Comment la faute de l’Etat, dans son contrôle des abattoirs, s’apprécie-t-elle en droit ?

mise à jour au 29 avril 2024

 

Le contrôle des abattoirs s’inscrit dans le cadre d’une catégorie où usuellement s’impose une responsabilité pour faute lourde, sauf — précisément — lorsqu’on sort des activités de contrôle (I.).

Mais comment viennent de l’illustrer diverses décisions, dont une d’avril 2024 du TA de Dijon, en confirmant d’autres de 2023 (des TA de Montpellier et de Pau), dans le cas des contrôles des abattoirs, se multiplient les jurisprudences qui (notamment au nom du règlement européen 1099/2009) se contentent d’une faute simple pour caractériser une faute de l’Etat pouvant donner lieu à indemnisation (II).

 

 

 

I. Le contrôle des abattoirs s’inscrit dans le cadre d’une catégorie où usuellement s’impose une responsabilité pour faute lourde, sauf — précisément — lorsqu’on sort des activités de contrôle

 

Au point 96 de l’excellent Fascicule 370-20 du JurisClasseur Responsabilité civile et Assurances, les Professeurs Michel Paillet et Marie-Christine Rouault (mise à jour 02/2022) écrivent :

« On admet généralement en doctrine (par ex., R. Chapus, préc. n° 34, n° 1473) que la responsabilité des collectivités publiques chargées d’exercer une mission de contrôle sur les personnes privées ou sur d’autres personnes publiques est conditionnée par l’existence d’une fautelourde . Il s’agit de l’un des domaines où la faute lourde a longtemps le mieux résisté, tant est puissante l’idée que l’action en responsabilité ouverte contre le contrôleur ne doit pas conduire à transférer sur celui-ci une responsabilité qui pèse, à titre principal, sur la personne contrôlée, qui est chargée d’assurer le service. Mais la faute simple se rencontre de plus en plus fréquemment dans les domaines du contrôle et de la tutelle, bien que l’exigence de la faute lourde soit maintenue en principe, à l’exception notable de l’absence de contrôle en matière d’amiante […] »

Reste que la faute lourde reste exigée pour les activités de contrôle et de tutelle opérés par l’Etat :

« faute lourde, seule susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat à raison de l’exercice du pouvoir de tutelle » (CE, 10 janvier 2001, n° 208766).

Tel est le cas par exemple en matière de contrôle les organismes privés de protection sociale (CE, 16 mars 2012, n° 342490), ou encore en matière de responsabilité pour défaillances dans le contrôle, sur les opérateurs, assuré par l’ARCEP (voir par exemple TA Paris, 29 décembre 2020, n° N° 1605470/5-2) ou de responsabilité de l’Etat pour faute dans les procédures de mandatement d’office au profit d’un créancier d’une collectivité (dans le cadre donc du contrôle financier des collectivités : CE, 5 juillet 2018, Ministre de l’intérieur c/ Département des Bouches-du-Rhône, n° 406671), etc.

Au nombre de ces cas de responsabilité qui n’est engagée qu’en situation de faute lourde, le juge administratif a pu dans le passé ranger le cas des contrôles opérés par les services vétérinaires de l’Etat dans le cas particulier de la lutte contre les épizooties :

« Considérant, cependant, qu’eu égard aux difficultés particulières que présentent les mesures prises par les services vétérinaires de l’Etat dans le cadre de la police sanitaire et dans l’intérêt de la protection de la santé publique en vue d’assurer effectivement l’exécution d’un arrêté portant déclaration d’infection et compte-tenu de l’urgente nécessité d’éviter la propagation de l’épizootie et de la gravité de la situation résultant notamment de la déclaration tardive de l’infection à l’autorité administrative compétente, les agissements des services vétérinaires n’ont pas, dans les circonstances de l’espèce, en raison notamment de la passivité des intervenants professionnels ayant assisté aux opérations de désinfection litigieuses, revêtu le caractère d’une faute lourde, seule susceptible d’engager en l’espèce la responsabilité de l’Etat ; »
CAA Nancy, 2 décembre 2004, 98NC01732  

NB : voir antérieurement, dans le même sens: CE, 12 février 1992, Lequertier, RDP 1993, p. 254 ; CAA Lyon, 22 décembre 2009, 07LY02147 ; etc. Voir aussi CE, 5 juillet 2010, 309634.

Pour des tâches binaires, en revanche, qui sont d’action et non de contrôles, la faute redevient simple. Tel est le cas s’agissant de l’obligation, lorsqu’un animal accidenté est abattu en tout autre lieu qu’un abattoir, que l’estomac et les intestins soient vidés et placés dans un récipient expédié avec la carcasse jusqu’à l’abattoir autorisé… à défaut de quoi la carcasse de l’animal ne pourra être livrée à la consommation humaine (CE, 20 juin 1994, n° 118669, aux tables).

 

 

II. Mais dans le cas des contrôles des abattoirs, se multiplient les jurisprudences qui (notamment au nom du règlement européen 1099/2009) se contentent d’une faute simple pour caractériser une faute de l’Etat pouvant donner lieu à indemnisation.

 

En revanche, s’agissant du contrôle des abattoirs, il n’est pas inédit que le juge ait statué sur les fautes de l’Etat sans entrer dans distinction entre faute simple ou lourde :

« Considérant que ces défaillances constatées dans l’accomplissement des missions confiées aux services sanitaires de l’Etat quant au contrôle des conditions de stockage et de transport des viandes résultant de l’abattage d’animaux et destinées à la consommation, compte tenu tant du caractère répétitif et de la stricte définition des procédures à appliquer, que des buts de santé publique poursuivis, sont constitutives d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ; que celui-ci n’est pas fondé à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Montpellier a considéré que sa responsabilité était engagée à l’égard de la société Harinordoquy ;»
CAA Marseille, 16 février 2009, n° 06MA00964

Voir aussi, mais pour un cas différent : CAA Bordeaux, 15 novembre 2005, n° 02BX02477. 

Pour un cas d’exigence de faute lourde, mais aux frontières des pouvoirs de police en matière de maladie animale, voir CAA Nancy, 2 mai 1996, n° 93NC01219.

 

Puis le TA de Montpellier a condamné l’Etat pour insuffisance dans son contrôle d’un abattoir, sans caractériser si la faute devait ou non être lourde, et ce alors même que lorsque les difficultés signalées par l’association L214 ont été communiquées, le Ministère a réagi.

Mais on ignore si en défense l’Etat a pensé à soulever l’éventuelle exigence d’une faute lourde pour que soit engagée sa responsabilité.

Le TA a surtout donné droit à une argumentation fondée sur les dispositions de l’article L. 214 du code rural et de la pêche maritime (CRPM) au titre desquelles les animaux sont des êtres sensibles qui ne doivent pas être soumis à des mauvais traitements.

L’association L. 214 a placé des caméras dans l’abattoir de Rodez qui ont mis en évidence des maltraitances d’animaux sur la chaîne d’abattage des ovins. Elle a mis ensuite, plusieurs mois après, en ligne, ces vidéos.

A la suite de cette dénonciation, le ministre de l’agriculture avait suspendu l’exploitation de l’abattoir.

Mais pour le TA, la faute a été commise au titre des carences des services vétérinaires de l’Etat dans les contrôles qu’ils doivent exercer, en vertu de réglementations européennes et nationales, de manière complète deux fois par an et au quotidien de manière inopinée.

Le tribunal a notamment relevé que la faute était d’autant plus établie que des manquements graves identifiés dès 2016 s’étaient répétés en 2020. Mais sans en passer par la qualification de lourde, ou non, de cette faute.

Au final, le tribunal condamne l’Etat à verser à l’association requérante la somme de 3 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral.

Voici cette décision qui peut alimenter la réflexion, mais aussi un peu interroger en droit :

TA Montpellier, 4 mai 2023, Association L.214, n°2024938

 

Le TA de Pau n’a pas été en reste, dans une affaire où les faits sont ainsi narrés par le juge administratif :

« 6. Il résulte de l’instruction que l’association L. 214 a diffusé au cours du mois de mars 2016 une vidéo tournée au cours de ce même mois, montrant, sur le poste de mise à mort, des manipulations violentes et des actes de violences infligés à des ovins, notamment des animaux tirés par la toison ou les oreilles alors qu’ils n’étaient pas étourdis, recevant des coups de crochet métallique sur la tête ou des coups de pied de la part d’opérateurs de l’abattoir, l’absence d’étourdissement systématique lors de l’abattage, des ovins jetés contre la table d’affalage dans le but de les étourdir, des agneaux manifestant des signes de conscience lors de la saignée, un agneau écartelé vivant après avoir été pris entre deux crochets en l’absence de l’opérateur de mise à mort, ainsi que des agneaux déambulant dans les locaux de l’abattoiraprès s’être échappés du restrainer et assistant à la mise à mort de certains de leur congénères. La vidéo diffusée par l’association montre également des actes de violence commis à l’encontre de bovins, tels que l’usage fréquent d’aiguillons électriques pour les faire avancer, la mise en œuvre de pratiques consistant à faire entrer les veaux par deux ou trois dans un box d’immobilisation destiné à n’accueillir qu’un animal et conduisant les animaux à se piétiner, des immobilisations manquées en raison de défaillances du pistolet par tige perforante, des bovins manifestant des signes de conscience lors de la saignée, et enfin, des opérations de découpe commençant sur des animaux dont le décès n’est pas certain. Dans ces conditions, les manquements à la réglementation relative au bien-être animal par les abattoirs du Pays de Soule sur les chaînes ovines et bovines, visibles sur la vidéo diffusée par l’association requérante, sont établis.»

 

Là encore, le juge détaille les fautes commises par les services vétérinaires, de manière précise, circonstanciée, sans avoir semble-t-il à en passer par une qualification de faute lourde :

« 7. Il résulte des textes précités que les réglementations européennes et nationales imposent une présence continue du service d’inspection vétérinaire pendant les horaires de fonctionnement de l’abattoir pour assurer les diverses missions de contrôle, dont celle portant sur la protection du bien-être animal, dans le cadre notamment d’inspections inopinées quotidiennes.
« 8. Il résulte de l’instruction, et notamment des fiches de liaison produites par le préfet en défense, que des manquements à la réglementation relative à la protection du bien-être animal ont été constatés par les services vétérinaires, tels que des comportements non adaptés d’un opérateur de mise à mort qui a manipulé de manière violente des animaux dans le couloir d’amenée, l’absence de contention d’ovins par les employés de l’abattoir qui ne les faisaient pas passer par le restrainer, ou l’absence de vérification, par les opérateurs, de l’état de conscience d’animaux lors de leur mise à mort. Des fiches de liaison en date des mois d’octobre et novembre 2015 révèlent également la persistance de mauvaises pratiques aux postes d’anesthésie et de saignée, ou de mauvaises manipulations d’animaux, notamment de veaux. S’agissant de ce dernier manquement, il résulte de l’instruction, et notamment d’une fiche de liaison en date du 19 mars 2016, que les services vétérinaires ont constatés que trois agneaux avaient été mal saignés, et ont porté l’appréciation selon laquelle cette pratique était inacceptable et contraire au respect du bien-être animal.
« 
9. Le préfet des Pyrénées-Atlantiques fait valoir en défense que les pratiques constatées dans la vidéo diffusée par la requérante étaient ignorées des services vétérinaires et ne sont le fait que des seuls opérateurs de mise à mort. A supposer toutefois que les agents des services vétérinaires aient ignoré une partie de la commission de ces manquements, dès lors notamment, et ainsi qu’il résulte des débats qui se sont tenus au cours de l’audience publique, que la configuration de l’abattoir rend difficile un contrôle visuel du comportement des opérateurs de mise à mort, ces circonstances ne sont pas de nature à exonérer l’Etat, à qui il appartient de veiller au respect des règles de protection du bien-être animal et pour ce faire de s’assurer que les agents des services de contrôle vétérinaire sont à même de pouvoir effectuer leur contrôle, de sa responsabilité dans son activité de contrôle. De même, les manquements susmentionnés consignés dans des fiches de liaison, qui ont donné lieu à de simples rappels à l’ordre des employés concernés, n’ont pas fait l’objet des suites administrative appropriées ni de signalements au procureur de la République, pour les plus graves d’entre eux. A ce dernier égard, si le préfet des Pyrénées-Atlantiques fait valoir en défense qu’une mise en demeure a été adressée à l’abattoir le 22 septembre 2015 par la direction départementale de la protection des populations, celle-ci ne concernait pas le contrôle relatif au respect du bien-être animal mais celui relatif au non-respect des règles d’ hygiène de la chaîne d’abattage, cette mise en demeure constituant la seule mesure contraignante ayant été mise en œuvre par les services de l’Etat, les autres courriers n’ayant consisté qu’en des invitations, à destination de l’abattoir, à prendre des mesures correctives. Il résulte en outre de l’instruction, et notamment des procès-verbaux d’audition par les services de la gendarmerie nationale de la vétérinaire et de la technicienne des services vétérinaires de l’abattoir de Mauléon, du 21 septembre 2016, que les services vétérinaires toléraient des pratiques consistant à ce que plusieurs veaux soient placés dans le box d’immobilisation, alors que le dispositif n’est destiné à accueillir qu’un seul animal, et ont admis, en ce qui concerne les bovins, avoir laissé perdurer de mauvaises pratiques de saignée, effectuée par cisaillement plutôt que par section nette de la carotide.
« 
10. Dans ces conditions, et alors que les rapports d’inspection annuelle devant être réalisées par ces services n’ont pas été produits par le préfet en défense, la carence fautive des services vétérinaires lors des contrôles inopinés quotidiens tirée d’une part de l’absence de mesures adaptées pour faire cesser les manquements constatés, au sens des dispositions précitées de l’article 9 de l’arrêté du 17 décembre 1997 et d’autre part de l’absence de mesures prise en vue de s’assurer de l’effectivité de l’activité de contrôle des opérateurs de mise à mort a contribué à l’absence de respect de la réglementation relative au bien-être animal par les abattoirs du Pays de Soule.
« 
11. Il résulte de tout ce qui précède que les dysfonctionnements précités dans l’activité de contrôle exercée par les services de l’Etat sur les chaînes ovine et bovine des abattoirs du pays de Soule à Mauléon-Licharre relativement au respect de la règlementation relative à la protection animale, constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité.»

 

Source :

TA Pau, 20 juillet 2023, n° 2101030. 

 

Puis c’est maintenant au tour du TA de Dijon de sanctionner l’Etat pour la faute simple de ses services vétérinaires, là encore au nom des dispositions spécifiques visant à assurer le bien-être des animaux avant leur mise à mort, notamment le règlement européen (CE) n° 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.

Le tribunal a relevé l’insuffisante intervention des services vétérinaires d’inspection de l’Etat pour faire cesser trois catégories de manquements constatés dans cet abattoir :

  • l’utilisation de l’aiguillon (bâton) électrique, destiné à faire avancer les animaux, dont l’utilisation « en première intention » est proscrite par la réglementation européenne si le bâton classique ou l’ordre vocal sont suffisants ;
  • l’absence de nourriture des bovins parqués plus de douze heures dans des box avant leur abattage, qui a perduré plusieurs années ;
  • l’insuffisante efficacité de l’utilisation du pistolet à tige perforante pour un animal abattu en urgence.

 

En revanche, rien ne justifiant la censure en matière d’abattage rituel (sur ce point, voir ici, et de ce côté-ci).

 

Source :

TA Dijon, 23 avril 2024, Association L214, n°2200604


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