Lecture du 1er arrêt rendu par la Cour des comptes au titre du nouveau régime de responsabilité, unifiée, des ordonnateurs et des comptables

La réforme de la responsabilité financière des ordonnateurs et des comptables n’est pas une refonte : c’est une petite révolution dans le monde public.

Après une conception complexe entre 2018 et 2021, ce nouveau régime est, pour l’essentiel, né de la loi de finances (n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 de finances pour 2022) puis de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022, suivie par le décret n° 2022-1604 du 22 décembre 2022.

La grande bascule aura eu lieu au premier janvier 2023, avec sans doute de nombreuses conséquences pour les comptables publics, les ordonnateurs, mais aussi pour tous les acteurs du monde public.

Il est à rappeler qu’avant cette réforme (et hors autres types de responsabilité, dont le disciplinaire, le pénal…) :

  • les comptables publics patents (ou de fait) devaient indemniser un éventuel manque dans les comptes (procédure de débet au titre d’une responsabilité personnelle et pécuniaire (RPP)
  • les ordonnateurs (enfin… certains d’entre eux) pouvaient être justiciables devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF, institution siégeant à la Cour des comptes et rendant quelques décisions par an).

C’est ce second régime qui a été retenu pour ce régime de responsabilité financière unifiée (une liste d’infractions financières donc).

Le nouveau régime unifié juge les deux acteurs de la chaîne financière :

  • ordonnateurs, hors élus (à quelques détails près), sans que l’on sache parfaitement si la Cour considérera comme tels des exécutants qui en réalité atteste de services faits ou autres décisions enclenchant ou validant par exemple ensuite un mandat de paiement
  • les comptables, qui au fil de l’instance pourront donc renvoyer la balle aux ordonnateurs, et réciproquement.

 

Or, voici que la Cour des comptes vient de rendre son premier arrêt sous l’empire de ces nouveaux textes relatifs à la responsabilité financière des gestionnaires publics.

Le Procureur général avait renvoyé devant la Cour les deux présidents successifs de la société publique locale ALPEXPO, ainsi que la directrice générale de fait, mise à la disposition de cette entreprise publique sur la base d’un contrat de management de transition conclu avec un prestataire privé.

Trois infractions étaient retenues par la décision de renvoi. Deux d’entre elles ont été qualifiées par la Cour des comptes et ont donné lieu au prononcé d’une amende.

 

 

Voyons successivement :

  • I. Le réquisitoire introductif interrompt la prescription même s’il n’a pas nommé la personne poursuivie
  • II. Sur l’infraction financière consistant à avoir engagé « une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet » (art. L.131-13, 3°, du CJF) – une indication de l’ampleur future, probable, de cette infraction financière – répression de l’externalisation de certaines fonctions et des « directions » de fait (sans mandat exprès donc)
  • III. Sur l’infraction financière consistant à avoir procuré, par « intérêt personnel direct ou indirect […] à une personne morale, à autrui, ou à lui-même, un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature » (art. L.131-12, du CJF), le juge a précisé que la loi nouvelle, plus étendue, ne pouvait pas s’appliquer aux avantages à soi-même antérieurs à 2023. Ce point s’avérait bien moins évident qu’il ne peut le sembler à première vue. 
  • IV. Sur l’infraction financière de l’article L.131-9 du CJF, consistant à commettre « une faute grave ayant entrainé un préjudice significatif », la Cour des compte semble s’orienter vers une interprétation limitative de cette infraction. En l’espèce, la loi nouvelle est interprétée comme plus douce, et ce d’une manière qui révèle — justement — la douceur que le juge semble vouloir conférer à ce nouveau texte (notamment sur la notion de « faute grave »)… 
  • V. Les sanctions

 

 

I. Le réquisitoire introductif interrompt la prescription même s’il n’a pas nommé la personne poursuivie

 

La prescription est de 5 ans dans le nouveau régime (et 10 ans en cas de gestion de fait). Mais existent de nombreuses solutions pour repousser les délais de cette prescription. Si l’on raisonne par analogie avec la jurisprudence de feu la CDBF :

« les dispositions modifiant le délai de prescription sont applicables aux actions nées avant leur promulgation et non encore prescrites, il y a lieu de retenir en l’espèce le délai de cinq ans en vigueur à la date à laquelle la saisine de la Cour de discipline budgétaire et financière a interrompu la prescription  (CDBF, 4 octobre 1984, Université Louis Pasteur de Strasbourg, laboratoire de physique corpusculaire et cosmique (LPCC), n° 49-98).

Voir aussi sur la prise en compte en bloc d’irrégularités en cas d’opération complexe :

« Considérant que les faits postérieurs au 23 juillet 1994 ne sont pas couverts par la prescription de cinq ans prévue par l’article L. 314-2 du code des juridictions financières ;
« […]
« Considérant que les opérations de préparation du contrat de vente des sous-marins au Pakistan signé le 21 septembre 1994 constituent un ensemble indissociable de ce dernier et peuvent donc être examinées par la Cour de discipline budgétaire et financière sans que soit méconnue la règle de prescription prévue par l’article L. 314-2 du code des juridictions financières, même si elles sont antérieures au 23 juillet 1994 ; »
(CDBF, 28 octobre 2005, n° 493)

N.B. : mais encore faut-il que le réquisitoire soit précis, porte sur les mêmes fait que ceux donnant ensuite lieu aux poursuites (voir CDBF, 24 février 2006, n° 0404-II).

En l’espèce, l‘exposante faisait valoir que ce n’est que dans un réquisitoire supplétif de 2022 que son nom était cité, lequel était absent du réquisitoire introductif de  2019.

Mais, sans que ce soit une surprise, la Cour rejette cet argument en posant qu’un réquisitoire assez précis sur les faits interrompt une prescription même si la personne n’est pas nommée :

« 16. Cependant, s’il est exact que le réquisitoire introductif du 16 mai 2019 ne mentionne pas explicitement MmeZ comme responsable présumée des faits visés, le ministère public n’est pas tenu de citer nommément les personnes susceptibles d’être mises en cause. Il peut, dans ses réquisitions, faire état des responsabilités encourues par des personnes dénommées, ou «toutes autres personnes qui auraient participé aux irrégularités constatées », ce qu’il a fait, en l’espèce, dans son réquisitoire introductif du 16 mai 2019. Par ailleurs, ce réquisitoire vise bien les faits relatifs à l’engagement de dépenses par Mme Z, sans que celle-ci ait disposé d’un pouvoir à cette fin, et les conditions dans lesquelles elle aurait bénéficié du remboursement de frais de déplacement et de prise en charge par la société ALPEXPO d’autres frais, ces faits ayant fait l’objet du déféré susvisé de la chambre régionale des comptes.

« 17. En conséquence, la communication du procureur financier près la chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes, transmettant le déféré de ladite chambre, ayant été enregistrée par le ministère public près la CDBF le 31 octobre 2018, les faits postérieurs au 31octobre 2013 peuvent être valablement appréhendés par la Cour des comptes et sanctionnés par la Juridiction. »

 

 

 

II. Sur l’infraction financière consistant à avoir engagé « une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet » (art. L.131-13, 3°, du CJF) – une indication de l’ampleur future, probable, de cette infraction financière – répression de l’externalisation de certaines fonctions et des « directions » de fait (sans mandat exprès donc)

 

En premier lieu, la Juridiction a constaté que la dirigeante de fait mise à la disposition de la société ALPEXPO au titre du contrat de management de transition, avait signé des actes d’engagement de dépenses relatifs à des contrats de travail et de commande publique, sans en avoir le pouvoir et sans avoir reçu délégation pour cela.

Or, l’affaire est intéressante en tant qu’elle montre que les prestataires externes très impliqués sur lesquels en réalité se reposent les personnes publiques ou parapubliques pourront se voir condamnés pour ce qui glisse vers ce qui, pénalement, commence de s’approcher de l’usurpation de fonctions :

« MmeZ, salariée de la société MCG Managers, est intervenue, en qualité de « Manager Intervenant », du 5 mars 2012 au 26février2015 auprès de la société ALPEXPO, aux termes du contrat de «Mise à disposition de prestations de services en Management de Transition » conclu entre les deux sociétés.

« 21. Dans le cadre de sa mission successivement auprès de MM. les présidents-directeurs généraux X et Y, Mme Z, qui n’a jamais bénéficié d’une délégation de pouvoir, ni de signature, a effectué des opérations sur le compte bancaire de la société ALPEXPO au moyen d’une carte bancaire et de chèques. Le contrat souscrit entre la société ALPEXPO et la société prestataire était un contrat de prestations de service et il n’a jamais été conclu ni convention tripartite entre ces sociétés et Mme Z, ni contrat de travail entre elle et la société ALPEXPO, ni convention d’aucune sorte l’habilitant à se substituer au mandataire social dans les actes de la vie de cette société d’économie mixte, ou précisant les dépenses qu’elle était autorisée à engager en tant que « Manager Intervenant ».

« 22. Il n’est pas contesté que Mme Z qui avait été seulement missionnée par son employeur, MCG Managers, auprès la société ALPEXPO, mais n’avait pas de lien juridique avec cette dernière, a pourtant signé, au nom de la société ALPEXPO, entre le 29 novembre 2013 et le 1er octobre 2014, neuf contrats de travail (sept à durée indéterminée et deux à durée déterminée). Du 4 novembre 2013 au 16 décembre 2014, elle a aussi signé douze marchés conclus avec différentes sociétés pour la commande de biens ou de services.»

Le droit applicable doit-il faire alors place à une loi nouvelle plus douce ? NON répond la Cour qui estime que les anciennes et nouvelles infractions s’avèrent fort comparables, ce qui est peu contestable… la nouvelle loi étant considérée comme plus douce par le juge sur un point de détail et étant identique pour le surplus :

« 23. L’article L. 313-3 du code des juridictions financières, applicable jusqu’au 31 décembre 2022 et invoqué par le réquisitoire introductif du 16 mai 2019 susvisé, disposait que « Toute personne visée à l’article L. 312-1 qui aura engagé des dépenses sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation de signature à cet effet sera passible de l’amende prévue à l’article L. 313-1 ». Depuis le 1er janvier 2023, cette infraction a été remplacée par une infraction codifiée au 3° de l’article L. 131-13 du même code, aux termes duquel « Tout justiciable au sens de l’article L. 131-1 est passible de l’amende prévue au deuxième alinéa de l’article L. 131-16 lorsqu’il […] / Engage une dépense, sans en avoir le pouvoir ou sans avoir reçu délégation à cet effet ».

« 24. Conformément au principe précité de la rétroactivité des seules dispositions plus douces, la loi nouvelle moins sévère se saisit des faits qui lui sont antérieurs et non définitivement jugés. Ce principe ne trouve à s’appliquer, s’agissant de la présente infraction, que pour le plafond de l’amende fixé par l’article L. 131-16 du code des juridictions financières, les éléments constitutifs de l’infraction définie par le 3° de l’article L. 131-13 nouveau demeurant équivalents à ceux de l’article L. 313-3 abrogé à compter du 1er janvier 2023. »

 

Le contrat de « management de transition » n’étant en rien de nature à fonder une capacité à engager la société (certes !), nul doute que l’infraction se trouve constituée, même s’il faut de longs et pédagogiques paragraphes à la Cour pour le détailler avec sa légendaire précision :

« 25. Un contrat dit de « management de transition » ne constitue pas une catégorie juridique particulière de contrats susceptibles d’être conclus par une société ayant un besoin spécifique temporaire, mais peut revêtir diverses formes pour servir de support à l’intervention de la personne missionnée. En l’espèce, la convention proposée le 14 février 2012, et signée le 1er mars 2012, s’est limitée à prévoir que Mme Z, employée par MCG Managers, conduira une mission auprès de la société ALPEXPO, en tant que « Manager Intervenant ». Il s’agit d’un simple contrat de prestations de service qui ne conférait pas à l’intervenante la capacité juridique d’engager juridiquement et financièrement la société.

« 26. Si le contrat stipule en son article 1 que « la mission du Manager MCG Intervenant couvrira l’ensemble des composantes d’une Direction Générale» et que les compétences de Mme Z en la matière sont mentionnées à l’article 4, il ressort des pièces du dossier et notamment des procès-verbaux des conseils d’administration de la société ALPEXPO mentionnés aux points 8 et 9 que ses présidents successifs, MM. X et Y, ont exercé de jure, durant la période où MmeZ était missionnée, les fonctions de directeur général de la société d’économie mixte, fonctions qui leur conféraient de manière exclusive la qualité de mandataire social. À ce titre, il leur revenait de représenter la société vis-à-vis des tiers, notamment dans les actes de la vie courante et lors de la signature de contrats.

« 27. L’utilisation de la carte bancaire de la société, ainsi que la procuration bancaire, dont aurait bénéficié MmeZ mais qui n’est pas attestée par une pièce versée au dossier, ne lui conféraient que l’apparence de la capacité d’engager les dépenses d’ALPEXPO, alors que de telles dispositions ne sont régulières que pour autant qu’elles sont conformes aux statuts et aux règles qui régissent la société. En outre, si une procuration peut, le cas échéant, dégager la responsabilité du banquier, dans l’hypothèse d’un décaissement contesté, elle ne peut conférer, à son bénéficiaire, la capacité juridique d’engager la société vis-à-vis de tiers, qu’ils soient fournisseurs ou salariés.

« 28. Mme Z a cependant signé les actes juridiques mentionnés au point 22 et engagé les dépenses correspondantes (versement de salaires et paiement des factures des fournisseurs), postérieurement au 31 octobre 2013 et jusqu’à la fin de l’année 2014, alors qu’elle n’était ni mandataire social, ni même employée de la société ALPEXPO, ainsi qu’il ressort explicitement de l’article 5 du contrat qui liait la société à MCG Managers. Aucune stipulation contractuelle ou délibération du conseil d’administration de la société ALPEXPO n’a conféré à Mme Z, intervenant auprès de cette société dans le cadre d’une mission par nature temporaire, initialement fixée à cinq mois et prolongée par avenants durant trois années, le pouvoir de conclure des contrats ni d’engager des dépenses au nom de la société ALPEXPO. En conséquence, MmeZ a enfreint la règle en vertu de laquelle les dépenses d’un organisme ne peuvent être engagées que par les personnes juridiquement habilitées à le faire selon les règles applicables à l’organisme concerné, par décision du mandataire social ou à la suite d’une délibération du conseil d’administration. La jurisprudence de la Cour de cassation, que MmeZ invoque pour sa défense, renforce cette analyse, puisqu’elle n’évoque que des hypothèses de délégations de pouvoir intervenues au sein d’une même société, ou d’un même groupe de sociétés.

« 29. Les éléments constitutifs de l’infraction, prévue initialement à l’article L. 313-3 du code des juridictions financières et, depuis le 1er janvier 2023, au 3° de l’article L. 131-13 du même code, sont de ce fait réunis et il convient de considérer, en conséquence, que l’infraction a bien été commise.

« Sur l’imputation des responsabilités

« 30.L’infraction est imputable à MmeZ, directrice de fait de la société ALPEXPO depuis le 5mars2012, et en fonction durant la période non prescrite postérieure au 31 octobre 2013 et jusqu’au 26 février 2015, qui a exécuté les dépenses afférentes aux contrats qu’elle avait conclus au nom de la société ALPEXPO sans avoir compétence, ni reçu délégation pour le faire.[

 

 

 

 

III. Sur l’infraction financière consistant à avoir procuré, par « intérêt personnel direct ou indirect […] à une personne morale, à autrui, ou à lui-même, un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature » (art. L.131-12, du CJF), le juge a précisé que la loi nouvelle, plus étendue, ne pouvait pas s’appliquer aux avantages à soi-même antérieurs à 2023. Ce point s’avérait bien moins évident qu’il ne peut le sembler à première vue. 

 

Une autre infraction est celle de l’article L.131-12, du CJF, lequel dispose que :

« Tout justiciable au sens des articles L. 131-1 et L. 131-4 qui, dans l’exercice de ses fonctions ou attributions, en méconnaissance de ses obligations et par intérêt personnel direct ou indirect, procure à une personne morale, à autrui, ou à lui-même, un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature, est passible des sanctions prévues à la section 3. »

 

Or, l’infraction financière antérieure, prévue en droit relevant de la CDBF jusqu’au 31 décembre 2022, était un brin moins étendue en ce qu’elle censurait les avantages à autrui, mais non les avantages à soi-même.

En l’espèce, la décision de renvoi saisissait la Cour de nombreuses dépenses effectuées par la dirigeante de fait, susceptibles de constituer des avantages injustifiés octroyés à autrui, ou à soi-même, dont un voyage aux Etats-Unis au profit de l’époux de la personne renvoyée, un stage de golf et des frais de taxi.

Ces dépenses étaient intervenues avant l’entrée en vigueur du nouvel article L.131-12 du CJF qui sanctionne désormais l’avantage injustifié accordé à autrui ou à soi-même. A l’époque des faits, l’article L. 313-6 du CJF en vigueur permettait seulement de sanctionner l’octroi d’avantages à autrui, de sorte que la Cour a considéré que les nouvelles dispositions ne pouvaient être mises en œuvre de façon rétroactive.

Sauf que sur ce point, le Ministère public n’était pas sans avoir une augmentation subtile qui, selon nous, ne manquait pas d’atouts :

« 37. Le ministère public a invité la Cour à considérer que si les dispositions de l’article L. 313-6 du code des juridictions financières ne permettaient pas de sanctionner l’octroi d’avantages indus à soi-même, les mêmes faits pouvaient cependant être appréhendés sur le fondement de l’article L. 313-4 et qu’en conséquence, c’est sans élargissement du champ des faits poursuivis, désormais susceptibles d’être sanctionnés par la chambre du contentieux de la Cour des comptes, que pourraient être invoqués aujourd’hui à l’appui de la décision de renvoi les dispositions des articles L. 131-9 et L. 131-12 du code des juridictions financières, à la condition expresse, toutefois, que soient réunis les éléments constitutifs de ces infractions telles que l’ordonnance du 23 mars 2022 précitée en a modifié la définition.»

C’est pas un raisonnement un brin alambiqué (et, pour tout dire, qui nous semble pouvoir être débattu) que la Cour a rejeté cette partie du réquisitoire :

« 38. S’il apparaît bien que l’ordonnance du 23 mars 2022 susvisée n’a pas, sur ce point précis, élargi le périmètre des faits sanctionnables, du moins en apparence, il demeure que le nouvel article L. 131-12 du code des juridictions financières décrit une infraction qui présente les caractéristiques d’une loi complexe, modifiant la loi ancienne sur deux points non divisibles de sens opposé. Au cas d’espèce, l’extension portée par l’ordonnance précitée de l’infraction aux avantages indus procurés à soi-même, ne peut avoir de portée rétroactive et s’appliquer à des faits survenus avant le 1er janvier 2023.
« 39. Au reste, bien que le fait de procurer à soi-même un avantage indu aurait pu être appréhendé, jusqu’au 31 décembre 2022, au titre de l’article L. 313-4 du code des juridictions financières, dès lors qu’était prouvé un manquement à une règle d’exécution de la dépense, les conditions nouvelles dont un tel manquement est aujourd’hui assorti par l’article L. 131-9, ne permettent pas de qualifier ici une infraction sur le fondement de la loi nouvelle.»

Sur le fond, peu de choses étaient à dire :

« 41.Certaines des dépenses, dont la décision de renvoi allègue l’irrégularité, comme susceptibles de présenter un caractère étranger à l’objet social d’ALPEXPO, mais qui ne peuvent pas être qualifiées d’avantages indus procurés à autrui, ne sauraient faire l’objet d’une sanction au titre des dispositions du code des juridictions financières aujourd’hui applicables.

« 42.Toutefois, en procédant à l’achat d’un billet d’avion, au bénéfice de son conjoint, dans le cadre d’un déplacement aux États-Unis d’Amérique pour un montant de 3 149 € en janvier 2014, fût-ce au terme d’un échange de courriels avec M.X, président- directeur général, MmeZ a engagé, au bénéfice d’autrui, une dépense étrangère à l’objet social de la société ALPEXPO, sans lien avec la mission de celle-ci et en contradiction avec les règles d’exécution des dépenses de l’organisme. MmeZ a agi en méconnaissance de ses obligations, puisqu’elle a violé les règles applicables à l’utilisation des cartes de paiement d’ALPEXPO ainsi que les règles statutaires de la société d’économie mixte dont l’article 19, réformé en 2015, dispose que le directeur général exerce ses pouvoirs dans la limite de l’objet social.

« 43. À cette occasion et en faisant supporter à la société ALPEXPO une dépense étrangère à son objet, elle a, non seulement procuré à autrui un avantage injustifié, mais encore causé un préjudice à la société. Au demeurant, il apparaît que MmeZ a également agi par intérêt personnel, direct et indirect, s’agissant des avantages qu’elle a procurés à son conjoint, avec lequel elle entretient un lien suffisant pour établir l’existence d’un tel intérêt.»

… le dernier membre de phrase de ce point 43 étant un délice de rédaction administrative.

 

Ainsi, seuls les frais relatifs au voyage aux Etats-Unis, exposés au profit de l’époux de la personne renvoyée, ont été appréhendés par la Juridiction pour qualifier l’infraction de l’article L.131-12 et l’imputer à la dirigeante de fait, visée sur ce grief par le ministère public.

 

 

 

IV. Sur l’infraction financière de l’article L.131-9 du CJF, consistant à commettre « une faute grave ayant entrainé un préjudice significatif », la Cour des compte semble s’orienter vers une interprétation limitative de cette infraction. En l’espèce, la loi nouvelle est interprétée comme plus douce, et ce d’une manière qui révèle — justement — la douceur que le juge semble vouloir conférer à ce nouveau texte (notamment sur la notion de « faute grave »)…

 

En troisième lieu, la Cour était saisie, sur le fondement de l’article L.131-9 du CJF, d’une faute grave ayant entrainé un préjudice significatif au détriment de la société ALPEXPO.

Selon ce texte (le soulignement est de nous bien sûr) :

« Tout justiciable au sens de l’article L. 131-1 qui, par une infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’Etat, des collectivités, établissements et organismes mentionnés au même article L. 131-1, commet une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, est passible des sanctions prévues à la section 3.

« Les autorités de tutelle de ces collectivités, établissements ou organismes, lorsqu’elles ont approuvé les faits mentionnés au premier alinéa, sont passibles des mêmes sanctions.

« Le caractère significatif du préjudice financier est apprécié en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable. »

 

Cette infraction (et son infraction complémentaire de l’article suivant du CJF) alimente nombre d’inquiétudes en raison du flou de ses constitutifs, à savoir pour s’en tenir au premier alinéa :

  • infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’Etat, des collectivités, établissements et organismes mentionnés au même article L. 131-1 (or les règles relatives aux recettes et aux dépenses peuvent être déjà assez larges, mais celles relatives à la gestion des biens sont multiples et parfois incertaines)
  • une faute grave (formulation rassurante il est vrai)
  • un préjudice financier significatif (sur ce point, en application de la jurisprudence, abondante, sur la RPP,  nous avons quelques éléments sur ce qu’il faut entendre par là : voir par exemple deux illustrations récentes : Conseil d’État, 28 décembre 2022, n° 441052, à mentionner aux tables du recueil Lebon ; Cour des comptes, 12 mai 2023, SMPRR, n° S-2023-0573)

 

Sur ce point, la Juridiction a considéré que, nonobstant la matérialité des manquements poursuivis, relatifs notamment à des défauts de surveillance des actes de la dirigeante de fait et de mauvaise tenue des comptes, le principe de rétroactivité des dispositions répressives réputées les plus douces devait prévaloir.

Citons la Cour :

« 49. L’article L. 313-4 du code des juridictions financières, applicable jusqu’au 31 décembre 2022 et invoqué à l’appui du réquisitoire introductif du 16 mai 2019 susvisé, disposait que « Toute personne visée à l’article L. 312-1 qui […] aura enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses de l’État ou des collectivités, établissements et organismes mentionnés à ce même article ou à la gestion des biens leur appartenant ou qui, chargée de la tutelle desdites collectivités, desdits établissements ou organismes, aura donné son approbation aux décisions incriminées sera passible de l’amende prévue à l’article L. 313-1 ». Depuis le 1er janvier 2023, il a été substitué à cette infraction, celle codifiée à l’article L. 131-9 du code des juridictions financières aux termes duquel « Tout justiciable au sens de l’article L. 131-1 qui, par une infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’État, des collectivités, établissements et organismes mentionnés au même article L. 131-1, commet une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, est passible des sanctions prévues à la section 3./Les autorités de tutelle de ces collectivités, établissements ou organismes, lorsqu’elles ont approuvé les faits mentionnés au premier alinéa, sont passibles des mêmes sanctions. / Le caractère significatif du préjudice financier est apprécié en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable ».
« 50. Le principe précité de la rétroactivité des seules dispositions réputées plus douces vaut également pour la détermination de l’amende fixée désormais par l’article L. 131-16 du code des juridictions financières, dont le plafond est désormais inférieur à celui fixé, par la législation abrogée, pour l’infraction définie par l’ancien article L. 313-4.»

Que la loi nouvelle soit plus douce, soit. Mais que l’on n’y trouve pas en l’espèce de faute grave ni de préjudice financier significatif est révélateur de l’intention de la chambre du contentieux de la Cour des comptes de ne censurer que les fautes réellement conséquentes :

« 51. Conformément au principe précité de la rétroactivité des seules dispositions réputées plus douces, ainsi qu’il est rappelé au point 18, la loi nouvelle plus douce se saisit de toutes les infractions antérieures constatées et non définitivement jugées, sous la condition qu’elles répondent à la définition de la loi nouvelle. Ainsi, en exigeant la démonstration d’une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, la nouvelle disposition, contenue dans l’article L. 131-9 du code des juridictions financières, doit être considérée comme une loi nouvelle plus douce par rapport à l’ancien article L. 313-4 : elle peut dès lors s’appliquer aux faits antérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance susvisée.
Sur la qualification juridique des faits au regard des exigences de l’article L. 131-9 du code des juridictions financières
« 52.Indépendamment des manquements poursuivis et de leur gravité supposée, dans la limite des seuls éléments relatifs à l’existence d’un préjudice financier significatif, dont la Cour est saisie, il demeure impossible d’apprécier le montant des sommes dont Mme Z serait restée redevable, alors qu’il n’est pas suffisamment démontré que l’exécution du contrat passé avec MCG Managers ait constitué une dépense ayant contribué à aggraver le résultat financier de la société ALPEXPO. Il en va de même des contrats qui auraient été conclus au cours de la période non prescrite, sans avoir été précédés d’une publicité ou d’une mise en concurrence suffisantes, dont il ne ressort pas des pièces du dossier qu’ils auraient entraîné un préjudice financier significatif, au détriment de la société.
« 53. Dès lors, le préjudice financier et son caractère significatif, au sens de l’article L. 131-9 précité du code des juridictions financières, entré en vigueur le 1er janvier 2023, ne sont pas établis. Ainsi, tous les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas réunis. En conséquence, il y a lieu de relaxer des fins des poursuites engagées à leur encontre MM.X et Y. »`

Ainsi, dès lors que le préjudice financier et son caractère significatif, au sens de l’article L. 131-9 précité du CJF, entré en vigueur le 1er janvier 2023, n’étaient pas suffisamment établis, l’infraction portée par cet article ne pouvait être qualifiée et il y avait lieu de relaxer des fins des poursuites les présidents successifs de la société ALPEXPO visés à ce titre par la décision de renvoi.

 

 

 

V. Les sanctions

La dirigeante de fait de la société ALPEXPO renvoyée devant la Cour des comptes au titre des deux premières infractions a été condamnée à une amende de 3500 euros.

Pour la fixation du quantum de l’amende, la Cour a retenu une circonstance atténuante en relevant que cette personne renvoyée s’était lourdement investie dans l’exercice de sa mission mais aussi une circonstance aggravante, du fait qu’elle avait laissé perdurer des pratiques défaillantes, notamment par le mésusage réitéré de la carte bancaire de la société.

 

 

 

Voici cette décision 

 

 

C. cptes, 11 mai 2023, Alpexpo, n°Arrêt n° S-2023-0604 aff 836

 

Crédits photographiques : montage depuis une photo (collection personnelle), d’une part, et une photo d’Alexas Fotos (Pixabay)

 

 

VOIR AUSSI À CE SUJET CETTE VIDEO « En bref »

 

Au fil de cette vidéo de 8 mn 26, nous abordons les questions suivantes :

  • 1/ De quoi parlons-nous ?
  • 2/ Quels sont les apports de cette décision, en matière de prescription ?
  • 3/ Cette décision a traité de l’infraction, très discutée, consistant à engager une dépense sans avoir délégation à cet effet. Que dit la Cour ?
  • 4/ On parle aussi d’avantage injustifié ?
  • 5/ Et quid de la faute grave ?
  • 6/ Avec quelle sanction en l’espèce ?

https://youtu.be/5r08HHGAnfc