Lors de la crise sanitaire ou à la suite de cette dernière, de nombreux concessionnaires en charge de l’exploitation d’équipements ayant subi des périodes de fermeture n’ont pas manqué de solliciter, auprès des personnes publiques concédantes, des indemnités invoquant notamment comme fondement, l’imprévision. Toutefois, les décisions de justice sur ce sujet sont encore assez rares, raison pour laquelle un jugement récent du Tribunal administratif de Dijon accordant à un concessionnaire une indemnité d’imprévision présente un intérêt particulier.
Dans cette affaire, par un contrat de délégation de service public conclu en janvier 2019, la Ville de Dijon a confié l’exploitation du parc des expositions et du palais des congrès à une association.
L’association avait ainsi la charge de l’animation, la gestion, la promotion et la commercialisation des ouvrages délégués.
En raison de la crise sanitaire, provoquée par la pandémie de covid-19, l’association a adressé, le du 26 avril 2021, à la Ville de Dijon une réclamation préalable afin de solliciter le versement d’une indemnité d’imprévision chiffrée à 1 642 493 euros HT. D’après l’association, ce montant correspondrait à son déficit global d’exploitation entre le 17 mars 2020 et le 31 décembre 2020.
Cette réclamation ayant donné lieu à une décision implicite de rejet, l’association a saisi le Tribunal administratif de Dijon afin d’obtenir la condamnation de la Ville de Dijon à lui verser une indemnité du même montant.
Le Tribunal administratif de Dijon a donc dû répondre à la question suivante : les circonstances exceptionnelles liées à la crise sanitaire justifient-elles l’octroi d’une indemnité sur le fondement de la théorie de l’imprévision ?
Dans un premier temps, le juge administratif rappelle le cadre juridique permettant d’octroyer une indemnité pour imprévision en reprenant les termes d’une jurisprudence récente du Conseil d’État (CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n°419155) :
« Une indemnité d’imprévision suppose un déficit d’exploitation qui soit la conséquence directe d’un évènement imprévisible, indépendant de l’action du cocontractant de l’administration, et ayant entrainé́ un bouleversement de l’économie du contrat ».
Puis, dans un deuxième temps, le juge procède à une analyse des circonstances de l’espèce. Il relève que la Ville de Dijon ne conteste pas que la crise sanitaire présente le caractère d’un évènement imprévisible et extérieur aux parties mais aussi que l’association a continué à exécuter le contrat de délégation de service public.
En outre, le Tribunal administratif relève que la crise sanitaire a crée un véritable bouleversement de l’économie du contrat pour l’association en charge de l’exploitation du centre des expositions :
« 5. En dernier lieu, il résulte de l’instruction et n’est pas contesté, sur le principe, par la commune de Dijon qu’entre les exercices comptables des années 2019 et 2020, l’association requérante a subi une nette dégradation de ses résultats financiers compte tenu de l’arrêt quasiment intégral de ses activités du fait des mesures sanitaires adoptées par les autorités publiques afin d’endiguer la pandémie. Ainsi, alors qu’elle avait enregistré un bénéfice de 865 695 euros HT entre le 4 février 2019 et le 31 décembre 2019, elle a subi un déficit global d’exploitation de 1 682 328 euros HT à la même période sur l’année 2020 et un déficit de 1 642 493 euros HT entre le 17 mars 2020 et le 31 décembre 2020. Or, le compte d’exploitation prévisionnel, annexé au contrat de délégation de service public, augurait pour l’année 2020 un déficit prévisionnel de seulement 480 068 euros. Dans ces conditions, la crise sanitaire ayant fait subir à la cocontractante de la commune de Dijon un déficit global d’exploitation plus de trois fois supérieur à ce qui était envisagé pour l’année 2020, elle doit être regardée comme ayant entraîné, dans les circonstances de l’espèce, le bouleversement de l’économie générale du contrat de délégation de service public ».
Il est intéressant de relever que le Tribunal administratif fait une analyse très concrète du déficit subi par le délégataire et relève, pour estimer que le bouleversement de l’économie du contrat est fondé, que la crise sanitaire a fait subir à la cocontractante de la Ville de Dijon un « déficit global d’exploitation plus de trois fois supérieur à ce qui était envisagé pour l’année 2020« .
Cette jurisprudence pourra ainsi constituer un nouvel exemple de bouleversement de l’économie du contrat ; notion toujours difficile à apprécier puisque ni les textes ni la jurisprudence n’ont pour l’instant fixé de seuil de référence.
Sur ce sujet, il est également loisible de relever que le Tribunal administratif de Dijon estime que le bouleversement temporaire de l’économie du contrat aurait été constitué même si sur la durée totale du contrat, l’exploitation du contrat de DSP avait été bénéficiaire :
« 6. L’allégation de la commune de Dijon selon laquelle l’association requérante aurait globalement réalisé un bénéfice sur l’ensemble de la durée d’exécution du contrat, outre qu’elle n’est pas établie et au contraire démentie par les pièces du dossier, demeure en tout état de cause sans incidence sur le droit pour la requérante d’obtenir une indemnité d’imprévision au titre du bouleversement temporaire de l’économie général de son contrat durant l’année 2020. La commune de Dijon ne peut pas davantage utilement soulever les dispositions de la circulaire n°6374/SG du 29 septembre 2022 et une réponse gouvernementale à une question parlementaire, lesquelles sont dépourvues de tout caractère normatif ».
En conséquence, selon le Tribunal administratif de Dijon, l’association est fondée à demander, sur le fondement contractuel, l’engagement de la responsabilité sans faute de la Ville de Dijon au titre de l’imprévision :
« 7. Compte tenu des critères identifiés au point 2 et de ce qui a été dit aux points 3 à 6 ci-dessus, l’association Dijon Congrexpo est fondée à demander, sur le fondement contractuel, l’engagement de la responsabilité sans faute de la commune de Dijon au titre de l’imprévision ».
Enfin, dans un troisième et dernier temps, le Tribunal procède à l’évaluation du montant de l’indemnité due à l’association. Il rejette les arguments de la Ville de Dijon selon lesquels les projections économiques antérieures devraient servir de base de calcul, soulignant que ces projections ont été immédiatement démenties par la réalité des résultats financiers de l’association :
« 10. D’une part, il résulte de l’instruction que l’activité́ de l’association requérante, censée être structurellement déficitaire selon les comptes prévisionnels annexés au contrat de délégation de service public, a en réalité́ dégagé́ un bénéfice de 865695 euros HT en 2019, 153438 euros HT en 2021 et 319 346 euros HT en 2022. Le déficit constaté sur l’ensemble de l’exécution du contrat, soit entre le 4 février 2019 et le 15 avril 2023, s’explique ainsi seulement par les difficultés exceptionnelles rencontrées durant l’année 2020. D’autre part, il résulte de l’instruction qu’en dépit de la particulières diligence de l’association requérante à informer à plusieurs reprises sa cocontractante de la précarité́ de sa situation financière, dès le mois de mars 2020, sur la base de documents comptables prévisionnels, la commune de Dijon, qui a refusé́ d’initier une procédure de conciliation, n’a fait une proposition d’indemnisation qu’au mois de septembre 2021, soit postérieurement à la date d’introduction de la requête. Dans ces conditions, en tenant compte de la part d’aléa incombant au délégataire dans l’exécution de son contrat, il sera fait une juste appréciation de l’indemnité d’imprévision en évaluant la somme de 1500 000 euros HT ».
Ainsi, en se fondant sur le déficit effectivement subi par l’association pendant la période de crise sanitaire, le Tribunal accorde à l’association une indemnité d’un montant de 1 500 000 euros.
Le jugement : TA de Dijon, 25 janvier 2024, Ville de Dijon, req. n°2102179
Article écrit avec la collaboration de Lou Préhu, juriste
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