Engagement de dépenses sans avoir compétence à cet effet : deux arrêts confirment le caractère presque automatique de cette infraction financière sans guère de possibilité de s’abriter derrière sa hiérarchie…

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Dans le cadre du nouveau régime de la responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP ou RGP), il est des infractions qui font figure de véritable stars, comme :

  • la gestion de fait,
  • les deux infractions de non exécution de décisions de Justice
  • ou, surtout, comme celle de l’article L. 131-9 du Code des juridictions financières [CJF])

A l’ombre des ces infractions qui tiennent le haut du pavé, une autre fraye son chemin : celle-ci réprime le fait d’avoir engagé « une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet » (3° de l’article L. 131-13 du code des juridictions financières [CJF]).

Cette infraction se fait donc, à côté des infractions stars de la RFGP… petit à petit, sa petite notoriété, son petit coin de ciel bleu…

Ou de ciel gris si l’on se place du point de vue des justiciables. Très gris même car les éléments matériels de cette infraction ont un côté presque mécanique qui ne sont pas loin de rendre cette infraction automatique.

Deux arrêts viennent de le confirmer, et de démontrer combien il sera difficile pour les mis en cause de s’abriter derrière leur hiérarchie ou de se cacher derrière un élu, pour cette infraction quasiment automatique, et avec des montants à apprécier en TTC dans les délégations faute de précision en sens contraire … mais avec la prise en compte de nombreux paramètres pour les circonstances atténuantes ou aggravantes (II).

Mais revenons d’abord (I) en arrière pour retracer brièvement l’historique de cette infraction du 3° de l’article L. 131-13 du CJF.

 

I. Résumé des épisodes précédents 

 

 

 

  • dans l’affaire Régie Gazélec de Péronne (arrêt de la Cour des comptes en date du 25 juin 2024, n°S-2024‑0943), un directeur de régie personnalisée locale (EPIC) a été condamné à ce titre pour avoir conclu un contrat d’approvisionnement en gaz qui n’avait pas été expressément
    autorisée par le conseil d’administration de la régie. Cet arrêt a donné lieu à un appel (CAF, 16 avril 2025,, 2025-03), mais sur un autre point qui avait de loin éclipsé les autres dans cette affaire : celui de la non-production de comptes (voir plus largement à ce sujet, ici) …

 

 

  • s’agissant de gérants et de cadres de sociétés composés au moins en partie de personnes publiques, qui avaient contourné leurs organes délibérants pour prendre, eux-mêmes, des décisions  engageant « une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet », la Cour des comptes avait estimé que cette infraction financière ne s’appliquait pas aux cas d’engagement de recettes (logique) mais elle avait sanctionné une cession d’avenant litigieux sans avoir reçu l’autorisation du conseil d’administration à cet effet… mais sans sanctionner la directrice générale qui signait ce même acte en tant que bénéficiaire (et sans non plus y voir l’infraction de L. 131-12 du CJF…). Mais au total, cette affaire était plus intéressante sur le fondement classique de l’article L. 131-9 du même code.
    Source : Cour des comptes, 23 décembre 2024, Société anonyme d’économie mixte (SAEM) Marseille Habitat et Société civile immobilière (SCI) Protis Développement, n° S-2024-1604 ; voir ici notre article 

 

  • quelques jours après la Cour des comptes a de nouveau traité, de manière plus centrale, de cette infraction financière, précitée, du 3° de l’article L. 131-13 du CJF. En l’espèce, le Procureur général avait renvoyé devant la Cour des comptes la présidente de la Fondation Assistance aux Animaux, organisme faisant appel à la générosité publique ainsi que le directeur de cette même fondation à l’époque des faits.
    Il leur était reproché d’avoir engagé diverses dépenses pour le compte de la fondation sans en avoir le pouvoir ou reçu délégation à cet effet, pour :
    • plusieurs opérations d’acquisitions immobilières,
    • des marchés de travaux
    • et le recours répété à un prestataire de lobbying.

    La Cour des comptes a considéré que l’infraction définie au 3° de l’article L.131 13 du CJF, précitée, était constituée et imputable aux deux personnes renvoyées (avec des amendes de 1500 et de 1000 €, respectivement).
    Pour la fixation du quantum de l’amende, la Cour a retenu comme circonstances d’une part l’ancienneté des personnes dans leur fonctions, qui ne pouvaient méconnaître les règles internes de la fondation, d’autre par le défaut de contrôle du conseil d’administration qui n’a jamais joué son rôle d’alerte.
    Ces montants restent faibles mais comme toujours la réalité de la sanction est surtout émotionnelle, réputationnelle et médiatique… sans préjudice (et dans les limites du non bis in idem), parfois, d’une petite couche de pénal en sus de la responsabilité financière.

    Source : Cour des comptes, 8 janvier 2025, Fondation Assistance aux animaux, arrêt n° S-2024-1612, Aff. 874

 

 

II. Deux arrêts confirment la relative automaticité de cette infraction, avec de considérables difficultés à s’abriter pour les mis en cause derrière leurs hiérarchie ou les élus, et de nombreux paramètres pris en compte pour le quantum de la peine 

 

Ces premières jurisprudences (ci-avant en I) laissaient déjà comprendre ce que la formulation même du CJF permettait de deviner, à savoir qu’être condamné pour avoir engagé « une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet » (3° de l’article L. 131-13 du CJF)…. correspond à une infraction relativement matérielle, presque automatique.

Ici, pas d’appréciation par nature subjective comme la plus ou moins grande transparence dans une association gestionnaire de fait ou comme la faute grave et le préjudice financier significatif pour l’article L. 131-9 du CJF.

On a plus des éléments matériels, peu discutables, glissant directement du fait à l’infraction,… comme tel est par exemple le cas pour une autre infraction (condamnation de la collectivité à astreinte après inexécution d’une décision de Justice : 1° de l’article L. 131-14 du CJF ; voir ici).

 

II.A. Association Laval Mayenne Technopole : une infraction constituée automatiquement mais avec une prise en compte d’un assez grand nombre de facteurs pour apprécier les circonstances aggravantes ou atténuantes

 

Par réquisitoire du 27 mars 2024, le procureur général près la Cour des comptes avait saisi celle-ci de faits relatifs à l’association « Laval Mayenne Technopole », laissant présumer l’existence d’infractions prévues par le code des juridictions financières.

Il était reproché, au directeur de l’association, d’avoir signé des contrats de travail ou d’apprentissage pour un montant supérieur à 250 000 € et engagé des dépenses pour l’acquisition de biens et de services pour plus de 430 000 €, sans pouvoir ni habilitation.

Là apparaît la relative automaticité de l’infraction : il n’y a là ni élément subjectif, ni de recherche d’intentionnalité pour le 3° de l’article L. 131-13 du CJF.

En l’espèce, la Cour a relevé que ni les statuts de l’association ni le contrat de travail de son directeur n’autorisaient ce dernier à engager des dépenses pour le compte de l’organisme et que le président ne lui avait pas accordé de délégation à caractère général :

« 10. Il ressort du dossier qu’au cours des années 2020 à 2022, M. X a signé, au nom de l’association, 14 contrats de travail et contrats d’apprentissage. Les dépenses engagées résultant de la signature de ces contrats s’élèvent à un montant supérieur à 250 000 €.
« 11. En revanche, le contrat de travail concernant Mme J, inclus dans le périmètre de la décision de renvoi, porte le paraphe et la signature de M. A, président de l’association, et non du directeur, et ne peut en conséquence engager la responsabilité de ce dernier.
« 12. Il résulte de l’instruction que M. X a également procédé, au cours des exercices
2020 à 2023, à l’engagement de nombreuses dépenses pour l’acquisition de biens et de services, pour un montant total supérieur à 430 000 € s’agissant des seules dépenses d’un montant unitaire supérieur à 5 000 €.
13. Il n’est pas contesté qu’à l’époque des faits susmentionnés, M. X ne disposait pas, aux termes des statuts de l’association ou de son contrat de travail, du pouvoir d’engager des dépenses au nom de l’association.
Sur la qualification juridique
14. Au sens du 3° de l’article L. 131-13 du code des juridictions financières, constitue un engagement, l’acte par lequel une personne morale crée une obligation de laquelle il résultera une charge financière, et qui peut notamment trouver sa source dans un contrat, un marché ou un acte unilatéral. La signature, par le directeur de l’association, de contrats de travail et de contrats d’apprentissage, est de nature à faire naître des dépenses à la charge de l’organisme. Il en va de même du visa de factures, de devis, ou de la signature de conventions relatives à des prestations de services destinées à l’association.
15. Dans leur rédaction applicable au moment des faits, les statuts de l’association Laval Mayenne Technopole prévoyaient que le président, qui représente l’organisme dans tous les actes de la vie civile, ordonnance les dépenses et qu’il peut déléguer une partie de ses pouvoirs aux membres du conseil d’administration. En l’absence de disposition ou de stipulation spécifique relative au rôle et aux attributions du directeur de l’association, ce dernier ne disposait d’aucune habilitation, de nature unilatérale ou contractuelle, pour engager des dépenses au nom de l’association. L’intéressé a également confirmé, lors de l’instruction, ne pas avoir reçu de délégation générale, formelle ou orale, de la part des présidents successifs de Laval Mayenne Technopole, ce qu’au demeurant les statuts n’auraient pas permis. Il ne disposait donc pas du pouvoir d’engager les dépenses ci-dessus mentionnées.
« 16. Dès lors, les éléments constitutifs de l’infraction, prévue initialement à l’article L. 313-3 du code des juridictions financières et, depuis le 1er janvier 2023, au 3° de l’article L. 131-13 du même code, sont réunis.»

Cependant, on notera que le juge (s’agissant d’une association où les fondements de délégations peuvent être fort variés, et même indirects comme un contrat de travail ou même une mention sur une fiche de paye) aura cherché (ou plutôt, suppose-t-on, la défense aura cherché…) un peu partout des pistes pour fonder une telle délégation qui en réalité n’existait pas.

La même amplitude de sources, d’indices, de facteurs, se retrouve en matière de circonstances :

  • aggravantes :
    • caractère réitéré de cette pratique coupable
    • importance des montants en cause
    • défaut d’exécution de la décision du bureau de l’association, en 2018, de formaliser un dispositif de délégation (et là on est tout de même un peu atterré)
    • niveau et xpérience du directeur de cette association dont les ressources étaient essentiellement d’origine publique
  • atténuantes… en l’espèce on retrouve la circonstance ô combien classique dans de tels démembrements de l’administration… de la passivité sur ce point des présidents successifs.

 

Le directeur de l’association s’est vu infliger une amende de 1 000 €… étant rappelé que la modicité des peines infligées par la Cour des comptes ne doit pas faire oublier les vraies sanctions (réputationnelles ; carrière ; stress pendant quelques années ; glissement parfois vers le pénal).

 

Source :

Cour des comptes, 22 juillet 2025, Association Laval Mayenne Technopole, n° S-2025-1040

 

II.B. Commune de Provin (sans « s » ! commune du Nord à ne pas confondre avec sa prestigieuse quasi-homonyme de Seine-et-Marne !) : même automaticité avec difficultés à s’abriter derrière des instructions orales des élus ; et un montant des délégations à apprécier en TTC faute de précision

 

Presque les mêmes enseignements peuvent être tirés d’un autre arrêt du même jour concernant la commune de Provin (sans « s » ! commune du Nord à ne pas confondre avec sa prestigieuse quasi-homonyme de Seine-et-Marne !) : on retrouve la même automaticité avec difficultés à s’abriter derrière des instructions orales des élus.

Tout a commencé par un réquisitoire du 18 mars 2024, par lequel le Procureur général près la Cour des comptes avait saisi celle-ci de faits relatifs à la commune de Provin (4 456 hab. ; dép. 59), laissant présumer l’existence d’une des infractions prévues par le code des juridictions financières.

Il était reproché à son directeur général des services d’avoir signé, avant les élections municipales de 2020, des devis ou des bons de commande pour un montant supérieur à celui prévu par la délégation de signature du maire dont il bénéficiait et, après ces élections, en l’absence de nouvelle délégation de signature… et ce jusqu’en décembre 2022.

La Cour des comptes a d’abord estimé, qu’en l’absence de précision, le montant unitaire des dépenses, prévu par la première délégation, s’entendait toutes taxes comprises, ce qui est important.

Elle a ensuite jugé, ce qui est confirmatif, qu’une délégation de signature devenait caduque à l’issue du mandat du maire, même lorsque celui-ci était réélu.

Enfin, la chambre du contentieux a jugé inapplicable l’article L. 131-5 du code des juridictions financières qui prévoit qu’une autorité hiérarchique endosse la responsabilité d’un subordonné lorsqu’elle lui a donné des instructions préalables.

Le maire, certes autorité hiérarchique, mais non justiciable de la Cour en l’espèce, ne peut dès lors substituer sa responsabilité à celle de son agent. La situation hiérarchique, ici en cause, ne relève donc pas de ces dispositions, mais de celles prévoyant qu’un élu peut exonérer de sa responsabilité un collaborateur par la voie d’un ordre écrit (article L. 131-6 du code des juridictions financières).

En l’espèce, à défaut d’un tel acte, la Cour des comptes a engagé la responsabilité du directeur général des services.

Invoquant l’expérience de l’intéressé non seulement en qualité de directeur de la commune de Provin mais aussi de maire d’une autre commune et la continuité des faits litigieux, mais retenant toutefois qu’il tenait oralement informé le maire de la commune de Provin des dépenses qu’il engageait, la Cour l’a condamné à une amende de 1 500 €.

Source : 

Cour des comptes, 22 juillet 2025, Commune de Provin (59), n° S-2025-1041

 


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