Refus de concours de la force publique : réformation de l’expulsion ; disparition de l’indemnisation

Refus de concours de la force publique : la responsabilité de l’Etat pour tardiveté pour retard à apporter son concours à une expulsion ne sera pas engagée si, in fine, le juge judiciaire censure l’expulsion, quand bien même la lenteur à apporter le concours de la force publique à cette exécution se faisait en un temps où l’expulsion était légale et, à cette époque, validée par le juge. 

La nouvelle (et très logique) décision du Conseil d’Etat en ce sens complexifie un peu plus le mode d’emploi en ce domaine. Rappelons au passage en effet qu’en la matière, le juge administratif doit tenir compte de la sauvegarde de l’ordre public, qui peut fonder une telle décision (et ce n’est pas nouveau), et/ou des circonstances postérieures à la décision du juge judiciaire statuant sur la demande d’expulsion (ce n’est pas non plus nouveau), y compris avec prise en compte des demandes formulées après coup devant le juge judiciaire pour obtenir un délai avant expulsion .

  • I. Sur la légalité de tels refus, la jurisprudence plus que centenaire a évolué en 2023
  • II. Sur les indemnisations qui peuvent en résulter, non sans logique, le juge complexifie son mode d’emploi par une décision du 17 mai 2024 (pas de préjudice si, in fine, au jour où le juge administratif statue, la décision d’expulsion a été censurée par le juge judiciaire)


 

I. Sur la légalité de tels refus, la jurisprudence plus que centenaire a évolué en 2023

 

Les étudiants en droit ont tous appris, un jour, que l’administration pouvait, parfois, décider de ne pas mettre fin à un trouble à l’Ordre public, que cette décision pouvait même parfois être légale (pour éviter un trouble plus grand encore, par exemple, ce qui n’exclut pas l’indemnisation [voir II]), qu’il s’agisse de refus de chasser des populations locales (CE, 30 novembre 1923, Couitéas, GAJA 38 ou 37 selon les éditions) ou du refus de mettre fin à une occupation d’usine (CE Ass. 3 juin 1938 Société “La cartonnerie et imprimerie Saint-Charles” n° 58698 et 58699)… et les étudiants, alors, d’apprendre que de telles occurrences sont rarissimes.

Et les élus, face à l’inaction des forces de l’Ordre en cas d’occupation du domaine public, de tenter cette voie, parfois, pour faire bouger un peu l’Etat… en général avec un succès mitigé.

Depuis 2010, la formule canonique en ce domaine (intégrant aussi la dimension sociale, humaine, de ces expulsions, désormais) est la suivante :

« Toute décision de justice ayant force exécutoire peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle est requise, prêter main forte à cette exécution. Toutefois, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public ou à la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire d’expulsion – telles que l’exécution de celle-ci serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine – peuvent légalement justifier, sans qu’il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique. En cas d’octroi de la force publique, il appartient au juge de rechercher si l’appréciation à laquelle s’est livrée l’administration sur la nature et l’ampleur des troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par sa décision ou sur les conséquences de l’expulsion des occupants compte tenu de la survenance de circonstances postérieures à la décision de justice l’ayant ordonnée, n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.»
CE, 30 juin 2010, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales c/ M. et Mme , n° 332259, rec. p. 225.

Le Conseil d’Etat a ensuite (11 octobre 2023, n° 474491), à la marge, de faire évoluer cette formulation avec cette nouvelle rédaction qui va entrer aux tables du rec. :

«  Toute décision de justice ayant force exécutoire peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle est requise, prêter main forte à cette exécution. Toutefois, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public ou à la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire statuant sur la demande d’expulsion ou sur la demande de délai pour quitter les lieux et telles que l’exécution de l’expulsion serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu’il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique. En cas d’octroi de la force publique il appartient au juge de rechercher si l’appréciation à laquelle s’est livrée l’administration sur la nature et l’ampleur des troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par sa décision ou sur les conséquences de l’expulsion des occupants compte tenu de la survenance de circonstances postérieures à la décision de justice l’ayant ordonné, n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. »

Ce qui a donc changé sur ce point en 2023, c’était la prise en compte, donc, par le juge administratif, pour apprécier si c’est légalement qu’a été refusé le concours de la force publique, après la décision judiciaire d’expulsion donc, de nouvelles demandes formulées devant le juge judiciaire tendant à obtenir, pour la personne à expulser, de délais supplémentaires pour quitter les lieux.

 

II. Sur les indemnisations qui peuvent en résulter, non sans logique, le juge complexifie son mode d’emploi par une décision du 17 mai 2024 (pas de préjudice si, in fine, au jour où le juge administratif statue, la décision d’expulsion a été censurée par le juge judiciaire) 

 

Quand ensuite une personne subit le fait que l’administration n’apporte pas son concours à cette expulsion, celle-ci pourra être indemnisée si elle en subit un préjudice grave et spécial, au titre d’une responsabilité sans faute.

Les arrêts canoniques en ce domaine ont été cités ci-avant (CE, 30 novembre 1923, Couitéas, GAJA 38 ou 37 selon les éditions ; CE Ass. 3 juin 1938 Société “La cartonnerie et imprimerie Saint-Charles” n° 58698 et 58699)…

Ainsi, à titre d’exemple, le TA de Lille a-t-il condamné l’Etat à indemniser la société gestionnaire du port de Calais de son préjudice économique pour avoir refusé de recourir à la force publique pour disperser les barrages qui bloquaient le port (TA Lille, 17 mai 2018, n° 1509059).

De même le Conseil d’Etat a-t-il appliqué cette même jurisprudence pour un autre blocageportuaire affectant un autre navire d’une société de transport maritime se trouve bloqué dans un port par des marins grévistes. Dans cette affaire, le juge avait rappelé que :

  • Le dommage résultant de l’abstention des autorités administratives de recourir à la force publique pour permettre l’utilisation normale du domaine public portuaire ne saurait être regardé, s’il excède une certaine durée, comme une charge incombant normalement aux usagers du port. Ce n’est pas nouveau mais cela méritait, en effet, bien, d’être rappelé et son extension au domaine public confirmée.
  • Ces derniers sont fondés à demander réparation à l’Etat d’un tel préjudice, s’il présente un caractère grave et spécial, alors même que l’abstention des autorités administratives ne présenterait pas de caractère fautif.

Source : Conseil d’État, 30 septembre 2019, n° 416615, aux tables — voir ici l’arrêt et notre article.

Oui mais ces affaires peuvent prendre du temps non sans retournements de situations. Les longs mois où l’administration traîne à prêter son concours à une expulsion… celle-ci peut être légale, décidée par un juge.

Et le jour où l’on traite de l’indemnisation, au contentieux, en raison de ce refus de concours… ce jour là il est possible que ladite expulsion ait perdu sa base légale… qu’elle ait été censurée par le juge judiciaire à hauteur d’appel ou de cassation.

En pareil cas, le Conseil d’Etat vient de poser qu’il n’est aucune indemnisation à attendre de l’Etat.

Ce sera alors la douche froide pour celui qui aura subi coup sur coup un désavoeu au judiciaire puis en administratif… après avoir passé des mois ou des années à s’accrocher à la légalité de l’expulsion reconnue par le juge du fond ET à s’impatienter de voir l’Etat refuser de bouger… avant que de voir le juge administratif refuser de l’indemniser.

MAIS C’EST  LOGIQUE car :

  • d’une part le juge de l’indemnisation (comme toujours au plein contentieux, pour schématiser) se place au jour où il statue
  • d’autre part, il ne saurait y avoir de préjudice à ne pas avoir eu d’expulsion à laquelle on n’avait, finalement, pas droit.
    Sources citées par les futures tables :
  • Rappr., en matière de refus de concours de la force publique, s’agissant d’une décision rétractée par la juridiction judiciaire, CE, 21 juin 2013, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration c/ SCI JPPS, n° 356515, T. pp. 679-833-837 ; dans d’autres contentieux, s’agissant de l’inexécution d’un jugement d’un tribunal administratif frappé d’appel, CE, 27 janvier 1960, Ministre de la reconstruction c/ Dame veuve Lannoy, T. p. 63, sur un autre point ; s’agissant de l’inexécution d’un jugement annulé par le Conseil d’Etat, CE, 23 septembre 1983, Ministre de l’intérieur c/ Dridi, n° 16032, T. pp. 829-838-861.

 

D’où la décision du Conseil d’Etat que voici :

  • Conseil d’État, 17 mai 2024, n° 475486, aux tables du recueil Lebon

  • avec ce résumé aux futures tables du rec. :
    • « Jugement ayant ordonné l’expulsion des occupants d’un bien. Représentant de l’Etat ayant sursis à statuer sur la demande de concours de la force publique, en raison de l’exercice d’un recours contre ce jugement. Cour d’appel ayant confirmé ce jugement. Concours de la force publique ayant été apporté plus d’un an après la demande. Cour de cassation ayant ultérieurement cassé l’arrêt de la cour d’appel qui, ressaisie du litige, a infirmé l’ordonnance. Propriétaire du bien demandant l’indemnisation des préjudices causés par le retard mis par l’Etat à prêter le concours de la force publique. Le retard de l’Etat à prêter son concours à l’exécution de l’ordonnance qui avait ordonné l’expulsion des occupants, n’a pu, dès lors que celle-ci a été ensuite infirmée en toutes ses dispositions par une cour d’appel, porter atteinte à un droit définitivement acquis de la propriétaire du bien. Dans ces conditions, celle-ci ne justifie pas d’un préjudice susceptible de lui ouvrir droit à indemnité.»

 

 


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