Le préjudice d’anxiété en cas d’exposition à l’amiante, doublement ripoliné par le Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat vient, coup sur coup, de rendre deux importantes décisions relatives au préjudice d’anxiété en cas d’exposition à l’amiante, et ce :

  • du point de vue de la responsabilité d’un employeur public, d’une part,
  • et du point de vue du régime de l’allocation de cessation anticipée d’activité (ACAATA) au regard des règles de la comptabilité publique, et notamment de la prescription quadriennale, d’autre part.

Dans les deux cas, ce sont des régimes solidement bâtis que le Conseil d’Etat rénove ainsi, avec deux couches de Ripolin.

I. L’arrêt du 28 mars 2022

 

Première couche de ripolin avec l’arrêt 453378, à publier au recueil Lebon en intégral, rendu le 28 mars 2022, et que voici :

La Haute Assemblée a eu ainsi à se prononcer sur la justification du préjudice moral d’anxiété dû aux risques liés à l’amiante invoqué à l’appui d’une action en responsabilité contre l’employeur.  

Il n’est pas nouveau que ce préjudice puisse être considéré comme indemnisable dans son principe (sur le principe de l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété, voir CE, Assemblée, 4 juillet 2003, Moya-Caville, n° 211106, rec. p. 323 ;  voir aussi pour le Médiator CE, 9 novembre 2016, Mme Bindjouli, n° 393108, rec . p. 496 ; voir ici Le préjudice d’angoisse en droit administratif, par Mme H. Muscat, Revue Juridique de l’Ouest Année 2014 N-S pp. 35-48).

Ceci posé, voici donc que le Conseil d’Etat applique cette jurisprudence au préjudice moral d’anxiété dû aux risques liés à l’amiante… ce qu’il accepte d’étudier dans certains cas et, plus précisément, en l’espèce, il le reconnait dans un cas très particulier qui est celui de la vie de marins (militaires) « dans un espace clos et confiné comportant des matériaux amiantés »

En l’espèce, le requérant demandait indemnisation :

« du préjudice moral et des troubles causés dans ses conditions d’existence par son exposition à l’inhalation de poussières d’amiante tout au long de sa carrière dans la Marine nationale».

Le Conseil d’Etat fixe les conditions à réunir pour une telle action. La personne qui recherche la responsabilité d’une personne publique en sa qualité d’employeur doit cumulativement :

  1. faire état d’éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d’amiante
  2. établir que cette exposition est susceptible de l’exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée.

Sur ce dernier point, ce qui s’avère intéressant est que les marins en question n’intervenaient pas directement sur les matériaux amiantés. Doivent être, selon la Haute Assemblée, regardés comme justifiant d’un préjudice d’anxiété indemnisable, eu égard à la spécificité de leur situation, les marins qui, sans intervenir directement sur des matériaux amiantés, établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions et vécu, de nuit comme de jour, dans un espace clos et confiné comportant des matériaux composés d’amiante, sans pouvoir, en raison de l’état de ces matériaux et des conditions de ventilation des locaux, échapper au risque de respirer une quantité importante de poussières d’amiante.

Le préjudice en l’espèce est indemnisé à 3 000 €.

II. L’arrêt du 19 avril 2022

 

Peu après, le Conseil d’Etat récidive, passe la seconde couche, avec l’avis contentieux n° 457560 du 19 avril 2022 que voici, et qui aura les honneurs du recueil Lebon en intégral.

Sauf que l’on traite alors non plus de la responsabilité de l’employeur, pour ce préjudice d’anxiété consécutif à la présence d’amiante, mais de la prise en compte de ce même préjudice en application du régime de l’allocation de cessation anticipée d’activité (ACAATA), et ce au regard des règles de la comptabilité publique, et notamment de la prescription quadriennale.

Pour demander à l’État que son préjudice d’anxiété soit réparé, un salarié exposé à l’amiante dispose d’un délai de 4 ans, à partir du moment où il a eu connaissance de l’existence d’un risque élevé de développer une maladie grave du fait de cette exposition.

Le Conseil d’État a admis en 2017 qu’un salarié exposé à l’amiante pouvait demander la réparation du préjudice tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée.

Sources : sur l’engagement de la responsabilité de l’État pour carence dans la prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante, CE, Assemblée, 3 mars 2004, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ consorts , p. 127. Cf., sur le caractère établi de ce préjudice pour les ouvriers d’État ayant exercé dans la construction navale, CE, 3 mars 2017, M. , n° 401395, p. 81.

Les salariés ou anciens salariés bénéficiant du régime particulier de cessation anticipée d’activité institué par le législateur en 1998, leur permettant de percevoir, sous certaines conditions, une allocation de cessation anticipée d’activité (ACAATA), sont dispensés d’avoir à établir la réalité de ce préjudice et sont regardés comme justifiant de ce seul fait de l’existence d’un tel préjudice : la décision de reconnaissance du droit à cette allocation vaut reconnaissance pour l’intéressé d’un lien établi entre son exposition aux poussières d’amiante et la baisse de son espérance de vie, et cette circonstance, qui suffit par elle-même à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade, est la source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral.

La réparation de ce préjudice peut être demandée à l’employeur ou à l’État en raison de sa carence à prendre, en sa qualité d’autorité chargée de la prévention des risques professionnels, des mesures de protection efficaces pour lutter contre les dangers résultant de l’amiante.

Il restait à préciser les modalités de la réparation de ce préjudice, lorsque la demande émane de salariés bénéficiant de l’ACAATA.

Saisi d’une demande d’avis par la cour administrative d’appel de Marseille portant sur l’application des règles de prescription à une telle action en réparation, le Conseil d’État rappelle que les droits de créance invoqués en vue d’obtenir l’indemnisation d’un préjudice doivent être regardés comme acquis à la date à laquelle la réalité et l’étendue de ce préjudice ont été entièrement révélées, ce préjudice étant connu et pouvant être exactement mesuré. S’agissant d’un préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante, c’est la prise de conscience du risque élevé de développer une pathologie grave, et d’avoir une espérance de vie diminuée à la suite de l’exposition aux poussières d’amiante sur le lieu de travail, qui crée ce préjudice. C’est donc à la date de cette prise de conscience que le préjudice peut être regardé comme connu.

Le Conseil d’État juge que la publication de l’arrêté ministériel qui inscrit l’établissement du travailleur sur la liste des établissements susceptibles d’ouvrir un droit à l’ACAATA porte à la connaissance du salarié le risque qu’il encourt du fait de son exposition aux poussières d’amiante. La date de cette publication est donc le point de départ du délai de 4 ans. Lorsque l’établissement a fait l’objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d’inscription ouvrant droit à l’ACAATA, la date à prendre en compte est la plus tardive des dates de publication d’un arrêté inscrivant l’établissement pour une période pendant laquelle le salarié y a travaillé.

Cette solution est très proche de celle retenue par la Cour de cassation pour les actions en réparation du préjudice d’anxiété engagées contre les employeurs privés (Cass. soc., 19 novembre 2014, n°s 13-19.263 et suivants, Bulletin 2014, V, n° 266) : la Cour de cassation prend, elle aussi, en considération la publication de l’arrêté d’inscription s’agissant du délai de prescription applicable à la créance détenue sur l’employeur.

Par ailleurs, le Conseil d’État précise les conditions dans lesquelles le délai de 4 ans peut être interrompu. C’est le cas lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile est déposée. Le délai de prescription est alors interrompu.

 

Voici le résumé de la base Ariane qui préfigure celui des tables du rec. :

« Le préjudice d’anxiété dont peut se prévaloir un salarié éligible à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), instaurée par le I de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, naît de la conscience prise par celui-ci qu’il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante. La publication de l’arrêté qui inscrit l’établissement en cause, pour une période au cours de laquelle l’intéressé y a travaillé, sur la liste établie par arrêté interministériel dans les conditions prévues par la loi du 23 décembre 1998, est par elle-même de nature à porter à la connaissance de l’intéressé, s’agissant de l’établissement et de la période désignés dans l’arrêté, la créance qu’il peut détenir de ce chef sur l’administration au titre de son exposition aux poussières d’amiante. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des articles 1er, 2, 3, 6 et 7 de la loi n° 98-1194 du 31 décembre 1968, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de publication de cet arrêté.

2) Lorsque l’établissement a fait l’objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d’inscription ouvrant droit à l’ACAATA, la date à prendre en compte est la plus tardive des dates de publication d’un arrêté inscrivant l’établissement pour une période pendant laquelle le salarié y a travaillé.

3) Enfin, dès lors que l’exposition a cessé, la créance se rattache non à chacune des années au cours desquelles l’intéressé souffre de l’anxiété dont il demande réparation, mais à la seule année de publication de l’arrêté, lors de laquelle la durée et l’intensité de l’exposition sont entièrement révélées, de sorte que le préjudice peut être exactement mesuré. Par suite la totalité de ce chef de préjudice doit être rattachée à cette année, pour la computation du délai de prescription institué par l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.

[…]

a) Les recours formés à l’encontre de l’Etat par des tiers tels que d’autres salariés victimes, leurs ayants droit ou des sociétés exerçant une action en garantie fondée sur les droits d’autres salariés victimes ne peuvent être regardés comme relatifs au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance, dont ils ne peuvent dès lors interrompre le délai de prescription en application de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968.

b) D’autre part, les dispositions de cet article subordonnant l’interruption du délai de prescription qu’elles prévoient en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d’une collectivité publique, les actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur formées devant les juridictions judiciaires ne peuvent, en tout état de cause, en l’absence d’une telle mise en cause, davantage interrompre le cours du délai de prescription de la créance le cas échéant détenue sur l’Etat.

c) Lorsque la victime d’un dommage causé par des agissements de nature à engager la responsabilité d’une collectivité publique dépose contre l’auteur de ces agissements une plainte avec constitution de partie civile, ou se porte partie civile afin d’obtenir des dommages et intérêts dans le cadre d’une instruction pénale déjà ouverte, l’action ainsi engagée présente, au sens des dispositions précitées de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968, le caractère d’un recours relatif au fait générateur de la créance que son auteur détient sur la collectivité et interrompt par suite le délai de prescription de cette créance. En revanche, ne présentent un tel caractère ni une plainte pénale qui n’est pas déposée entre les mains d’un juge d’instruction et assortie d’une constitution de partie civile, ni l’engagement de l’action publique, ni l’exercice par le condamné ou par le ministère public des voies de recours contre les décisions auxquelles cette action donne lieu en première instance et en appel