Le juge peut réécrire lui-même une ordonnance gouvernementale peu lisible !!!

Par un arrêt à publier en intégral au Recueil Lebon, le Conseil d’Etat vient de :

  • préciser que l’on peut passer d’une habilitation à prendre une  ordonnance au titre de l’article 38 de la Constitution à une habilitation à en prendre une pour l’outre-mer (art. 73 et 74 de la Constitution) avec une certaine souplesse.La Haute Assemblée pose que, sauf si elle en dispose autrement ou s’il résulte de son économie générale que telle n’était pas l’intention de son auteur, une loi d’habilitation prise sur le fondement de l’article 38 de la Constitution, alors même qu’elle ne mentionnerait pas l’extension et l’adaptation des dispositions adoptées sur son fondement aux collectivités de l’article 74 de la Constitution et à la Nouvelle-Calédonie, autorise le Gouvernement non seulement à adopter les mesures entrant dans le champ de l’habilitation, mais aussi à les rendre applicables, au besoin en les adaptant, dans ces collectivités.

    En revanche, une loi d’habilitation ne saurait par elle-même, sans disposition expresse en ce sens, autoriser le Gouvernement à étendre dans les collectivités de l’article 74 de la Constitution ou en Nouvelle-Calédonie des dispositions de nature législative déjà en vigueur en métropole.

  • prévoir que si un texte est intelligible ou peu intelligible, au lieu de le censurer par principe, le juge administratif a le droit (qu’il s’auto-confère avec pragmatisme) de corriger carrément le texte pour le réécrire… avec publication au JO pour que les choses soient claires. Claires sur le sens à donner au texte. Claires pour les administrés. Claires sur le pouvoir du juge, ceci dit au passage.Cette faculté ne s’applique qu’en cas d’absence de doute sur ce que le rédacteur de l’ordonnance entendait signifier avant que de s’abîmer dans l’inintelligibilité :
    • « En l’absence de doute sur la portée du 2° du II de l’article L. 5775-10 inséré dans le code des transports par l’ordonnance attaquée, il y a lieu pour le Conseil d’Etat, afin de donner le meilleur effet à sa décision, non pas d’annuler les dispositions erronées de cet article, mais de leur conférer leur exacte portée et de prévoir que le texte ainsi rétabli sera rendu opposable par des mesures de publicité appropriées, en rectifiant l’erreur matérielle commise et en prévoyant la publication au Journal officiel d’un extrait de sa décision. »

 

Voici cette décision, importante, rendue ce matin :

Conseil d’État

N° 436155 ECLI:FR:CECHR:2020:436155.20200715 Publié au recueil Lebon 1ère – 4ème chambres réunies Mme Bénédicte Fauvarque-Cosson, rapporteur M. Vincent Villette, rapporteur public SCP DE CHAISEMARTIN, DOUMIC-SEILLER, avocats

Lecture du mercredi 15 juillet 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante : Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 21 novembre 2019, 13 décembre 2019 et 6 mars 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Polynésie française demande au Conseil d’Etat d’annuler pour excès de pouvoir les 4° et 5° de l’article 6 de l’ordonnance n° 2019-861 du 21 août 2019 visant à assurer la cohérence de diverses dispositions législatives avec la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

Vu les autres pièces du dossier ; Vu : – la Constitution ; – le code des transports ; – la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ; – la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 ; – le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique : – le rapport de Mme Bénédicte Fauvarque-Cosson, conseiller d’Etat, – les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ; La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP de Chaisemartin, Doumic-Seiller, avocat de la Polynésie Française ;

Considérant ce qui suit : 1. La Polynésie française demande l’annulation pour excès de pouvoir des dispositions des 4° et 5° de l’article 6 de l’ordonnance du 21 août 2019 visant à assurer la cohérence de diverses dispositions législatives avec la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Les dispositions du 4° de cet article 6 modifient l’article L. 5775-1 du code des transports en ajoutant à la liste des dispositions applicables en Polynésie française les articles L. 5547-3 à L. 5547-9 de ce code, relatifs à l’agrément des organismes de formation professionnelle maritime, dans leur rédaction issue de la loi du 5 septembre 2018. Celles du I du 5° insèrent dans le même code un article L. 5775-10 prévoyant que ces articles L. 5547-3 à L. 5547-9 sont applicables en Polynésie française aux organismes de formation conduisant à l’obtention ou au renouvellement des titres de la formation professionnelle maritime délivrés par l’Etat. Celles du II du même 5° prévoient des adaptations pour l’application de l’article L. 5547-3 en Polynésie française. Sur le fondement de l’ordonnance attaquée : 2. Aux termes de l’article 38 de la Constitution :  » Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. / Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. / A l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif « . 3. Sur le fondement de ces dispositions, l’article 114 de la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a habilité le Gouvernement, dans un délai de douze mois, à prendre par ordonnances toute mesure relevant du domaine de la loi afin :  » 1° D’harmoniser l’état du droit, d’assurer la cohérence des textes, d’abroger les dispositions devenues sans objet et de remédier aux éventuelles erreurs : / a) En prévoyant les mesures de coordination et de mise en cohérence rendues nécessaires par les dispositions de la présente loi ; / b) En corrigeant des erreurs matérielles ou des incohérences contenues dans le code du travail ou d’autres codes à la suite des évolutions législatives consécutives à la présente loi ; 2° D’adapter les dispositions de la présente loi aux collectivités d’outre-mer régies par l’article 73 de la Constitution, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon (…) « . 4. Sauf si elle en dispose autrement ou s’il résulte de son économie générale que telle n’était pas l’intention de son auteur, une loi d’habilitation prise sur le fondement de l’article 38 de la Constitution, alors même qu’elle ne mentionnerait pas l’extension et l’adaptation des dispositions adoptées sur son fondement aux collectivités de l’article 74 de la Constitution et à la Nouvelle-Calédonie, autorise le Gouvernement non seulement à adopter les mesures entrant dans le champ de l’habilitation, mais aussi à les rendre applicables, au besoin en les adaptant, dans ces collectivités. En revanche, une loi d’habilitation ne saurait par elle-même, sans disposition expresse en ce sens, autoriser le Gouvernement à étendre dans les collectivités de l’article 74 de la Constitution ou en Nouvelle-Calédonie des dispositions de nature législative déjà en vigueur en métropole. 5. Les dispositions des 4° et 5° de l’article 6 de l’ordonnance du 21 août 2019 rendent applicables en Polynésie française, en les adaptant, les articles L. 5547-3 à L. 5547-9 du code des transports, issues non de cette ordonnance mais de la loi du 5 septembre 2018. Par suite, la Polynésie française est fondée à soutenir que ces dispositions excèdent le champ de l’habilitation donnée au Gouvernement par l’article 114 de la loi du 5 septembre 2018, qui ne mentionne pas la Polynésie française parmi les collectivités qu’il vise. 6. Toutefois, aux termes de l’article 74-1 de la Constitution :  » Dans les collectivités d’outre-mer visées à l’article 74 et en Nouvelle-Calédonie, le Gouvernement peut, par ordonnances, dans les matières qui demeurent de la compétence de l’État, étendre, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole ou adapter les dispositions de nature législative en vigueur à l’organisation particulière de la collectivité concernée, sous réserve que la loi n’ait pas expressément exclu, pour les dispositions en cause, le recours à cette procédure. / Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis des assemblées délibérantes intéressées et du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication. Elles deviennent caduques en l’absence de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication « . 7. Si les ordonnances prévues par l’article 38 de la Constitution et celles prévues par son article 74-1 sont prises sur le fondement d’habilitations différentes et n’obéissent pas aux mêmes règles de ratification, les secondes étant, en particulier, frappées de caducité en l’absence de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant leur publication, cette circonstance ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce qu’une même ordonnance puisse comporter des dispositions prises en vertu d’une loi d’habilitation adoptée sur le fondement de l’article 38 et des dispositions prises, après avis des assemblées délibérantes intéressées, en vertu de l’habilitation donnée au Gouvernement par l’article 74-1. 8. Les dispositions des 4° et 5° de l’article 6 de l’ordonnance du 21 août 2019 étendent, avec les adaptations nécessaires, des dispositions de nature législative en vigueur en métropole, sans que la loi du 5 septembre 2018 dont elles sont issues ait exclu le recours à cette procédure pour ces dispositions. Elles trouvent ainsi leur base légale dans l’article 74-1 de la Constitution. Par suite, la Polynésie française n’est pas fondée à soutenir qu’elles auraient été prises par une autorité incompétente. Sur le respect des règles de répartition des compétences entre l’Etat et la Polynésie française : 9. En vertu de l’article 13 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l’Etat par l’article 14 de cette même loi et celles qui ne sont pas dévolues aux communes en vertu des lois et règlements applicables dans cette collectivité. En vertu du 13° de l’article 14 de la même loi, les autorités de l’Etat sont compétentes, notamment, dans les matières suivantes :  » collation et délivrance des grades, titres et diplômes nationaux « . En revanche, le droit du travail et la formation professionnelle relèvent de la compétence de la Polynésie française, qui, en vertu de l’article 26 de la loi,  » organise ses propres filières de formation et ses propres services de recherche « . 10. Les articles L. 5547-3 à L. 5547-9 du code des transports imposent que les organismes qui dispensent la formation conduisant à l’obtention ou au renouvellement des titres de la formation professionnelle maritime soient agréés par l’autorité administrative, précisent les conditions de cet agrément, prévoient des sanctions administratives et pénales en cas de méconnaissance de ces dispositions et autorisent l’exercice de contrôles. Les dispositions attaquées de l’ordonnance du 21 août 2019 rendent ces articles du code des transports applicables en Polynésie française, en vertu de l’article L. 5775-10 qu’elles insèrent dans ce code, aux seuls  » organismes de formation conduisant à l’obtention ou au renouvellement des titres de la formation professionnelle maritime délivrés par l’Etat « , et non aux organismes de formation conduisant à l’obtention ou au renouvellement de titres de la formation professionnelle maritime qui seraient délivrés par la Polynésie française. Ces dispositions, propres aux organismes qui dispensent la formation conduisant à l’obtention ou au renouvellement des titres délivrés par l’Etat, relèvent de la compétence que l’Etat conserve pour la délivrance des titres nationaux. Par suite, la Polynésie française n’est pas fondée à soutenir qu’elles empièteraient sur les compétences qu’elle tient de la loi organique du 27 février 2004. Sur l’intelligibilité de l’ordonnance attaquée : 11. En premier lieu, la circonstance que le 4° de l’article 6 de l’ordonnance attaquée procède par ajout d’une ligne au tableau figurant au I de l’article L. 5775-1 du code des transports, qui dresse la liste des dispositions des titres Ier à VII du livre V de la cinquième partie de ce code applicables en Polynésie française, assorties de la mention de la rédaction dans laquelle elles s’y appliquent, ne méconnaît pas l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la norme. 12. En second lieu, les dispositions du 5° de l’article 6 de l’ordonnance attaquée insèrent un article L. 5775-10 dans le code des transports, dont le II prévoit des adaptations, pour son application en Polynésie française, de l’article L. 5547-3 du même code, aux termes duquel :  » Les formations dispensées par des établissements placés sous tutelle du ministre chargé de la mer et conduisant à la délivrance d’un diplôme national sanctionnant la poursuite ou le suivi d’études secondaires au sens de l’article L. 337-1 du code de l’éducation ou d’études supérieures au sens des articles L. 612-2 et L. 613-1 du même code ne sont pas soumises à l’agrément prévu au I du présent article « . 13. Il est vrai, comme le soutient la requête, que le 2° du II de cet article L. 5775-10 est entaché d’une erreur matérielle qui en affecte l’intelligibilité. Mais il résulte, à l’évidence, des dispositions du 5° de l’article 6 de l’ordonnance qu’elles entendaient seulement supprimer, pour la Polynésie française, la référence à la définition des formations professionnelles du second degré figurant à l’article L. 337-1 du code de l’éducation, dont seul le troisième alinéa est applicable dans cette collectivité. Il s’ensuit que le II de l’article L. 5547-3 du code des transports doit être lu, pour son application en Polynésie française, comme prévoyant que :  » Les formations dispensées par des établissements placés sous tutelle du ministre chargé de la mer et conduisant à la délivrance d’un diplôme national sanctionnant la poursuite ou le suivi d’études supérieures au sens des articles L. 612-2 et L. 613-1 du code de l’éducation ne sont pas soumises à l’agrément prévu au I du présent article « . 14. En l’absence de doute sur la portée du 2° du II de l’article L. 5775-10 inséré dans le code des transports par l’ordonnance attaquée, il y a lieu pour le Conseil d’Etat, afin de donner le meilleur effet à sa décision, non pas d’annuler les dispositions erronées de cet article, mais de leur conférer leur exacte portée et de prévoir que le texte ainsi rétabli sera rendu opposable par des mesures de publicité appropriées, en rectifiant l’erreur matérielle commise et en prévoyant la publication au Journal officiel d’un extrait de sa décision. 15. Il résulte de tout ce qui précède que la Polynésie française n’est pas fondée à demander l’annulation des 4° et 5° de l’article 6 de l’ordonnance du 21 août 2019 visant à assurer la cohérence de diverses dispositions législatives avec la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Sur les frais liés au litige : 16. L’Etat n’étant pas, dans la présente instance, la partie perdante, les conclusions de la Polynésie française présentées au titre de l’article L. 761-1 doivent être rejetées.

D E C I D E : ————– Article 1er : Le 2° du II de l’article L. 5775-10 du code des transports s’entend comme remplaçant, pour l’application en Polynésie française de l’article L. 5547-3 de ce code, les mots :  » d’études secondaires au sens de l’article L. 337-1 du code de l’éducation ou d’études supérieures au sens des articles L. 612-2 et L. 613-1 du même code  » par les mots :  » d’études supérieures au sens des articles L. 612-2 et L. 613-1 du code de l’éducation « . Article 2 : Un extrait de la présente décision, comprenant l’article 1er de son dispositif et les motifs qui en sont le support nécessaire, sera publié au Journal officiel de la République française dans un délai d’un mois à compter de la réception par le Premier ministre de la notification de cette décision. Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la Polynésie française est rejeté. Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Polynésie française, au Premier ministre et à la ministre de la transition écologique. Copie en sera adressée à la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion et au ministre des outre-mer.

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M. Vincent Villette

POLYNESIE FRANÇAISE