Interview de M. A. Deprau sur « le contrôle parlementaire du renseignement »

Docteur en droit, ancien stagiaire au sein de notre cabinet, M. Alexis Deprau vient de rédiger l’ouvrage « Le contrôle parlementaire du renseignement » aux éditions Berger-Levrault (après avoir déjà publié  Le droit face à la terreur,  aux éditions du Cerf).

Nous avons voulu lui poser quelques questions :

 

1. Quel est le cadre en ce domaine ? La loi de 2015 a-t-elle porté notre pays à un niveau comparable de contrôle que l’on connaît dans les autres démocraties ?

 

En matière de contrôle parlementaire du renseignement, la France dispose depuis 2007 d’une structure entièrement dédiée au contrôle des services spécialisés de renseignement, la Délégation parlementaire au renseignement, cela grâce à la loi n°2007-1443 du 9 octobre 2007. Mais ce contrôle ne portait que sur l’activité générale des services de renseignement.

Un premier renforcement des compétences de la Délégation parlementaire au renseignement s’est opéré avec l’entrée en vigueur de la loi n°2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 (dite LPM 2014-2019). Cette loi a permis à cette structure d’effectuer un « contrôle parlementaire de l’action du Gouvernement en matière de renseignement et [une évaluation] de la politique publique en ce domaine ». Pour l’aider au mieux dans sa mission de contrôle et d’évaluation, une liste de documents devant lui être transmis a été élargie. Il s’agit : de la stratégie nationale du renseignement ; des éléments d’information issus du plan national d’orientation du renseignement ; d’un rapport annuel de synthèse exhaustif des crédits consacrés au renseignement et le rapport annuel d’activité des services spécialisés de renseignement désignés par décret ; et des éléments d’appréciation relatifs à l’activité générale et à l’organisation des services spécialisés de renseignement.

Plus encore, le législateur a intégré la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS) au sein de la Délégation parlementaire au renseignement.

Grâce à la loi renseignement n°2015-912du 24 juillet 2015 précitée, la Délégation parlementaire au renseignement s’est vue confier de nouvelles attributions. Cette dernière peut désormais entendre le Premier ministre, chaque semestre, mais encore les personnes spécialement déléguées par le Premier ministre pour autoriser la mise en œuvre des techniques de recueil de renseignement.

Enfin, avec la loi n°2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement prévoit, la Délégation parlementaire au renseignement a vu son champ de compétence élargi au suivi des enjeux d’actualité et des défis à venir qui concernent la politique publique du renseignement.

Par ailleurs, la délégation est désormais destinataire, chaque semestre, de « la liste des rapports de l’Inspection des services de renseignement ainsi que des rapports des services d’Inspection générale des ministères portant sur les services de renseignement qui relèvent de leur compétence, produits au cours du semestre précédent ». Auparavant, pour avoir tout ou partie des rapports de l’Inspection des services de renseignements, elle devait solliciter le Premier ministre, tout en sachant que cette communication n’était astreinte à aucun délai.

2 Est-ce à dire que le contrôle français du renseignement est comparable à celui appliqué dans d’autres démocraties ?

Même si la France fut très en retard, les premiers contrôles ayant débuté dans les années 1970 (1977 pour l’Italie, 1978 pour l’Allemagne voire 1952 pour les Pays-Bas), il est admis d’observer un niveau comparable aux démocraties à l’heure actuelle, quand bien même le format du contrôle varie d’un Etat à l’autre, parfois avec des pouvoirs des entités de contrôle parlementaire plus étendus qu’en France.

Ce niveau comparable doit s’observer avec trois critères communs. Le magistrat belge Guy Rapaille (ancien président du belge de contrôle du renseignement ou comité permanent R) a en effet constaté que trois éléments étaient communs aux quinze Etats européens en matière de contrôle parlementaire du renseignement, à savoir :

• l’existence d’une loi sur le renseignement ;

• un contrôle parlementaire des services de renseignement ;

• et la présence d’une autorité de contrôle, qu’elle soit administrative ou judiciaire.

Ces trois critères se retrouvant en France, il y a bien un niveau comparable à cette échelle, même si certains parlementaires aimeraient donner compétence à la Délégation aux opérations en cours des services.

 

3. Comment sécuriser l’absence de fuites ? Que développez vous à ce sujet, d’inédit, dans votre ouvrage ?

Les agents de la Délégation parlementaire au renseignement sont habilités ès qualités au secret de la défense nationale dans les conditions définies pour l’application de l’article 413-9 du Code pénal. Il n’y a eu pour l’heure aucune fuite en la matière.  Hors de la Délégation parlementaire au renseignement, on peut néanmoins regretter la révélation par un député en mars 2022 de façon incidente des informations relatives à la fourniture d’armes par la France à l’Ukraine en guerre contre la Russie, informations connues précisément du fait de l’appartenance dudit député à la Commission parlementaire de la défense nationale et des forces armées…

Premier ouvrage en la matière, il est fait état d’une analyse critique de l’organe de contrôle parlementaire du renseignement français, de ses ambitions et de ses missions depuis sa création en 2007 jusqu’à la dernière loi du 30 juillet 2021. L’analyse est complète et inédite en ce qu’elle porte sur le contrôle parlementaire du renseignement lato sensu, de la Délégation parlementaire au renseignement, de la Commission de vérification des fonds spéciaux ou apporte encore une analyse comparée avec les autres structures étrangères de contrôle parlementaire du renseignement.

Pour exemple, et au-delà de la question des fuites, cet ouvrage apporte des éléments novateurs dans l’étude du partage d’informations entre services, et notamment du partage international d’informations et de la règle du tiers service, où un service de renseignement envoie une information à un autre service étranger, le destinataire ne devant pas diffuser l’information à une tierce partie sans en prévenir le service transmetteur, le lien de confiance serait alors rompu, ce qui nuirait voire bloquerait toute coopération future.

L’étude a ainsi porté sur l’examen des « flux entrants » (informations reçues) et des « flux sortants » (informations émises) résultant de la jurisprudence européenne et des propositions de réforme de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Avec la décision Big Brother Watch et autres contre Royaume-Uni rendue par la Cour européenne des droits de l’homme du 13 septembre 2018 (n°58170/13, 62322/14 et 24960/15), la Cour a examiné pour la première la compatibilité des dispositions légales relatives au partage d’informations (et plus spécifiquement les « flux entrants ») et le droit au respect au droit de la vie privée (CEDH, art. 8).

La position définitive en la matière est le fruit de deux arrêts rendus le 25 mai 2021, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni (n°58170/13, 62322/14 et 24960/15) et Centrum för Rättvisa c. Suède (n° 35252/08).

Le contrôle des « flux entrants » opéré par la grande chambre reprend le raisonnement similaire à celui rendu dans l’arrêt rendu par la chambre le 13 septembre 2018, à savoir la nécessité pour ces « flux entrants » de la mise en place de garanties suffisantes « pour leur examen, leur utilisation, leur conservation, leur transmission à des tiers, leur effacement et leur destruction. Les garanties en question, qui ont d’abord été énoncées par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’interception de communications par les États contractants, s’appliquent également à la réception, par un État contractant, d’éléments interceptés demandés à un service de renseignement étranger. Dès lors, comme le soutient le Gouvernement, que les États ne sont pas toujours en mesure de savoir si des éléments reçus de services de renseignement étrangers sont le produit d’une interception, la Cour considère que les mêmes règles doivent s’appliquer à l’ensemble des éléments reçus de services de renseignement étrangers qui pourraient être le produit d’une interception » (Cour EDH, 25 mai 2021, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, n°58170/13, 62322/14 et 24960/15, § 498).

Dans la seconde affaire jugée le 25 mai 2021, Centrum för Rättvisa c. Suède (n° 35252/08), la Cour a contrôlé les « flux sortants ». Comme s’agissant du contrôle des « flux entrants », la Cour réitère la légitimité du partage d’informations entre services de renseignement, puisque « la coopération internationale est essentielle pour l’efficacité des efforts déployés par les autorités pour détecter et contrecarrer les menaces potentielles à la sécurité nationale des États contractants » (Cour EDH, 25 mai 2021, Centrum för Rättvisa c. Suède, n° 35252/08, § 321).

Par la loi n°2021-998 du 30 juillet 2021, le législateur a pris acte de la jurisprudence européenne, mais surtout de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 juillet 2021, La Quadrature du Net (n°2021-924 QPC). A l’origine du contentieux, l’association La Quadrature du Net avait exercé un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de la décision prise pour l’application de l’article L. 863-2 du Code de la sécurité intérieure relatif à l’information des services de renseignement. Dans le cadre de ce recours, l’association avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité visant cette même disposition.

Le Conseil d’Etat accepta de renvoyer devant le Conseil constitutionnel cette QPC afin de savoir si le législateur aurait méconnu l’étendue de sa compétence et affecté, ce faisant, le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances (CE, 19 mai 2021, La Quadrature du Net, n°431980).

A la suite d’un examen attentif, les Sages validèrent les dispositions relatives au partage d’informations entre services de renseignement, en concluant que celles-ci ne méconnaissaient pas le droit au respect de la vie privée. « D’une part, les informations ainsi partagées sont soumises au respect des règles encadrant les traitements de données à caractère personnel par les services de renseignement et, s’agissant des données recueillies au moyen de techniques de renseignement, des règles mentionnées au livre VIII du code de la sécurité intérieure. D’autre part, les dispositions contestées ne font pas obstacle au contrôle susceptible d’être exercé, par les autorités compétentes, sur les informations partagées » (Cons. const., 9 juill. 2021, La Quadrature du Net, n°2021-924 QPC, § 8).

 

4. Et en matière d’accès du public aux documents liés au renseignement : la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 a-t-elle vraiment tout changé ? Cette loi est-elle selon vous conforme à la Constitution ? Puisque de nombreuses de ses dispositions n’ont pas été évoquées par le  Conseil dans sa décision n° 2021-821 DC du 29 juillet 2021…

Il faut voir cela sous plusieurs aspects.

Le premier aspect concerne la communication élargie des documents à l’égard des membres de la Délégation parlementaire au renseignement (voir supra), nécessaire pour que le contrôle soit efficace et pertinent, sans pour autant compromettre l’action des services spécialisés de renseignement, les membres de la Délégation étant habilités au secret de la défense nationale.

Deuxième aspect, l’accès du public aux documents liés au renseignement stricto sensu n’est pas dénué de critiques, surtout de la part des archivistes se voyant fermer l’accès aux archives publiques dont la communication porterait atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée.

Dans sa décision n° 2021-822 DC du 30 juillet 2021, le juge constitutionnel prit acte du grief des sénateurs selon lequel les dispositions de fermeture des archives n’avaient pas défini avec une précision suffisante les critères permettant la prolongation de cette période, ce qui aboutirait à des délais indéfinis d’incommunicabilité, et de ne pas avoir conditionné cette prolongation à l’existence d’une menace ou d’un danger tiré de la divulgation des documents.

Pour autant, il considéra la disposition attaquée comme conforme à la Constitution, avec néanmoins deux réserves d’interprétation non négligeables. D’une part, ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le droit constitutionnel d’accès aux documents d’archives publiques (en vertu de l’article 15 DDHC), s’appliquer à des documents dont la communication n’a pas pour effet la révélation d’une information jusqu’alors inaccessible au public.

D’autre part, s’agissant du report du terme de la période de communication, jusqu’à la survenue d’un événement déterminé, des documents tenant à la fin de l’affectation de certaines installations civiles et militaires, il juge que les dispositions contestées ne sauraient faire obstacle à cette communication lorsque la fin de l’affectation de ces installations est révélée par d’autres actes de l’autorité administrative ou par une constatation matérielle.

Conforme à la Constitution, cette disposition aurait mérité d’être l’objet d’un débat plus approfondi. En instaurant un délai d’accès indéterminé pour les catégories nouvelles de documents, placés à plus forte raison entre les mains de l’administration (et non du législateur), un blocage pourrait être mis à l’œuvre à l’égard des documents entrant dans le champ des nouvelles catégories, un blocage qui concernerait l’accès, mais aussi le versement et la conservation desdits documents.

Même si les esprits chagrins pourraient y voir une fermeture de l’accès aux documents des nouvelles catégories, la loi du 30 juillet 2021 a aussi créé un article L. 213-3-1 dans le Code du patrimoine, en vertu duquel les services publics d’archives doivent informer les usagers, par tout moyen approprié, des délais de communicabilité des archives qu’ils conservent et de la faculté de demander un accès anticipé à ces archives conformément.

Maigres consolations certes que sont les réserves d’interprétation et l’article L. 213-3-1 du Code du patrimoine, ce qui pourrait présager à l’avenir une jurisprudence plus fournie en matière d’accès aux archives librement communicables après un délai déterminé. Dont acte.

 

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