Légion : ce que l’honneur a conféré, le déshonneur peut le retirer… sauf post-mortem

Source : remise de la légion d'honneur à mon Père

« Peut être retirée à un étranger la distinction de la Légion d’honneur qui lui a été accordée si celui-ci a commis des actes ou eu un comportement susceptibles d’être déclarés contraires à l’honneur ou de nature à nuire aux intérêts de la France à l’étranger ou aux causes qu’elle soutient dans le monde.

« Le retrait est prononcé, sur proposition du grand chancelier, et après avis du ministre des affaires étrangères et du conseil de l’ordre, par décret du Président de la République. »

Un requérant demandait que Franco, outre-tombe, perde la légion d’honneur que celui-ci avait acquise en vertu de décrets des 22 février 1928 et 26 octobre 1930, à la demande alors du Maréchal Pétain. On rappellera que la guerre civile en Espagne a commencé en 1936, et qu’au début des années 30, « Tout indique que Franco admettait le régime républicain comme permanent, voire légitime, encore qu’il eût voulu le voir évoluer dans une direction plus conservatrice » (voir ici).

Toujours est-il qu’ensuite à compter de 1936, nul doute que la légion d’honneur  conférée au Caudillo cela faisait une tache rouge sang de mauvais aloi…

Donc un descendant de victime demande que soit lavée cette souillure née du déshonneur justifiant une exclusion de la légion.

Question : peut-on attaquer un refus de retirer une telle décoration ? Réponse OUI.

Mais peut-on le faire post-mortem ? Réponse NON…

D’ailleurs l’article R. 135-6 du même code dispose, depuis l’article 19 du décret n°2018-1007 du 21 novembre 2018, qu’aucune :

«  action en retrait ne peut être poursuivie ou engagée contre une personne décédée. »

La légalité de l’acte (de refus de retrait en l’espèce, donc) s’apprécie à la date où je luge statue :

« 9. L’effet utile de l’annulation pour excès de pouvoir du refus du grand chancelier de la Légion d’honneur, opposé à un tiers, de proposer au Président de la République, en application des dispositions de l’article R. 135-2 du code de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre national du Mérite citées au point 3, de retirer à un étranger la distinction de la Légion d’honneur qui lui a été accordée réside dans l’obligation, que le juge peut prescrire d’office en vertu des dispositions de l’article L. 911-2 du code de justice administrative, pour le grand chancelier, de réexaminer la demande qui lui a été soumise tendant à ce qu’il formule une telle proposition au Président de la République, en tenant compte des circonstances de droit et de fait prévalant à la date de sa nouvelle décision. La légalité de ce refus doit, dès lors, être appréciée par ce juge au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.»

S’agissant d’une abrogation, il est constant que le juge apprécie en effet la légalité de l’acte au jour où il statue, contrairement à ce qui se passe en cas de recours pour excès de pouvoir classique.

Dommage pour le requérant qui avait formé son recours en 2016… avant la réforme de novembre 2018 précitée donc.

OUI MAIS dès la première instance, avant la réforme de novembre 2018, le juge de première instance avait rejeté le recours, et ce par un jugement n° 1706301 du 16 février 2018, du tribunal administratif de Paris.

Cela soulevait une question intéressante : faute de texte, à l’époque, avant novembre 2018, avait-on une impossibilité de retirer une telle décoration ou au contraire était-ce possible avec application par défaut de la règle de parallélisme des procédures ?

Le TA, justement parce qu’il existe des procédures de retrait dans certains cas, s’était cru (à juste titre en droit à mon sens) fondé à estimer qu’alors n’existe pas une procédure de parallélisme des procédures par défaut (laquelle n’existe que faute de texte et si le régime n’a pas été conçu d’une manière qui semble l’exclure, pour schématiser à grands traits).

Citons le TA :

« 4. Considérant qu’à supposer même, comme le soutient le requérant, que le retrait de la distinction accordée à un étranger ne puisse être regardé comme une mesure disciplinaire en l’absence d’une telle qualification dans le code, une telle mesure, défavorable et prise en considération de la personne, ne saurait être prononcée, en l’absence de dispositions expresses le prévoyant, si la personne est décédée ; qu’à cet égard, le requérant ne saurait utilement, pour soutenir qu’un retrait post mortem est possible, se prévaloir de ce que l’article R. 26 du code précité prévoit l’attribution de distinctions à titre posthume dès lors que cette attribution, exceptionnelle et réservée aux personnes tuées ou blessées dans l’accomplissement de leur devoir, est expressément prévue, que le délai pour y procéder est limité à un an après le décès et que la mesure est favorable aux intéressés ;
« 5. Considérant, par suite, qu’en l’absence de dispositions expresses dans le code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire prévoyant le retrait d’une distinction à titre posthume, le grand chancelier ne peut proposer un retrait en application de l’article R. 135-2 du code précité si l’étranger à qui la distinction a été accordée est décédé ; que cette autorité était dès lors tenue de rejeter la demande de M. O. tendant à ce qu’elle fasse au président de la République une proposition de retrait à M. C D, décédé le […], de la distinction de la Légion d’honneur qui lui a été accordée ; qu’il suit de là que le moyen tiré de l’incompétence du signataire des décisions attaquées du 12 avril 2016 et du 28 novembre 2016 est inopérant ; »
Source : TA Paris, 16 févr. 2018, n° 1706301/6-1

Ce rejet s’imposait évidemment de plus fort après la réforme de 2018… au grand dam, et on peut le comprendre, du requérant, qui dès lors y voyait une privation du droit au recours effectif… ce que rejette le Conseil d’Etat avec un commode laconisme.

Au delà de ce cas, on sera tenté d’y voir un cas de cancel culture. Mais il est loisible aussi d’estimer que retirer un honneur n’est pas, ou ne serait pas, de la cancel culture : c’est un nettoyage de notre Panthéon, pas un effacement, ni des humains, ni de leurs histoires, ni de leurs existences.

A débattre…

Plus modestement, les juristes retiendront ce résumé des futures tables :

22-01 1) L’effet utile de l’annulation pour excès de pouvoir du refus du grand chancelier de la Légion d’honneur, opposé à un tiers, de proposer au Président de la République, en application de l’article R. 135-2 du code de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre national du Mérite, de retirer à un étranger la distinction de la Légion d’honneur qui lui a été accordée réside dans l’obligation, que le juge peut prescrire d’office en vertu de l’article L. 911-2 du code de justice administrative (CJA), pour le grand chancelier, de réexaminer la demande qui lui a été soumise tendant à ce qu’il formule une telle proposition au Président de la République, en tenant compte des circonstances de droit et de fait prévalant à la date de sa nouvelle décision. …La légalité de ce refus doit, dès lors, être appréciée par ce juge au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision….2) Requérant demandant l’annulation du refus grand chancelier de proposer au Président de la République de retirer la Légion d’honneur accordée au général Franco. …L’article R. 135-6 du code de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre national du Mérite, issu de l’article 19 du décret n° 2018-1007 du 21 novembre 2018, entré en vigueur en cours d’instance, fait obstacle, à la date à laquelle il est statué, à toute action tendant au retrait des distinctions accordées à M. Franco dès lors que celui-ci est décédé. …La demande tendant à un tel retrait est devenue sans objet. Non-lieu.

 

Source :

Conseil d’État, 16 février 2024, 470577, aux tables