Détournement de fonds publics : l’arrêt Fillon de la Cour de cassation, de ce jour, en 10 petites questions/réponses

Photo : coll. pers. (image de la partie pénale de notre bibliothèque)

La Cour de cassation confirme, ce 24 avril 2024, la décision de la cour d’appel en ce qu’elle reconnaît la culpabilité d’un député*, de son épouse et de son suppléant, notamment pour détournement de fonds publics et complicité.

En revanche, elle casse la décision de la cour d’appel relative aux peines prononcées à l’égard du député et aux dommages-intérêts à verser.

 

* NB : lequel député est très reconnaissable à la lecture de l’arrêt. Donc foin de toute hypocrite pseudo-anonymisation. 


 

1/ Etait-il légal de recruter quelqu’un de sa famille au titre d’un emploi public ? 

Non on savait déjà que c’était une prise illégale d’intérêts au pénal et une illégalité en droit administratif, sauf procédure de déport, schématiquement (et encore… avec moult prudences).

Cela fait belle lurette que le juge pénal sanctionne l’élu qui recrute des membres de sa famille au titre de l’article 432-12 du Code pénal (voir par exemple Tbl. corr. Meaux, 19 octobre 2006, C., CM-4011).

N.B. : dans certains cas, il est possible de sécuriser ces recrutements si l’élu n’est pas directement le décideur en ce domaine… mais c’est à manier avec précaution.

Pour un exemple assez récent de prise en compte par le juge pénal, par exemple, voir TA de La Guadeloupe, 1er décembre 2016, n°1401232.

L’arrêt de référence sur ce point est : Cass. crim., 22 sept. 1998, Tepa Taratiera, n°96-83.990 : Droit pénal, 1999 n° 21 (intérêt pour la signature d’un contrat d’embauche d’une sœur).

Plus amusant : l’ancien plus jeune maire de France, par ailleurs étudiant en droit, qui aurait contracté, au nom de la commune, et sans délibération, avec l’agence immobilière de sa mère :

Attention à l’étendue des liens à prendre en compte : Prise illégale d’intérêts : le lien d’amitié suffit pour constituer l’infraction… 

Pour une sanction récente d’un élu ayant recruté sa soeur comme DGS, voir Cass. crim., 4 mars 2020, 19-83.390, Publié au bulletin

 

 

2/ Oui mais les parlementaires étaient sur ce point dans une autre situation, non ? 

 

Cela pouvait se défendre en effet. A la condition que l’assistant(e) en question conjoint ou membre de la famille du ou de la parlementaire… travaille effectivement.

Ce qui n’était pas le cas de l’épouse du député de la Sarthe qu’était François Fillon, qui fut par ailleurs Ministre, Premier Ministre et candidat à l’élection présidentielle.

C’est sans doute pour cela que les poursuites ne se sont pas fondées sur la prise illégale d’intérêts de l’article 432-12 du Code pénal mais sur :

  • le détournement de fonds publics,
  • l’abus de biens sociaux
  • et leurs recels

 

NB : c’est d’ailleurs sur le fondement de détournement de fonds publics que sont poursuivis les élus qui organisent le fait d’avoir dans leurs services des personnels de cabinet en surnombre sous couvert d’autres emplois administratifs. Voir notamment TJ Paris, 32e ch. corr., 29 mars 2023, n°Parquet 17241000816. Voir aussi cette vidéo

 

 

 

3/ Et quelle fut, alors, la procédure judiciaire ?

 

Le tribunal correctionnel puis la Cour d’appel ont condamné le député, son épouse et le suppléant pour « détournements de fonds publics par une personne chargée d’une mission de service public » et pour complicité de cette infraction.

Au total la Cour d’appel avait condamné :

  • F. Fillon « pour détournement de fonds publics et complicité, complicité d’abus de biens sociaux, recels, à quatre ans d’emprisonnement dont trois ans avec sursis, 375 000 euros d’amende et dix ans d’inéligibilité, »
  • son suppléant « pour détournement de fonds publics à trois ans d’emprisonnement avec sursis et cinq ans d’inéligibilité »,
  • son épouse « pour complicité de détournements de fonds publics, complicité d’abus de biens sociaux, recels, à deux ans d’emprisonnement avec sursis, 375 000 euros d’amende et deux ans d’inéligibilité ».

 

 

4/ Oui mais le Conseil constitutionnel n’est-il pas intervenu ?

Oui.

Des nullités de procédures ont été soulevées, pour inconstitutionnalité possible de l’article 385 du code de procédure pénale, alors ainsi rédigé :

« Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu’il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d’instruction ou la chambre de l’instruction.
«
Toutefois, dans le cas où l’ordonnance ou l’arrêt qui l’a saisi n’a pas été porté à la connaissance des parties dans les conditions prévues, selon le cas, par le quatrième alinéa de l’article 183 ou par l’article 217, ou si l’ordonnance n’a pas été rendue conformément aux dispositions de l’article 184, le tribunal renvoie la procédure au ministère public pour lui permettre de saisir à nouveau la juridiction d’instruction afin que la procédure soit régularisée.
« Lorsque l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction a été rendue sans que les conditions prévues par l’article 175 aient été respectées, les parties demeurent recevables, par dérogation aux dispositions du premier alinéa, à soulever devant le tribunal correctionnel les nullités de la procédure.
« Lorsque la procédure dont il est saisi n’est pas renvoyée devant lui par la juridiction d’instruction, le tribunal statue sur les exceptions tirées de la nullité de la procédure antérieure.
« La nullité de la citation ne peut être prononcée que dans les conditions prévues par l’article 565.
« Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.»

Ce régime de nullité connaît une sorte de couperet : « aucune dérogation au principe de la purge des nullités n’est prévue concernant des moyens de nullité dont le prévenu ne pouvait avoir connaissance avant la clôture de l’instruction», avait souligné l’avocat de l’ancien Premier Ministre, Me Briard, lors de l’audience devant le Conseil constitutionnel.

Or, l’avocat voit une telle nullité de procédure dans les révélations, faites après, sur le fait que le Parquet National Financier aurait été pressé, invité à aller promptement dans cette affaire.

C’est la qu’intervient la censure du Conseil constitutionnel qui admet que l’on puisse soulever une nullité même après ce couperet.

Est contraire à la Constitution (art. 16 DDHC ; droit à un recours juridictionnel effectif ; droits de la défense…), selon le Conseil constitutionnel, le premier alinéa de l’article 385 du Code de procédure pénale, puisque ni ce régime ni un autre ne prévoit d’exception à la purge des nullités dans le cas où le prévenu n’aurait pu avoir connaissance de l’irrégularité éventuelle d’un acte ou d’un élément de la procédure que postérieurement à la clôture de l’instruction.

Source : Décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023, M. François F. [Purge des nullités en matière correctionnelle], Non conformité totale – effet différé

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

5/ D’où un retour vers le juge judiciaire, mais avec la possibilité de faire état de ce point ?

Le Conseil constitutionnel a  précisé que, dans les procédures en cours, il était possible de demander à bénéficier de cette inconstitutionnalité sous deux conditions :

  • qu’il ait été impossible d’avoir connaissance d’une éventuelle irrégularité dans la procédure d’instruction, tant que cette instruction était en cours ;
  • que le juge correctionnel oppose le « mécanisme de purge des nullités » à la demande en annulation de la procédure d’instruction.

F. Fillon a donc demandé à la Cour de cassation de tirer les conséquences de cette décision du Conseil constitutionnel en annulant la décision de la cour d’appel.

La Cour de cassation a cependant, ce 24 avril 2024, validé le rejet par la cour d’appel de la demande d’annulation.

En effet, si la cour d’appel a déclaré la demande d’annulation irrecevable au regard du « mécanisme de purge des nullités », elle a malgré cela vérifié si cette demande était ou non fondée. Elle a conclu qu’elle ne l’était pas, et le raisonnement par lequel elle est arrivée à cette conclusion n’est pas contesté devant la Cour de cassation.

Le droit du député à ce que sa demande d’annulation soit examinée a donc bien été respecté, selon la Cour de cassation.

 

 

6/ Donc F. Fillon, son épouse et son suppléant sont définitivement jugés coupables ?

La Cour de cassation valide la décision de la cour d’appel prononçant la culpabilité.

Elle juge notamment que le principe de séparation des pouvoirs n’interdit pas au juge judiciaire de vérifier qu’un contrat de travail conclu entre un parlementaire et un de ses collaborateurs a réellement été exécuté, dès lors qu’il s’agit d’un contrat de droit privé.

Le député, son épouse et le suppléant sont donc définitivement déclarés coupables, notamment de « détournements de fonds publics par personne chargée de mission de service public » et complicité de cette infraction.

 

 

7/ Avec quelles peines ?

 

La cour d’appel avait condamné F. Fillon à quatre ans d’emprisonnement dont trois avec sursis.

Cette Cour n’avait pas pris soin de justifier des raisons pour lesquelles elle avait prononcé une peine partiellement ferme (même si une peine d’un an ne conduit en pratique qu’au bracelet électronique), alors que c’est obligatoire de le faire (en se fondant sur la gravité de l’infraction, la personnalité de son auteur et l’existence ou non de sanction alternative adéquate).

Or, en condamnant le député, le juge d’appel n’a pas expliqué en quoi une autre sanction que la peine d’emprisonnement sans sursis aurait été manifestement inadéquate. D’où une censure de la Cour de cassation.

En revanche, la Cour de cassation confirme les peines prononcées à l’égard de l’épouse et du suppléant : elles sont donc définitives.

Les condamnations (à du sursis) de l’épouse et du suppléant sont donc définitives mais celle de F. Fillon devra donc être rejugée par la Cour d’appel.

 

 

8/ Et côté indemnisation ?

 

C’est sans doute le plus intéressant.

La Cour de cassation reconnaît que le juge judiciaire peut condamner un député à verser à l’Assemblée nationale, partie civile, une indemnisation en réparation du préjudice que lui a causé le délit de détournement de fonds publics dont le député a été reconnu coupable…

NB : pas nécessairement de compétence administrative donc. L’A.N. eût me semble-t-il été fondée à émettre un titre de recettes pour conduire à un litige devant le juge administratif, mais passons. 

On parlait en l’espèce de plus de 800 000 euros en tout. Et la CA avait condamné l’ancien Premier Ministre rembourser 679 989,32 euros.

Or, la Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel en ce qu’elle condamne le député et son épouse à rembourser à l’Assemblée nationale l’intégralité des salaires versés.

En effet, les juges ont constaté que si les rémunérations versées étaient manifestement disproportionnées au regard du travail fourni, elles n’étaient pas dénuées de toute contrepartie.

La Cour de cassation renvoie l’affaire devant la cour d’appel afin qu’elle soit rejugée sur les points suivants :

  • la nature des peines à prononcer contre le député ;
  • le montant des dommages et intérêts que devront verser  le député et son épouse à l’Assemblée nationale.

 

 

9/ Et quelles sont les règles, désormais, pour les assistants parlementaires et les personnels de cabinet des élus ?

 

Pour ces personnels, il faut désormais appliquer les deux lois du 15 septembre 2017 :

 

Pour les règles, sévères, portant sur les collaborateurs de cabinet des membres du Gouvernement et les collaborateurs des parlementaires, voir les articles 11 à 19 de la loi no 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique (même si bien sûr quelques ficelles existent encore).

Dans le cas des collectivités territoriales, voici deux tableaux que j’avais fait des cas d’interdictions et de ceux de déclarations, pour les personnels de cabinet :

 

 

10/ Où trouver le texte de cette nouvelle décision de la  chambre criminelle de la Cour de cassation ?

Ici :

Cass. crim., 24 avril 2024, n° 22-83.466 FS-B N° 00382 MAS2 6

Photo : coll. pers. (image de la partie pénale de notre bibliothèque)

 

 

VOIR AUSSI CETTE VIDEO

 

Voici une vidéo de 10 mn 50 à ce sujet :

https://youtu.be/0xmqUiqX_SU