste 2). Ce qui était fort large puisque donc dans ce régime le moulin bénéficie de cette dérogation s’il est équipé pour produire de l’électricité, ou bien encore s’ils fait l’objet d’un tel projet (même non encore porté à la connaissance de l’administration, même très virtuel donc)… ceci est de plus à corréler avec la jurisprudence selon laquelle le droit de prise d’eau ne se perd qu’en cas de ruine de l’ouvrage, avec disparition ou quasi-disparition des éléments essentiels de l’ouvrage. 

Voyons ceci en 4 étapes. 

  • I. Décision rendue le 28 juillet 2022 par le Conseil d’Etat à ce sujet
  • II. Rappel de ce régime et de sa déjà longue histoire contentieuse 
  • III. Analyse par M. André Berne, Ingénieur des eaux et forêts, juriste en droit de l’environnement
  • IV. Autres sources complémentaires 

 

 

I. Décision rendue le 28 juillet 2022 par le Conseil d’Etat à ce sujet

 

… et que voici :

II. Rappel de ce régime et de sa déjà longue histoire contentieuse 

 

Les installations, ouvrages, travaux et activités en rivière sont soumis à des contraintes juridiques qui peuvent prendre la forme de :

  • dossier « loi sur l’eau » : nature des travaux (déclaration ou autorisation ? Art. R. 214-1 à 214-56 C. env.)
  • dossier « déclaration d’intérêt général » : habilitation du maitre d’ouvrage et modalités
  • dossier « déclaration d’utilité publique » : maitrise foncière par expropriation ou servitudes.

 

L’art. L. 214-17 du Code de l’environnement (encore modifié par la loi Climat / résilience) prévoit un régime de continuité écologique des cours d’eau… avec des cours d’eau classés en catégorie 1 ou 2 (liste 1 ou 2). Avec :

  • une interdiction de tout nouvel obstacle pour les cours d’eau de catégorie 1 (en très bon état écologique, réservoirs biologiques, dotés d’une riche biodiversité jouant le rôle de pépinière)
  • une obligation de mise en conformité des ouvrages au plus tard dans les 5 ans pour les cours d’eau de catégorie 2 (liste 2) et donc un régime d’autorisation.

 

Oui mais ce régime d’autorisation connait, ou plutôt connaissait, une considérable dérogation via L’article L214-18-1 du Code de l’environnement, créé par la loi n°2017-227 du 24 février 2017, lequel dispose que :

« Les moulins à eau équipés par leurs propriétaires, par des tiers délégués ou par des collectivités territoriales pour produire de l’électricité, régulièrement installés sur les cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux mentionnés au 2° du I de l’article L. 214-17, ne sont pas soumis aux règles définies par l’autorité administrative mentionnées au même 2°. Le présent article ne s’applique qu’aux moulins existant à la date de publication de la loi n° 2017-227 du 24 février 2017 ratifiant les ordonnances n° 2016-1019 du 27 juillet 2016 relative à l’autoconsommation d’électricité et n° 2016-1059 du 3 août 2016 relative à la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables et visant à adapter certaines dispositions relatives aux réseaux d’électricité et de gaz et aux énergies renouvelables.»

Que sont les règles ainsi définies par l’autorité administrative mentionnées au même 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement… et dont sont exonérées ces moulins ? Ce sont les suivantes :

I.-Après avis des conseils départementaux intéressés, des établissements publics territoriaux de bassin concernés, des comités de bassins et, en Corse, de l’Assemblée de Corse, l’autorité administrative établit, pour chaque bassin ou sous-bassin :
[…]
« 2° Une liste de cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d’assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l’autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l’exploitant, sans que puisse être remis en cause son usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d’énergie. S’agissant plus particulièrement des moulins à eau, l’entretien, la gestion et l’équipement des ouvrages de retenue sont les seules modalités prévues pour l’accomplissement des obligations relatives au franchissement par les poissons migrateurs et au transport suffisant des sédiments, à l’exclusion de toute autre, notamment de celles portant sur la destruction de ces ouvrages. »

Comme l’écrit le Conseil d’Etat, par ces dispositions de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement, telles qu’éclairées par les travaux parlementaires préparatoires à l’adoption de la loi du 24 février 2017 dont elles sont issues, le législateur a entendu :

« afin de préserver le patrimoine hydraulique que constituent les moulins à eau, exonérer l’ensemble des ouvrages pouvant recevoir cette qualification et bénéficiant d’un droit de prise d’eau fondé en titre ou d’une autorisation d’exploitation à la date de publication de la loi du 24 février 2017 des obligations mentionnées au 2° du I de l’article L. 214-17 du même code, destinées à assurer la continuité écologique des cours d’eau, sans limiter le bénéfice de cette exonération aux seuls moulins hydrauliques mis en conformité avec ces obligations ou avec les obligations applicables antérieurement ayant le même objet. »

 

Ce régime, contesté par une QPC, a donné lieu à une décision du Conseil constitutionnel lequel valide ce régime, comme nous l’avions prédit dans d’ailleurs diverses interventions en ligne et colloques. Pour mes prédictions, je n’avais cependant pas besoin d’une belle boule de cristal car :

 

Le Conseil constitutionnel a donc vu dans ce régime une différence de traitement en droit fondé sur une différence de situation, elle-même fondée sur un motif d’intérêt général (à produire de l’hydroélectricité même potentiellement, si on raisonne à terme), et ce d’autant que ce règime ne s’applique pas aux cours d’eau de catégorie 1.

N.B. : raisonnement à comparer, et dans le même sens, même si les analogies sont un peu lointaines, avec décision n° 2016-547 QPC du 24 juin 2016 puis n° 2016-589 QPC du 21 octobre 2016…

VOICI CETTE DÉCISION : Décision n° 2022-991 QPC du 13 mai 2022, Association France nature environnement et autres [Exemption pour certains moulins à eau des obligations visant à assurer la continuité écologique des cours d’eau] ; Conformité

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

Et c’est là qu’intervient le Conseil d’Etat qui constate que pour constitutionnel que soit ce régime, ce dernier n’en est pas moins inconventionnel, c’est-à-dire contraire au droit européen :

« 18. Si la société requérante invoque les dispositions de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement cité au point 2 pour soutenir qu’aucune obligation résultant du 2° du I de l’article 214-17-1 du même code ne peut être imposée à son installation, ces dispositions, en tant qu’elles exonèrent les moulins à eau existant à la date de publication de la loi du 24 février 2017 des obligations mentionnées au 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement, indépendamment de leur incidence sur la continuité écologique des cours d’eau concernés et de leur capacité à affecter les mouvements migratoires des anguilles, méconnaissent les objectifs de la directive du 23 octobre 2000 ainsi que le règlement du 18 septembre 2007. Par suite, eu égard aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne telles qu’elles découlent de l’article 55 de la Constitution, il incombe à l’autorité investie du pouvoir réglementaire de s’abstenir d’adopter les mesures réglementaires destinées à permettre la mise en oeuvre de ces dispositions et, le cas échéant, aux autorités administratives nationales, sous le contrôle du juge, de donner instruction à leurs services de n’en point faire application tant que ces dispositions n’ont pas été modifiées. Il suit de là que la requérante n’est pas fondée à se prévaloir de ces dispositions exonératoires et que le moyen tiré de la méconnaissance de ces dispositions par l’arrêté attaqué ne peut être qu’écarté.»
CE, 28 juillet 2022, sarl les vignes, n° 443911

Cet article existe donc dans la loi, mais à chaque contentieux il pourra être comme « non écrit »…

Evoquant ce point de droit important avec M. André Berne, ingénieur et juriste, que j’avais déjà croisé (voir ici) dans un colloque en ligne (sur l’excellente chaine YouTube EAU TV), j’ai proposé à celui-ci de faire un petit article pour notre blog, puisqu’il connaît fort bien le sujet. Il s’agit d’un point de vue technique, juridique, mais aussi engagé. Nombre de points de vue différents, des défenseurs des moulins se trouvent aussi en ligne. Voici cet article (ci-après « III »).

III. Analyse par M. André Berne, Ingénieur des eaux et  forêts, juriste en droit de l’environnement 

 

La continuité écologique n’est toujours pas un long fleuve tranquille (et est loin de le devenir !)

 

Dans le match qui oppose, depuis des lustres, les amis des moulins aux amis des poissons migrateurs, ces derniers viennent de décrocher récemment, grâce au concours bienveillant du Conseil d’Etat, un avantage significatif.

Joli but, même si ce n’est pas eux qui l’on marqué !

On rappelle ici que le législateur avait accordé, par les dispositions de l’article 15 de la loi n° 2017-227 du 24 février 2017 (ratifiant les 2 ordonnances de 2016 relatives à l’autoconsommation d’électricité d’une part et à la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables d’autre part), aux propriétaires de moulins à eau équipés de micro centrales hydroélectriques et « régulièrement installés sur les rivières de la liste II », un avantage considérable en leur permettant tout simplement de ne pas mettre leurs ouvrages aux « normes » en matière de continuité écologique.

C’est ainsi que l’article L.214-18-1, qui avait donné cette incroyable dérogation, disposait que :

« Les moulins à eau équipés par leurs propriétaires, par des tiers délégués ou par des collectivités territoriales pour produire de l’électricité, régulièrement installés sur les cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux mentionnés au 2° du I de l’article L. 214-17, ne sont pas soumis aux règles définies par l’autorité administrative mentionnées au même 2°. Le présent article ne s’applique qu’aux moulins existant à la date de…….. »

Cet article avait fait grand bruit car il mettait à bas en quelques traits de plume des années d’efforts pour reconquérir la continuité écologique des rivières, continuité indispensable à la pleine réalisation du cycle biologique des poissons grands migrateurs et donc à leur survie. Il suffit en effet qu’un seul barrage non «transparent» subsiste sur une rivière pour que la migration des espèces vers l’amont et leur redescente vers la mer soit complètement compromise.

Depuis des années les associations de protection de la nature ont lutté désespérément contre cet article, provenant d’un amendement parlementaire et jugé, par elles, comme redoutable par ses effets sur l’écologie des rivières et délétère pour l’avenir des poissons migrateurs.

France Nature Environnement et la Fédération nationale pour la pêche en France avaient même introduit, à l’occasion d’un litige monté de toute pièce par leurs soins, une QPC interrogeant la constitutionnalité de l’article L.214-18-1 au regard des dispositions de la charte de l’environnement de 2004 et notamment de son article 1 : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »

Las, tel n’a pas été l’avis du Conseil constitutionnel, lequel a déclaré ledit article « conforme » à la Constitution.

Source : Décision n° 2022-991 QPC du 13 mai 2022, Association France nature environnement et autres [Exemption pour certains moulins à eau des obligations visant à assurer la continuité écologique des cours d’eau]

Toutefois, comme un coup de tonnerre dans un océan de ciel bleu, et alors que les associations envisageaient sérieusement de dénoncer la politique de la France en matière de continuité écologique à la Commission européenne pour que soit engagé une procédure en manquement, le Conseil d’Etat, est venu porter très récemment un secours aussi inattendu que décisif aux poissons migrateurs !

A l’occasion d’un litige, somme toute mineur, concernant une microcentrale hydroélectrique sur la Creuse, le Conseil d’Etat a rendu, le 28 juillet 2022 une décision historique : il a en effet déclaré inconventionnel au regard de la DCE et du règlement « anguilles », ce fameux article L.214-18-1 :

« 18. Si la société requérante invoque les dispositions de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement cité au point 2 pour soutenir qu’aucune obligation résultant du 2° du I de l’article 214-17-1 du même code ne peut être imposée à son installation, ces dispositions, en tant qu’elles exonèrent les moulins à eau existant à la date de publication de la loi du 24 février 2017 des obligations mentionnées au 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement, indépendamment de leur incidence sur la continuité écologique des cours d’eau concernés et de leur capacité à affecter les mouvements migratoires des anguilles, méconnaissent les objectifs de la directive du 23 octobre 2000 ainsi que le règlement du 18 septembre 2007. Par suite, eu égard aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne telles qu’elles découlent de l’article 55 de la Constitution, il incombe à l’autorité investie du pouvoir réglementaire de s’abstenir d’adopter les mesures réglementaires destinées à permettre la mise en œuvre de ces dispositions et, le cas échéant, aux autorités administratives nationales, sous le contrôle du juge, de donner instruction à leurs services de n’en point faire application tant que ces dispositions n’ont pas été modifiées. Il suit de là que la requérante n’est pas fondée à se prévaloir de ces dispositions exonératoires et que le moyen tiré de la méconnaissance de ces dispositions par l’arrêté attaqué ne peut être qu’écarté. »

Source : Conseil d’État N° 443911 6ème – 5ème chambres réunies Lecture du jeudi 28 juillet 2022

L’article L. 214-18-1 du code de l’environnement se trouve donc « écarté » de l’ordre juridique.

Cette jurisprudence, d’autant plus étonnante que le même Conseil d’Etat avait rendu, un an auparavant, une décision extrêmement favorable aux propriétaires de moulins à eau dans sa lecture du même article (Conseil d’État 433043, lecture du 31 mai 2021), mais sous un autre angle, a bien évidemment réjoui les protecteur des poissons migrateurs et navré les amis des moulins.

Ces derniers envisageraient un ultime recours en CEDH, en s’appuyant sur l’article 6 de la Convention ( droit au procès équitable).

Quoiqu’il en soit, l‘article est bel et bien tombé, et la stupéfiante dérogation accordée aux propriétaires de moulins équipés de microcentrales, n’est plus que « lettre morte » dans le code de l’environnement.

Bien évidemment ce n’est qu’un épisode dans ce match crucial où se joue, en partie, la santé de nos belles rivières françaises et de leurs habitants.

La messe est loin d’être complètement dite, et le prochain épisode (à suivre donc) concernera sans nul doute le sort qui sera réservé par la jurisprudence aux dispositions de l’article 49 de la loi climat et résilience, qui a, une fois encore dans les sens des amis des moulins, modifié un élément substantiel de la politique de reconquête de la continuité écologique : l’article L.214-17 du code qui est le socle de tout le système !

Les « effacements d’ouvrage » qui sont de très loin les mesures les plus efficaces pour le rétablissement de la continuité écologique ne peuvent plus être demandés par l’administration. Mais en même temps le régime de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement ne protège plus les moulins en leur conférant un régime totalement dérogatoire. A suivre donc.

André Berne, Ingénieur des eaux et des forêts, juriste en droit de l’environnement

IV. Autres sources complémentaires