RIIPM de l’A69 et de l’A680 : comparons les jugement au fond du TA de Toulouse puis les ordonnances de la CAA de Toulouse, en référé collégial, accordant (fait rare) le sursis à l’exécution de ces jugements

Le TA de Toulouse avait estimé que dans les cas des autoroutes A69 et A680, il n’y avait pas de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM ou RIPM) justifiant les dérogations « espèces protégées ». C’est donc en application de ce régime, strict mais un brin subjectif (I), que ce projet d’infrastructure avait été censuré (II.A.). 

Puis vint un coup de tonnerre : la CAA de Toulouse a accepté, fait très rare, de surseoir à l’exécution de la décision de première instance (II.B.1.), et ce en référé collégial, changeant la tournure de ce dossier au moment où en plus s’esquisse une réponse législative fort débattue y compris en termes constitutionnels. 

 

I. Rappel des régimes propres aux espèces protégées, (qu’il n’est possible de perturber que quand trois conditions se trouvent réunies, dont celle tenant à des « raisons impératives d’intérêt public majeur » [RIIPM])…

 

La directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage, dite directive Habitats, et la directive du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages imposent aux États membres de mettre en place un régime général de protection stricte des espèces animales, des habitats et des oiseaux. Ce régime figure aux articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement.

En matière d’espèces protégées, le principe est ainsi celui de l’interdiction de toute destruction desdites espèces ou de leur habitat (art. L.411-1 du code de l’environnement), sous réserve des dérogations à ce principe (art. L. 411-2 de ce même code), le tout assurant la transposition de la directive Habitats 92/43/CEE du 21 mai 1992.

Schématiquement, une telle dérogation suppose que soient réunies trois conditions (cumulatives, donc) :

  1. il n’y a pas de solution alternative satisfaisante
  2. il n’en résulte pas une nuisance au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »
  3. le projet conduisant à cette destruction sert lui-même un des motifs limitativement énumérés par la loi, à savoir (conditions alternatives, cette fois) :
    • protéger la faune et de la flore sauvages et la conservation des habitats naturels ;
    • prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;
    • s’inscrire dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;
    • agir à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ;
    • permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié de certains spécimens.

Ces conditions sont cumulatives et, souvent, c’est sur la notion de « raisons impératives d’intérêt public majeur » que sont fondées les dérogations.

Avec des débats sur l’application de ceci en matière d’énergie renouvelable.

NB  : sur ce point, une présomption est prévue par la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 ) . Un régime un peu équivalent a été prévu pour le nucléaire (article 12 de la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023). Sur les mesures réglementaires en ce domaine, voir ici. 

Il en résulte de nombreuses jurisprudences que j’ai tenté de synthétiser dans nombre d’articles au sein du présent blog. En matière d’énergie, donc, mais assis de tous projets d’aémangement, de carrières, d’ICPE, de logement social…

Sur ce dernier point voir par exemple Conseil d’État, 29 janvier 2025, Société Batigère Habitat et autre c/ l’association  » La salamandre de l’Asnée, n° 489718, aux tables du recueil Lebon (et voir ici notre article). 

Enfin, une quasi-dépénalisation (bon j’exagère un peu, mais pas tant que cela) est prévue en ce domaine dans certains cas par la future loi « souveraineté alimentaire et agricole » (voir ici ; cf. une réaction et une explication , de mon confrère A. Berne).

 

 

II. Solutions toulousaines avec une décision qui a fait sensation PUIS une censure avec un octroi, rare, d’un sursis à exécution

 

En application de ce régime, strict, ce projet d’infrastructure avait été censuré par le TA de Toulouse (II.A.).

Puis vint un coup de tonnerre : la CAA de Toulouse a accepté, fait très rare, de surseoir à l’exécution de ces décisions (II.B.1.), changeant la tournure de ce dossier (II.B.2.) au moment où en plus s’esquisse une réponse législative fort débattue y compris en termes constitutionnels. 

II.A. Application par le TA de Toulouse en ce domaine

 

En ce domaine, l’appréciation de l’utilité de tel ou tel projet d’infrastructures s’avère toujours subjectif. Même sans aller jusqu’à la question des RIIPM, la simple utilité publique de telle ou telle infrastructure de transport peut donner lieu à des débats où la subjectivité ne peut être évitée (sur le CDG express, voir ici, ce qui avait ensuite été validé par le CE ).

Or en ce domaine, s’il est un chantier qui a donné lieu à débats et à rebonds contentieux, c’est bien celui des projets d’autoroute A69 et d’élargissement de l’autoroute A680, qui avaient été autorisés par les préfets de la Haute-Garonne et du Tarn en mars 2023.

Estimant que les les bénéfices s’avèrent très limités pour le territoire et ses habitants, le TA de Toulouse a censuré le projet au motif qu’il n’y avait pas RIIPM au point de pouvoir déroger aux règles de protection de l’environnement et des espèces protégées.

Dans sa décision, le tribunal rappelle que la dérogation que les préfets ont accordée aux deux projets n’est possible que si trois conditions sont réunies : si le maintien des espèces protégées n’est pas menacé, s’il n’existe pas de solution alternative et si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur. Toutefois le tribunal administratif estime que les deux projets ne répondent pas à une telle raison car leurs bénéfices économiques, sociaux et de sécurité publique sont trop limités.

Voici les arguments retenus par le TA :

  • gain de temps limité (vingtaine de minutes aux usagers par rapport au trajet actuel).
  • faible réalité, selon le TA, de la nécessité de « désenclaver » le bassin Castres-Mazamet (pas de décrochage démographique ni économique selon le TA en comparaison des autres bassins situés aux alentours de Toulouse).
  • pas de preuve d’une particulière accidentalité de la RN 126 dans son état actuel
  • les avantages de l’autoroute sont très relatifs, selon le TA, lequel estime que l’itinéraire de substitution prévu pour les automobilistes ne souhaitant pas s’acquitter du prix du péage ne présentera plus des conditions optimales de sécurité, ni un confort similaire à celui de l’actuel itinéraire.
  • coût élevé du péage du projet A69 qui est, selon le juge, de nature à en minorer significativement l’intérêt pour les usagers et les entreprises (et la baisse évoquée d’un tiers de ce prix n’étant qu’au stade de projet).

 

Voici ces décisions :

 

 

II. B. Coup de tonnerre à la CAA de Toulouse

La CAA a appliqué le régime, à usage fort mesuré usuellement, du sursis à l’exécution  (II.B.1.), changeant la tournure de ce dossier (II.B.2.) au moment où en plus s’esquisse une réponse législative fort débattue y compris en termes constitutionnels. 

 

II.B.1. Le régime, à usage fort mesuré usuellement, du sursis à exécution (SAE) des décisions de première instance

 

L’article R. 821-5 du Code de Justice Administrative (CJA) prévoit un régime particulier de « sursis à l’exécution » de la décision juridictionnelle si trois conditions sont réunies :

  • la décision est rendue en dernier ressort
  • elle risque d’entraîner des conséquences difficilement réparables
  • les moyens invoqués paraissent, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à justifier, outre l’annulation de la décision juridictionnelle rendue en dernier ressort, l’infirmation de la solution retenue par les juges du fond.

L’appel d’un jugement de TA n’est par défaut pas suspensif (article R. 811-14 du code de justice administrative [CJA], sauf régimes particuliers). Mais le requérant peut demander la suspension du jugement par lui combattu dans le cadre des articles R. 811-15 à R. 811-17 de ce même code. Un autre régime de ce type existe à hauteur de cassation via l’article R. 821-5 du CJA.

Il est très rare qu’un tel sursis à exécution (SAE) soit prononcé.

Citons ceux de ces textes qui sont applicables à hauteur d’appel :

  • Lorsqu’il est fait appel d’un jugement de tribunal administratif prononçant l’annulation d’une décision administrative, la juridiction d’appel peut, à la demande de l’appelant, ordonner qu’il soit sursis à l’exécution de ce jugement si les moyens invoqués par l’appelant paraissent, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à justifier, outre l’annulation ou la réformation du jugement attaqué, le rejet des conclusions à fin d’annulation accueillies par ce jugement.

  • Lorsqu’il est fait appel par une personne autre que le demandeur en première instance, la juridiction peut, à la demande de l’appelant, ordonner sous réserve des dispositions des articles R. 533-2 et R. 541-6 qu’il soit sursis à l’exécution du jugement déféré si cette exécution risque d’exposer l’appelant à la perte définitive d’une somme qui ne devrait pas rester à sa charge dans le cas où ses conclusions d’appel seraient accueillies.

  • Dans les autres cas, le sursis peut être ordonné à la demande du requérant si l’exécution de la décision de première instance attaquée risque d’entraîner des conséquences difficilement réparables et si les moyens énoncés dans la requête paraissent sérieux en l’état de l’instruction.

  • A peine d’irrecevabilité, les conclusions tendant, en application des dispositions des articles R. 811-15 à R. 811-17, au sursis à l’exécution de la décision de première instance attaquée doivent être présentées par requête distincte du recours en appel et accompagnées d’une copie de ce recours.

    Les dispositions de l’article 12 du décret n° 2003-543 s’appliqueront aux instances engagées à partir du 1er septembre 2003.
  • A tout moment, la juridiction d’appel peut mettre fin au sursis qu’elle a ordonné.

 

Ce régime a été précisé sur de nombreux points ces dernières années :

Reste que le moins que l’on puisse dire est que les juridictions font un usage modéré de cet outil. Mais on pourra faire un parallèle entre la décision de la CAA de Toulouse présentement commentée et celle de la CAA de Paris que voici (avec la CAA qui censurait une version décroissante du trafic aérien) :

 

II.B.2. La décision de la CAA de Toulouse

 

la CAA de Toulouse a accepté, fait très rare, de surseoir à cette exécution (II.B.1.), changeant la tournure de ce dossier (II.B.2.) au moment où en plus s’esquisse une réponse législative fort débattue y compris en termes constitutionnels.

La cour administrative d’appel de Toulouse a été saisie de trois appels formés contre ces jugements par l’Etat et les deux sociétés bénéficiaires des autorisations environnementales annulées. Chacun de ces appels était accompagné de requêtes tendant à ce que la cour prononce le sursis à l’exécution des jugements dans l’attente de l’examen au fond des appels dans les conditions prévues aux articles R. 811-15 et R. 811-17 du code de justice administrative.

Statuant en formation collégiale et à la suite d’une audience qui s’est tenue le mercredi 21 mai 2025, la cour prononce le sursis à l’exécution des deux jugements d’annulation des autorisations environnementales en litige.

La cour s’est fondée sur les seules dispositions de l’article R. 811-15 du code de justice administrative. Elle a estimé que le moyen tenant à l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur susceptible de justifier l’octroi d’une dérogation à l’interdiction de porter atteinte aux espèces protégées pour la réalisation du projet de liaison autoroutière Castres Toulouse était, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à justifier non seulement l’annulation des jugements critiqués devant elle mais également le rejet des conclusions accueillies par le tribunal administratif de Toulouse.

Elle a par ailleurs estimé, toujours en l’état de l’instruction, que les autres moyens développés devant elle par les associations et personnes contestant les autorisations environnementales ne paraissaient pas sérieux et de nature à confirmer l’annulation des arrêtés préfectoraux prononcée par le tribunal.

Le sursis à l’exécution ainsi prononcé a pour effet de remettre en vigueur les autorisations environnementales qui avaient été annulées jusqu’à ce que la cour se prononce sur les trois appels dont l’instruction contradictoire se poursuit devant elle.

 

 


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