Nouvelle-Calédonie : non suspension du blocage de Tik Tok, en référé liberté… faute d’urgence, ce qui soulève d’intéressants questionnements

Nouvelle-Calédonie : le blocage de Tik Tok n’est pas suspendu faute d’urgence au sens du référé liberté… L’atteinte à une liberté ne suffit pas à caractériser l’urgence et la liberté d’information n’est pas menacée si d’autres réseaux, abondants, existent. 

Or, les informations qui ne sont plus sur Tik Tok circulent par les autres réseaux. Donc l’atteinte n’est pas si grande, selon le juge, sur la question :

• non pas du point de savoir si une liberté est en cause (car l’atteinte est importante et une liberté est en cause, nul doute sur ce point).

• mais du point de vue de l’urgence au sens du référé liberté car l’information, sur le terrain, circule autrement. Et, surtout, le juge tâcle, assez brutalement à vrai dire, les requérants (pourtant rodés à l’exercice) sur le fait qu’ils n’auraient rien allégué quant à l’urgence, au delà du fait qu’une liberté est en cause.
Il est à rappeler qu’en de tels domaines, le juge du référé liberté va juger de l’urgence à mettre fin à une atteinte à une liberté…  à l’aune des intérêts des requérants, à l’aune de l’intérêt aussi qu’il y a à maintenir la décision attaquée le cas échéant… et à l’aune du point de savoir si la censure ainsi décidée est, ou n’est pas, de nature à, concrètement, porter atteinte à la liberté d’information des personnes y compris sur place.

Or, urgence/mesures à adopter et liberté sont deux éléments constitutifs cumulativement de ce régime du référé liberté. Poser que toute liberté menacée au titre d’une atteinte qui, par décision du juge des référés, peut cesser en quelques instants…. est un cas où l’urgence serait présumée… est un pas que le juge des référés ne pouvait franchir (sauf à se ligoter pour l’avenir et sauf à méconnaître la rédaction du CJA sur ce point…). 

Nul doute que cette décision, en dépit de cette logique et des impératifs du maintien de l’Ordre public, fera quelque peu tiquer. Du côté des requérants dont l’augmentation est peut être tout de même un peu ici maltraitée. Du point de vue du droit plus largement.

Mais le sujet n’est pas si simple que l’affirme, non plus la Quadrature du net…


Saisi en référé liberté par des associations et des particuliers,  notamment l’association « La Quadrature du Net », LDH et autres, le juge des référés du Conseil d’État vient de décider de ne pas suspendre le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie.

Selon ce juge, au terme d’une audience tenue hier et avec un différé de lecture de l’ordonnance pour que les parties puissent apporter quelques éléments complémentaires, les requérants n’apportent pas d’éléments pour démontrer que ce blocage a des conséquences immédiates et concrètes sur leur situation et leurs intérêts, ce qui est une « condition d’urgence » nécessaire pour l’intervention du juge des référés.

Citons cette ordonnance :

« 8. Ainsi qu’il est dit au point 1, la Nouvelle-Calédonie connaît, depuis le 13 mai dernier, de très graves troubles à l’ordre public et il résulte de l’instruction que la mesure contestée a été prise en raison de l’utilisation du réseau social en cause dans le cadre des actions décrites à ce même point 1. « 9. Il résulte de l’instruction que les requérants n’apportent aucun élément permettant de caractériser l’urgence à l’intervention du juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, et se bornent à soutenir que l’atteinte portée par la décision attaquée aux libertés d’expression, de communication, d’accéder à des services de communication en ligne, de la presse et au pluralisme d’expression des courants de pensées et d’opinions, eu égard à sa gravité, constitue en elle-même une situation d’urgence. Cependant, ainsi qu’il a été rappelé au point 7, l’atteinte à une liberté fondamentale ne saurait suffire pour caractériser une situation d’urgence. Les requérants ont certes soutenu à l’audience que, eu égard à la gravité de l’atteinte portée à ces libertés fondamentales par la décision attaquée et compte tenu de sa nature, le juge des référés devrait retenir une présomption d’urgence. Mais il résulte de l’instruction que la décision contestée porte sur le blocage d’un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n’étant en rien affectés et que cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s’étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l’ayant justifiée cesseront. Ainsi, compte tenu, d’une part, de l’absence de justification par les requérants de ce que la condition d’urgence serait satisfaite, d’autre part, du caractère limité et temporaire de la mesure, enfin, de l’intérêt public qui s’attache au rétablissement de la sécurité et de la tranquillité publiques, le gouvernement faisant valoir que le blocage de ce réseau social a contribué à la baisse des tensions, la condition d’urgence ne peut être regardée comme remplie.

De fait, l’article L. 521-2 du code de justice administrative restreint l’usage de l’outil rapide et puissant qu’est le référé liberté à des cas exceptionnels, avec l’obligation de réunir deux conditions :

  • une atteinte grave et manifestement illégale, certes, à ladite liberté fondamentale (y compris en cas de carence de l’action de l’autorité publique oui bien sûr) ;
  • qu’à très bref délai des mesures de sauvegarde nécessaire puissent être utilement prises (ce qui est conforme à l’office du juge en pareil cas).
    Et, classiquement :

    • « il revient au juge des référés d’apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l’ensemble des circonstances de l’espèce, si la condition d’urgence particulière requise par cet article est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu’il entend défendre mais aussi l’intérêt public qui s’attache à l’exécution des mesures prises par l’administration.»

NB voir à ce sujet une vidéo ici.

De telles libertés fondamentales restent limitativement énumérées. Voir la liste établie par le Conseil d’Etat lui-même ici  :

Pour les requérants, qui seront difficiles à contredire sur ce point, étaient en cause la « liberté d’expression et de communication [et le] pluralisme d’expression des courants de pensées et d’opinion ».

Il s’agit, même si les vocabulaires ne concordent pas tout à fait, d’une référence explicite à la décision canonique sur ce point CE, décision n° 230611, 24/02/2001

Quand on connaît Tik Tok, on a du mal à y voir un canal majeur de ces libertés, et la profondeur des réflexions peut venir à manquer sur ce réseau. Mais que l’on parle de ces deux libertés ne fait pas de doute.

Dans un contexte où tous les autres réseaux sociaux et médias presse, TV et radio restent accessibles, et parce que ce blocage temporaire vise à contribuer au rétablissement de la sécurité sur l’archipel, le juge des référés rejette la donc demande des requérants.

Attention : le juge des référé ne conteste donc pas qu’il s’agisse d’une liberté que d’accéder à Tik Tok et à la qualité de ses informations.

Mais il va juger de l’urgence à y mettre fin à l’aune des intérêts des requérants, à l’aune de l’intérêt aussi qu’il y a à maintenir la décision attaquée le cas échéant… et à l’aune du point de savoir si la censure ainsi décidée est, ou n’est pas, de nature à, concrètement, porter atteinte à la liberté d’information des personnes y compris sur place. Or, les informations qui ne sont plus sur Tik Tok circulent par les autres réseaux. Donc l’atteinte n’est pas si grande. Elle est importante car nous parlons de libertés. Mais, du point de vue du juge, elle n’est pas urgente.

Surtout qu’en face le juge prend en compte l’intérêt qu’il y a à maintenir la décision le cas échéant. Or, le juge des référés rappelle ce que nul n’ignore :  se multiplient en Nouvelle-Calédonie, attaques et destructions de bâtiments publics, d’infrastructures et de commerces, avec un bilan humain très lourd, qui ont motivé la déclaration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie.

Les requérants se font assez vivement tacler pour avoir, très schématiquement et selon le juge des référés (je ne dis pas que c’est vrai ou pas vrai ; chacun pourra juger ici par exemple le mémoire de la Quadrature du net mis en ligne par cette association quérulente), estimé que s’il y a atteinte aux libertés, alors il y a urgence (sauf si la mesure envisagée ne peut être efficace à très très court terme, pour schématiser).

Or, ce n’est pas ainsi qu’est écrit l’article L. 521-2 du code de justice administrative, du moins tel que le Conseil d’Etat l’interprète. Nous avons deux éléments cumulatifs (l’atteinte aux libertés ; une urgence en fonction des paramètres susrappelés).

Bref, à mi-mots, le Conseil d’Etat estime que les requérants s’étaient bornés à soutenir qu’il existe une atteinte aux libertés d’expression et de communication, mais sans apporter aucun élément justifiant de l’urgence, autrement que le fait qu’une liberté est en cause avec une menace grave.

Bref, le Conseil d’Etat rappelle le caractère cumulatif des deux éléments à réunir en ce domaine, sans par exemple montrer en quoi ce qui circule sur Tik Tok ne serait pas aisément rerouté sur d’autres réseaux, au point de rendre la situation moins urgente. Pas sur que les requérants apprécient ce cours de droit gratuit, mais force est de constater que nous touchons là du doigt ce que nous constatons souvent au fil de nos propres contentieux : l’urgence est souvent présumée par les requérants juste parce qu’une liberté est en cause, alors que ce sont deux points différents (sauf modification législative).

 

Plus encore, le communiqué du Conseil précise que ces requérants « estiment en effet qu’on se trouverait dans une hypothèse où l’atteinte aux libertés est suffisamment grave pour que soit reconnue une présomption d’urgence, c’est-à-dire où l’urgence n’aurait pas besoin d’être démontrée

Bref : urgence/mesures à adopter et liberté sont deux éléments constitutifs cumulativement de ce régime du référé liberté. Poser que toute liberté menacée au titre d’une atteinte qui, par décision du juge des référés, peut cesser en quelques instants…. est un cas où l’urgence serait présumée… est un pas que le juge des référés ne pouvait franchir (sauf à se ligoter pour l’avenir et sauf à méconnaître la rédaction du CJA sur ce point…).

C’est un peu dur pour les requérants, voire même un brin injuste. Mais c’est assez pertinent de le rappeler pour les étudiants et autres apprentis requérants. C’est déjà cela de gagné.

A lire :

Conseil d’Etat, ord., 23 mai 2024, l’association « La Quadrature du Net », LDH et autres, n°494320, 494328, 494342, 494356