Injures sur TPMP : l’ARCOM a bien le permis de sanctionner (rejet d’une QPC vouée à l’échec)

Il n’est pas inconstitutionnel que l’Arcom dispose d’un pouvoir de sanction financière en cas d’injure sur les petits écrans.

Tel est le sens d’une décision du Conseil d’Etat (concernant Louis Boyard, TPMP et C8…)  refusant de renvoyer une QPC au Conseil constitutionnel. Mais bon… nul ne pouvait sérieusement en douter.

A moins que le but de cette procédure soit de tenter ensuite de faire remonter l’affaire à la CEDH… avec sans doute là encore peu de chances de succès. 


 

1/ Injure et châtiments

Par une décision n° 2023-63 du 9 février 2023, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a prononcé une sanction pécuniaire d’un montant de 3,5 millions d’euros à l’encontre de la société C8 dans une affaire Louis Boyard / TPMP.

Citons l’ARCOM :

« 6. Il ressort du compte rendu de visionnage de l’émission « Touche pas à mon poste », diffusée sur C8 le 10 novembre 2022, qu’un invité, député, ancien chroniqueur de l’émission, était convié à intervenir sur le sujet de l’accueil de migrants à bord d’un navire humanitaire. L’invité a commencé à s’exprimer sur la thématique de l’inégale répartition des richesses et sur les activités en Afrique d’un actionnaire du groupe Canal +, suscitant une première salve de réactions de l’animateur qui l’a interrompu, suscitant à son tour une réaction de l’invité reprochant notamment à l’animateur de porter atteinte à sa liberté d’expression. C’est alors que l’invité a été qualifié d’« abruti », de « tocard », de « bouffon » et de « merde » avant que ce dernier ne quitte le plateau. Ces échanges ont ensuite été commentés en l’absence de l’invité et ce dernier a alors été qualifié de « mange-merde ».
« 7. Ces propos revêtent un caractère injurieux et leur accumulation est d’une particulière agressivité. Dans ces circonstances, ils sont de nature à porter atteinte aux droits de l’invité au respect de son honneur et de sa réputation. Cette séquence, d’une durée de plus de neuf minutes, caractérise ainsi un manquement de l’éditeur aux stipulations de l’article 2-3-4 de sa convention.
En ce qui concerne l’obligation de maîtrise de l’antenne :
« 8. Il ressort du compte rendu de visionnage de cette émission que les propos à caractère injurieux, proférés de manière prolongée et répétée à l’encontre de l’invité, l’ont été principalement par le présentateur lui-même sans qu’aucune personne présente en plateau ne cherche à tempérer ce dernier ni à modérer ses propos, les chroniqueurs s’étant alors exprimés l’ayant, au contraire, tous fait au soutien du présentateur. Ces éléments sont constitutifs d’un défaut de maîtrise de son antenne par l’éditeur, à qui il appartient de mettre en place des dispositifs efficaces. Cette séquence caractérise ainsi également un manquement de l’éditeur aux stipulations de l’article 2-2-1 de sa convention.»

Source : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047121144

Pour un autre round entre C. Hanouna, C8 et l’Arcom, voir Conseil d’État, 21 décembre 2023, société C8, n° 470565, aux tables du recueil Lebon.Voir notre article alors publié : En radio et télévision, les exigences d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information… s’appliquent aussi aux programmes de type TPMP. 

 

 

2/ Une QPC, tentative de totem d’immunité

La société C8, dont l’historique contentieux s’avère d’une grande richesse, a tenté de se défendre avec une QPC ainsi résumée par le Conseil d’Etat :

« 2. Si la société C8 soutient que les articles 1er, 3-1, 15, 28, 42, 42-1 et 42-2 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, l’ensemble de son argumentation porte sur l’insuffisance des garanties et limites applicables à l’exercice par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de son pouvoir d’infliger une sanction pécuniaire aux éditeurs de services de télévision au titre de la tenue à l’antenne de propos injurieux. Eu égard à la teneur de cette argumentation, sa question prioritaire de constitutionnalité doit dès lors être regardée comme dirigée contre le trente-quatrième alinéa de l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986, le premier alinéa de l’article 42 ainsi que les premier, quatrième et sixième alinéas de l’article 42-1 et les premier et troisième à cinquième alinéas de l’article 42-2 de la même loi. »

Source : totem d’immunité – émission télévisée Koh Lanta

 

3/ Une abondante jurisprudence fonde déjà le droit pour une autorité administrative, à la fois d’édicter des normes et d’en sanctionner la méconnaissance… sous quelques conditions remplies par l’Arcom

 

Le sujet est intéressant. Mais pas si nouveau.

Le Conseil d’Etat avait ainsi rendu une intéressante décision n° 451835, en date du 15 octobre 2021, portant sur les principes de séparation des pouvoirs et d’impartialité, applicables à une autorité publique indépendance (en l’espèce le Haut conseil du commissariat aux comptes) devant à la fois édicter des normes et ensuite les faire respecter y compris disciplinairement… ce que le juge administratif admettait sous réserve de quelques séparations institutionnelles tout à fait minimales… puis ensuite (et là encore c’est classique) sous réserve que le principe d’impartialité s’impose au stade des formations en charge de sanctionner, mais pas au stade des structures en charge des poursuites (laquelle ne doit pas ensuite participer au délibéré).

Source : Conseil d’État, 15 octobre 2021, n° 451835. Voir ici notre article à ce sujet.

 

Ces points sont tout à fait confirmatifs de jurisprudences très constantes de la CEDH, du CE et du Conseil constitutionnel.

Voir à ce sujet : CEDH, 18 décembre 1974, X. c/ République fédérale d’Allemagne, n° 6541/74 (à ne pas confondre avec la décision de 1975 avec le même numéro, qui porte sur une autre étape de la même affaire) : X. c. REPUBLIQUE FEDERALE D’ALLEMAGNE-2

Autre sources :

En revanche, celui qui a instruit l’affaire (au stade des poursuites) ne peut se retrouver à la juger, bien sûr, au stade de procédures.

Sources : Décision n° 2021-893 QPC du 26 mars 2021Décision n° 2017-688 QPC du 2 février 2018…

Sur les questions d’impartialité, voir (à jour au 15 avril 2024):

Donc c’est sans surprise que l’Arcom a passé le test de ces critères au demeurant assez souples. Citons la décision que vient de rendre le Conseil d’Etat :

« 5. Toutefois, d’une part, le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu’aucun principe ou aucune règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu’une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse se voir confier un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de sa mission, dès lors que l’exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis. »

Le Conseil d’Etat allait-il ensuite se lancer dans une grande étude pour voir si ces conditions étaient réunies en l’espèce ? Non. Parce qu’il n’avait pas à le faire. Il n’aurait eu à le faire que si le Conseil constitutionnel ne s’était pas déjà prononcé à ce sujet. Or, le Conseil constitutionnel avait déjà tranché ces questions s’agissant de l’ARCOM.

Alors le requérant C8 tenta d’attaquer sous un autre angle, en soulevant en réalité le même moyen, mais via la supposée « incompétence du législateur » en ce domaine. Mais là encore, c’était voué à l’échec.

 

 

4/ Le moyen de l’incompétence négative du législateur n’était ni sérieux, ni nouveau. Et le moyen (un peu entre-mêlé avec celui de l’incompétence négative car les deux logiques se croisent) d’immixtion dans le pénal n’était pas plus solide, loin s’en fallait. Enfin, le Conseil d’Etat, logiquement, n’y voit nulle violation du principe non bis in idem

 

Le Conseil d’Etat n’a en effet pu que constater qu’en ce domaine nulle incompétence négative du législateur n’est à déplorer (i.e. non le législateur n’est pas resté trop en deçà de ce qu’est sa tâche, son obligation, d’encadrement normatif en ce domaine).

Pour qu’il y ait QPC il faut qu’il y ait une question non tranchée par le Conseil constitutionnel, ce qui n’est pas, ou pas totalement, le cas en cette matière. Dès lors la QPC n’avait aucune chance de prospérer juridiquement, puisque le sujet a déjà été traité par le Conseil constitutionnel, d’une part, et que ladite intervention des sages de la rue Montpensier avait justement comblé le seul trou législatif qui pouvait sembler « rester dans la raquette » :

« 6. D’autre part, se prononçant sur la conformité à la Constitution du texte adopté par le Parlement, qui allait devenir la loi du 17 janvier 1989 modifiant la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le Conseil constitutionnel, par sa décision n° 88248 DC du 17 janvier 1989, a estimé que les pouvoirs de sanction conférés par le législateur au Conseil supérieur de l’audiovisuel, auquel s’est substituée l’Arcom, ne sont susceptibles de s’exercer qu’après mise en demeure des titulaires d’autorisation de respecter leurs obligations, et faute pour les intéressés de respecter ces obligations ou de se conformer aux mises en demeure qui leur ont été adressées. C’est sous réserve de cette interprétation que les articles en cause ont été déclarés conformes à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et à l’article 34 de la Constitution. Cette réserve d’interprétation assure notamment le respect du principe de légalité des délits et des peines, consacré par l’article 8 de la Déclaration du 26 août 1789 et qui s’applique notamment devant les organismes administratifs dotés d’un pouvoir de sanction, une sanction ne pouvant être prononcée contre le titulaire de l’autorisation qu’en cas de réitération d’un comportement ayant fait auparavant l’objet d’une mise en demeure par laquelle il a été au besoin éclairé sur ses obligations. »

 

Quant à y voir un risque d’immixtion dans le pénal, c’est du grand guignol pour grand public médiatique, mais c’est une clownerie juridique. Car bien sûr en ce domaine comme en d’autres, on peut avoir des mêmes faits qui donnent lieu à sanction administrative, d’un côté, et sanction pénale de l’autre… Mais le requérant C8 semble avoir tenté d’entre-mêler les deux problématiques, ce qui est plus subtil (il y aurait incompétence négative car les règles de cumul sur ce point n’auraient pas été assez prévues, pour schématiser).

Reste que ces règles de cumul de sanctions existent en de nombreux domaines au delà de l’Arcom et que c’est le juge qui en fixe le cadre sans qu’il y ait incompétence négative du législateur à ne s’en être pas chargé.

A titre d’exemple, et sans encadrement législatif ad hoc, un même comportement d’un agent peut donner lieu à un cumul :

  • de sanction disciplinaire pour sa situation au sein de la fonction publique,
  • à sanction financière au sens de la responsabilité des gestionnaires publics
  • ET à sanction pénale

NB : avec quelques interconnexions entre procédures pour ce qui est de la suspension provisoire de l’agent public (voir par exemple CE, Mme B. c/ ministre de l’éducation nationale en date du 12 octobre 2021, req. n° 443903).

De même peut-il y avoir cumul entre :

  • sanction d’une autorité administrative
  • et sanction pénale

Source, par exemple pour la CNIL, voir : Conseil d’État, 27 juin 2022, n° 451423, à mentionner aux tables du recueil Lebon (voir ici cette décision et notre article)

Ou entre sanction électorale et pénale (C. const., décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019, M. Nicolas S.)

Simplement en pareil cas, et pour schématiser vraiment à grands traits, le parcours séparé de ces diverses procédures peut être :

Sources sur ce dernier point : CJUE, 20 mars 2018, aff. C-524/15, aff. C-537/16 et C-596/16 (3 espèces) ; CJUE, 26 février 2013, Aklagaren c/ Hans Akerberg Fransson, aff. C-617/10) ; CEDH, 15 novembre 2016, A. et B. c/ Norvège, n° 24130/11 ; sur le cumul pénal / CDBF voir C. const., décision n° 2016-550 QPC du 1er juillet 2016 ; sur une application complexe quand dans un domaine de sanction il a été décidé de ne pas réprimer, voir CE, 30 décembre 2016, ACNUSA, n° 395681 ;   pour le cumul de sanctions entre  droit de la concurrence et le pénal, non sans limites, voir CJUE, 22 mars 2022, Bpost SA, C‑117/20 et CJUE, 22 mars 2022, Nordzucker e.a., C‑151/20 ; en matière environnementale voir C. const., décision n° 2021-953 QPC du 3 décembre 2021, Société Specitubes …

Le requérant C8 semblait tenter de dire que l’ARCOM avait un droit de sanction qui glissait vers le pénal ou la qualification pénale ou la répression des atteintes à la loi sur la liberté de la presse de 1881 (laquelle régit les diverses sanctions pénales en matière d’injure et de diffamation). Sauf qu’il n’en est rien.

De la même manière que qualifier un vol, en disciplinaire, ne vaut pas qualification de vol en pénal… de la même manière qualifier une injure en sanction par l’ARCOM ne vaut pas qualification des mêmes faits en pénal :

« 7. Enfin, il découle des dispositions contestées que l’Arcom a la faculté d’infliger une des sanctions administratives qu’elles énumèrent à un éditeur de services qui ne s’est pas conformé à la mise en demeure qui lui a été faite de respecter une obligation qui lui est imposée par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 ou une obligation imposée par la convention qui lui est applicable. Ces dispositions n’ont ainsi ni pour objet ni pour effet de donner compétence à l’Arcom pour se prononcer sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse au sens et pour l’application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, y compris l’injure définie par l’article 29 de cette loi comme  » toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait « , la circonstance que le contenu d’un programme diffusé par un éditeur de services puisse donner lieu tant à cette répression pénale, dans les conditions définies par la loi du 29 juillet 1881, qu’à l’exercice par l’Arcom de son pouvoir de sanction restant à cet égard sans incidence

D’où le rejet de ce premier moyen aussi composite que léger :

« 8. Il résulte de ce qui précède que le grief d’incompétence négative, qui n’est pas nouveau, ne présente pas de caractère sérieux. »

Restait à traiter du point de savoir si le non bis in idem, susrappélé, était ou n’était pas méconnu en l’espèce. Sauf qu’encore une fois, le juge s’en charge sans imposer au législateur de le réguler et que dès lors, si ce principe peut être brandi pour limiter le cumul des sanctions au cas par cas, il ne sera que rarement à l’origine par principe d’une inconstitutionnalité via une QPC. Plus encore, en l’esp!èce, il N’Y A PAS VRAIMENT LE CUMUL DE SANCTIONS AINSI ÉVOQUÉ :

« 9. En deuxième lieu, la société requérante soutient que les dispositions législatives contestées, en ce qu’elles permettraient que soit infligée à un éditeur de services une sanction à raison de faits constitutifs d’un délit commis par la voie de la presse, portent atteinte aux règles qui découlent du principe de nécessité des délits et des peines et qui imposent qu’une même personne ne peut faire l’objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux.

« 10. Toutefois, aux termes de l’article 93-4 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, les dispositions de l’article 121-2 du code pénal relatives à la responsabilité pénale des personnes morales  » ne sont pas applicables aux infractions pour lesquelles les dispositions de l’article 93-3 de la présente loi sont applicables « , c’est-à-dire dans les  » cas où l’une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [y compris le délit d’injure publique] est commise par un moyen de communication au public par voie électronique « . Il en résulte qu’aucune poursuite pénale ne peut être engagée à l’encontre des éditeurs de services visés à l’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 pour un délit d’injure public commise par un moyen de communication au public par voie électronique. Par ailleurs, les dispositions contestées, en tout état de cause, ne confient pas à l’Arcom le pouvoir d’engager des poursuites ayant vocation à protéger les mêmes intérêts sociaux que les dispositions mentionnées de la loi du 29 juillet 1881 et ne conduisent pas non plus à sanctionner les mêmes personnes. Elles ne sauraient, dès lors, méconnaître le principe mentionné au point 9.»

 

 

Les autres moyens étaient d’une solidité encore moins nette, d’où la censure finale opérée par cette décision du 6 mai 2024. Avec un résultat qui semblait plié d’avance. A moins que le but de cette procédure soit de tenter ensuite de faire remonter l’affaire à la CEDH… avec sans doute là encore peu de chances de succès. En attendant, voici cette décision :

 

Conseil d’État, 6 mai 2024, n° 472887