Chlordécone : l’anxiété à nouveau reconnue, toujours peu indemnisée

Coup sur coup, la CAA de Paris, en mars 2025, puis, en mai 2025, le TA de la Martinique ont reconnu la responsabilité de l’Etat au titre du scandale de l’utilisation du Chlordécone aux Antilles.  Surtout, a été reconnu le préjudice d’anxiété pour quelques personnes qui avaient réussi à bâtir un dossier précis en ce sens. Mais, comme presque toujours, le juge reste très exigeant à reconnaître un tel préjudice.. et très chiche à l’indemniser. 

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I. Le Chlordécone

 

Le CHLORDÉCONE et quelques autres produits ont pourri la vie sanitaire des Antilles françaises au terme de ce qui aura été un scandale sanitaire aussi ample que celui de l’amiante, puisque ce produit a été utilisé (comme pour l’amiante) bien après que ses aspects très nocifs auront été en réalité fort amplement documentés. Avec, en plus, des accumulations de ruses pour écouler des stocks et faire durer cette contamination… ne portant que sur une partie du territoire national, conduit à ajouter la stigmatisation à la contamination.

S’y ajoutèrent quelque péripéties fumeuses (voir par exemple ici pour des destructions d’archives).

Puis vient maintenant le temps des indemnisations, y compris du préjudice d’anxiété, mais de manière fort exigeante et, surtout, peu généreuse en termes indemnitaires. Avec une affaire à Paris et une autre en Martinique (voir ci-après III. et IV.).

Que l’on soit anxieux face à l’exposition au chlordécone n’est pas très discutable puisque celle-ci est associée à un risque significativement augmenté de survenue de cancers de la prostate, de lymphome non hodgkinien et sa forme du myélome multiple et, en cas d’exposition pré et postnatale, à un risque accru de naissance prématurée et un risque d’impact sur le développement cognitif et le comportement de l’enfant, avec . isque de développer, suite à leur exposition chronique au chlordécone, la maladie de Parkinson, .

Ce dernier point est très intéressant mais il n’est pas totalement novateur.

 

II. La position du juge administratif, d’une manière générale, sur le préjudice d’anxiété

Il n’est pas nouveau que le préjudice d’anxiété puisse être considéré comme indemnisable dans son principe (sur le principe de l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété, voir CE, Assemblée, 4 juillet 2003, Moya-Caville, n° 211106, rec. p. 323 ;  voir aussi pour le Médiator CE, 9 novembre 2016, Mme Bindjouli, n° 393108, rec . p. 496 ; voir ici Le préjudice d’angoisse en droit administratif, par Mme H. Muscat, Revue Juridique de l’Ouest Année 2014 N-S pp. 35-48).

Mais le juge reste chiche en ce domaine (pour le préjudice d’anxiété en matière d’amiante, voir CE, 28 mars 2022, n°453378 ; pour ce préjudice d’anxiété en application du régime de l’allocation de cessation anticipée d’activité — ACAATA — voir l’avis contentieux n° 457560 du 19 avril 2022, au rec.). Voir ces deux décisions et notre article, ici.

 

III. Le jugement puis l’arrêt à Paris

Dès 2022, le TA de Paris avait rendu une décision importante sur le Chlordécone :

  • reconnaissant des fautes de l’Etat pour avoir autorisé ce produit aux Antilles ;
  • refusant de considérer qu’il y avait eu ensuite faute de l’Etat au titre d’un retard dans la prise en charge de la pollution au chlordécone et dans l’information des populations (schématiquement à compter de 1998) :
  • refusant de reconnaitre en l’espèce d’une causalité directe et certaine avec un préjudice pour les requérants, pas même celui d’anxiété.

Source :

 

Ce jugement a été ensuite assez nettement censuré par la CAA de Paris. En effet, celle-ci juge :

  • que l’Etat a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone et en permettant leur usage prolongé (confirmation)
  • que l’Etat a aussi commis des fautes en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée (réformation du jugement de première instance donc pour les fautes des périodes plus récentes).
  • juge que l’Etat doit réparer, lorsqu’il est démontré, le préjudice moral d’anxiété des personnes durablement exposées à cette pollution.

La CAA, en fonction d’éléments apportés qui semblent avoir été plus précis qu’en première instance, a reconnu ce préjudice… mais pour une dizaine de personnes seulement sur la base de données précises (dosages sanguins, le cas échéant corroborés par des analyses de sols par exemple).

Reste donc à faire un petit effort pour reconnaitre que le préjudice d’anxiété :

  • concerne un plus grand nombre de personnes que cette dizaine là… mais bon c’est aussi aux requérants et à leurs conseils de bâtir des dossiers très solides au cas par cas
  • mérite plus que les 5.000, 8.000 ou 10.000 euros accordés tout de même assez chichement

 

Source : 

 

IV. La décision du TA de La Martinique au diapason de la position de la CAA de Paris

 

Le tribunal administratif de la Martinique a lui aussi condamné l’Etat à indemniser deux anciennes ouvrières agricoles de leur préjudice moral lié à l’anxiété de développer des pathologies graves, en raison de leur exposition directe aux produits antiparasitaires à base de chlordécone.

 

Les magistrats ont estimé que l’Etat a commis une série de fautes de nature à engager sa responsabilité, d’abord en autorisant la vente de produits pesticides à base de chlordécone pour lutter contre le charançon du bananier en 1972, par le biais d’un dispositif dérogatoire d’autorisation provisoire, alors même que les données industrielles et études dont il disposait ne permettaient pas de s’assurer suffisamment de l’innocuité du produit, puis en renouvelant cette autorisation provisoire de vente, à partir de 1974, et en homologuant, en 1986, deux produits insecticides à base de chlordécone, alors même que l’évolution des connaissances scientifiques avaient établi avec certitude la toxicité du produit pour les êtres humains et l’environnement en cas d’exposition directe au chlordécone.

Les juges ont également retenu que les services de l’Etat ont commis des fautes après l’interdiction définitive du chlordécone, décidée en 1990, en délivrant, en dehors de tout cadre légal, deux dérogations afin de permettre l’utilisation des stocks restant de chlordécone dans les bananeraies, jusqu’en 1993.

Le tribunal a ensuite rappelé que l’indemnisation d’un préjudice moral d’anxiété n’est possible que si la victime apporte des éléments circonstanciés démontrant que son exposition effective au chlordécone l’expose à un risque réel et suffisamment élevé de développer une pathologie grave.

Mais en l’espèce les deux requérantes apportaient suffisamment d’éléments pour justifier d’un préjudice moral d’anxiété réparable, après avoir constaté que les intéressées avaient travaillé pendant plus de dix ans dans une bananeraie, en qualité d’ouvrières agricoles, et qu’elles avaient participé dans ce cadre aux travaux d’épandage manuel du chlordécone dans les zones de cultures, sans matériel de protection.

Le tribunal administratif a en conséquence condamné l’Etat à indemniser les deux anciennes ouvrières agricoles requérantes de leur préjudice moral d’anxiété.

Reste que des condamnations à 10 000 € par ouvrière agricole cela reste, même au regard des revenus usuels de ces personnes, une indemnisation fort limitée…

 


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