Confirmation : un gibier qui gambade, c’est un chasseur qu’on canarde

Le régime d’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et récoltes agricoles, très discuté, fait reposer ces compensations sur les épaules des seuls chasseurs (art. L. 426-1 et suivants du code de l’environnement), sous certaines conditions. 

Et cela va rester ainsi car ce régime :

  • a été jugé comme NON contraire à la Constitution en 2022
  • vient d’être considéré comme légal par le Conseil d’Etat, au terme d’une décision rendue le 22 juin 2023

I. Rappel du premier round, au regard des normes constitutionnelles

 

Voici le point par lequel en octobre dernier le Conseil d’Etat avait accepté de transmettre ces questions en QPC aux sages de la rue de Montpensier :

« 2. Il résulte des écritures de la Fédération nationale des chasseurs qu’elle doit être regardée comme demandant au Conseil d’Etat, à l’appui de sa requête tendant à l’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé d’abroger les dispositions des articles R. 421-34, R. 421-35, R. 421-37, R. 421-39 et R. 426-1 à R. 426-19 du code de l’environnement relatives à la procédure non contentieuse d’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et récoltes agricoles, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions législatives qui font reposer sur les fédérations départementales de chasseurs la charge financière de l’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et aux récoltes agricoles, dont les requérants soutiennent qu’elles méconnaissent les principes d’égalité devant la loi et d’égalité devant les charges publiques garanties par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et le droit de propriété. Ces dispositions sont celles du troisième alinéa de l’article L. 421-5, de l’article L. 426-3 et des troisième et quatrième alinéas de l’article L. 426-5 du code de l’environnement, à l’exclusion des autres dispositions législatives citées dans le mémoire, qui n’ont pas le même objet. »

Source : CE, 15 octobre 2021, n° 454722

L’audience, sur ce point, s’est tenue le 11 janvier 2022. La voici en vidéo sur le site du Conseil constitutionnel  :

 

Voici le raisonnement tenu par le Conseil constitutionnel, combinant analyse du caractère assez limité desdites charges, prise en compte des missions accomplies par ces fédérations les conduisant à se trouver dans une différence de situation dans ce cadre justifiant cette différence de traitement, et la finalité d’intérêt général dudit régime :

5. La fédération requérante, rejointe par les parties intervenantes, reproche à ces dispositions de méconnaître le principe d’égalité devant les charges publiques, au motif qu’elles font peser sur les seules fédérations départementales des chasseurs la charge de l’indemnisation des dégâts de grand gibier, alors que son montant a augmenté en raison de la prolifération de certaines espèces et que les chasseurs ne sont pas responsables de ces dégâts. Pour les mêmes motifs, il en résulterait également une méconnaissance du droit de propriété.

6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « et assurent l’indemnisation des dégâts de grand gibier dans les conditions prévues par les articles L. 426-1 et L. 426-5 » figurant au troisième alinéa de l’article L. 421-5 du code de l’environnement et sur les troisième et quatrième alinéas de l’article L. 426-5 du même code.

7. Selon l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Si cet article n’interdit pas de faire supporter, pour un motif d’intérêt général, à certaines catégories de personnes des charges particulières, il ne doit pas en résulter de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.

8. Les dispositions contestées de l’article L. 421-5 du code de l’environnement prévoient que les fédérations départementales des chasseurs assurent l’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier dont, en application des dispositions contestées de l’article L. 426-5 du même code, le financement est réparti entre leurs adhérents.

9. En premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu assurer le financement de l’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et récoltes agricoles. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général.

10. En deuxième lieu, il résulte de l’article L. 421-5 du code de l’environnement que les fédérations départementales des chasseurs sont chargées de participer à la gestion de la faune sauvage, de coordonner l’action des associations communales et intercommunales de chasse agréées, de conduire des actions de prévention des dégâts de gibier et d’élaborer un schéma départemental de gestion cynégétique, dans lequel figurent notamment les plans de chasse et les plans de gestion. Ainsi, la prise en charge par ces fédérations de l’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier est directement liée aux missions de service public qui leur sont confiées.

11. En dernier lieu, d’une part, seuls les dégâts causés aux cultures, aux inter-bandes des cultures pérennes, aux filets de récoltes agricoles ou aux récoltes agricoles peuvent donner lieu à indemnisation. En outre, l’indemnisation, dont le montant est déterminé sur la base de barèmes fixés par la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage, n’est due que lorsque les dégâts sont supérieurs à un seuil minimal et fait l’objet d’un abattement proportionnel. D’autre part, l’indemnité peut être réduite s’il est établi que l’exploitant a une part de responsabilité dans la survenance des dégâts et aucune indemnité n’est due si les dommages ont été causés par des gibiers provenant de son propre fonds. Par ailleurs, la fédération départementale des chasseurs a toujours la possibilité de demander elle-même au responsable de lui verser le montant de l’indemnité qu’elle a accordée à l’exploitant.

12. Il résulte de tout ce qui précède que, compte tenu de la charge financière que représente en l’état l’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier, les dispositions contestées n’entraînent pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Le grief tiré de la méconnaissance de l’article 13 de la Déclaration de 1789 doit dès lors être écarté. »

Source :

Décision n° 2021-963 QPC du 20 janvier 2022, Fédération nationale des chasseurs [Indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et aux récoltes agricoles], Conformité

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

II. L’hallali devant le Conseil d’Etat

 

Le chasseur, gibier d’un régime décrié, devenait un requérant lui-même traqué par la vacuité de moyens évanouis.
Restaient aux fédérations de chasseurs quelques cartouches. Mais pas de quoi tirer un aussi gros gibier que des articles législatifs (là le combat était perdu) et réglementaires en réalité validés par les formulations de la QPC.
Ou plutôt si : restait un angle d’attaque un peu sérieux, à savoir l’inconventionnalité. Sauf que les principes en cause sont si proches en droit de la CEDH et en droit constitutionnel français… du moins tels qu’interprétés par le Conseil d’Etat, qu’il eut été bien surprenant que ce moyen prospérasse. Et, de fait, celui-ci a fait long feu (oui j’abuse à force de filer de telles images. Désolé) :

5. En second lieu, aux termes de l’article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :  » Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes « . Aux termes de l’article 14 de la même convention :  » La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation « .

6. D’une part, les fédérations départementales des chasseurs sont des associations de droit privé, régies par un statut législatif particulier et investies de missions de service public définies à l’article L. 421-5 du code de l’environnement. Elles perçoivent des ressources provenant des cotisations obligatoires versées par les adhérents et des taxes instituées dans le cadre des plans de chasse. Elles ont, au titre de leurs dépenses obligatoires, l’obligation d’indemniser les propriétaires des dégâts causés par le gibier. Elles ne sont donc pas placées dans une situation analogue à celle des autres contribuables, de sorte que la fédération requérante ne saurait utilement soutenir que les dispositions litigieuses, en tant qu’elles imposent certaines obligations aux fédérations de chasseurs, auraient pour effet de créer une discrimination injustifiée.

7. D’autre part, les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel ne font pas obstacle à l’édiction, par l’autorité compétente, d’une réglementation de l’usage des biens, dans un but d’intérêt général, ayant pour effet d’affecter les conditions d’exercice du droit de propriété. Il appartient au juge compétent, pour apprécier la conformité d’une telle réglementation aux stipulations de cet article, d’une part, de tenir compte de l’ensemble de ses effets, d’autre part, et en fonction des circonstances de l’espèce, d’apprécier s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les limitations constatées à l’exercice du droit de propriété et les exigences d’intérêt général qui sont à l’origine de cette décision. A cet égard, il n’est pas contesté que le régime d’indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et récoltes agricoles poursuit un objectif d’intérêt général. Si la fédération requérante soutient que les chasseurs, qui ne comptent pas parmi les bénéficiaires des dispositifs d’indemnisation, ne sont pas responsables des dégâts causés par les espèces de grand gibier, qu’ils contribuent au contraire à réguler, et qu’ils subissent de manière croissante le coût de l’indemnisation de ces dégâts, la loi prévoit que seuls les dégâts causés aux cultures, aux inter-bandes des cultures pérennes, aux filets de récoltes agricoles ou aux récoltes agricoles peuvent donner lieu à une indemnisation. Celle-ci est par ailleurs due uniquement si les dégâts sont supérieurs à un seuil minimal, et dont le montant est déterminé sur la base de barèmes fixés par la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage, et fait l’objet d’un abattement proportionnel. L’indemnité peut en outre être réduite, s’il est établi que l’exploitant a une part de responsabilité dans la survenance des dégâts et aucune indemnité n’est due si les dommages ont été causés par des gibiers provenant de son propre fonds. Enfin, la fédération départementale des chasseurs a toujours la possibilité de demander au responsable de lui verser le montant de l’indemnité qu’elle a accordée à l’exploitant. Dans ces conditions, le moyen tiré de l’exception d’inconventionnalité des dispositions des articles L. 426-1 à L. 426-6 et du troisième alinéa de l’article L. 421-5 du code de l’environnement doit être écarté.

8. Il résulte de ce qui précède que la Fédération nationale des chasseurs n’est pas fondée à demander l’annulation de la décision qu’elle attaque. Ses conclusions à fin d’annulation doivent, par suite, être rejetées ainsi que celles tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Le moyen de légalité externe était là, si j’ose m’exprimer ainsi, pour la forme. Quant aux autres moyens de légalité interne,
S’agissant des autres moyens de légalité interne, ils étaient soit inexistants en réalité, soit revenaient à la loi elle-même, point tranché via la QPC :
« 12. En deuxième lieu, si les requérants soutiennent que les dispositions des articles R. 426-1 à R. 426-29 du code de l’environnement méconnaissent le principe d’égalité devant les charges publiques et le droit de propriété garantis par la Constitution, ainsi que les stipulations de l’article 1er du premier protocole à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, au motif qu’elles mettent à la charge des seuls chasseurs la réparation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures, le principe de cette indemnisation résulte de la loi, si bien que ces moyens ne peuvent qu’être écartés comme inopérants.»
Fermez le ban. Aux chasseurs d’indemniser. Leur portefeuille sera, des agriculteurs, le gibier.
Source :

VOIR AUSSI (recours relatifs à la grille nationale de réduction de l’indemnisation, en ce domaine) :