Un mauvais timing, plutôt anodin d’ailleurs, peut être… une erreur manifeste d’appréciation (suspension de la réforme de l’assurance-chômage)

Quis con ipsos custodes ? (Juvenal) - L-e problème n'est pas que national... Source : https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1204708692022587392/photo/1

Assurance-chômage : le Conseil d’Etat suspend la mise en place de la réforme pour des raisons… de calendrier. Oui. De calendrier. Pas de fond. Il y a donc suspension pour erreur manifeste d’appréciation dans le choix de la date d’entrée en vigueur de la réforme.

Ce que l’on appelle souvent le « contrôle des motifs », pour reprendre l’expression usuelle forgée par le professeur Léon Michoud  (voir ici) au début du XXe siècle (Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration, R.G.A, 1914, T. 3, p. 9 ; voir aussi R. Bonnard :«le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir», RDP, 1923, p. 363 à 392) porte sur le contrôle de la pertinence même, en opportunité, d’une décision administrative (contrôle de proportionnalité en matière de police administrative ; de coût bilan -avantages en aménagement, de l’erreur manifeste d’appréciation en cas de contrôle restreint…).

Bref, la compétence, les vices de forme ou de procédure, l’erreur de droit ou de fait, la violation directe de la loi, le détournement de pouvoir… constituent des contrôles juridictionnels très… très juridiques. Il y a une norme juridique. On vérifie que l’on a une application du droit conforme à la norme. Point.

Et le contrôle des motifs se rapproche plus du contrôle, plus ou moins approfondi, de la pertinence de cette action. En contrôle restreint, ce qui est censuré, alors, c’est l’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Je vulgarise toujours cette notion en posant qu’une EMA, c’est une immense plantade dans la pertinence même de la solution administrative retenue. Une connerie qu’on en peut pas transformer en violation d’une règle de droit, mais que le juge censure quand même.

Toujours plus délicat, voire cursif, dans ses expressions, le Conseil d’Etat préfère y voir un cas où « l’administration s’est trompée grossièrement dans l’appréciation des faits qui ont motivé sa décision » (voir ici).

Bref :

  • A/ soit les EMA restent rares, car le juge ne censure vraiment que les énormes plantades, car le juge se souvient que par ailleurs les actes administratifs sont pris par des personnes ayant directement ou indirectement l’onction démocratique et que donc le juge ne doit s’immiscer dans les questions d’opportunité que dans des cas extrêmes
  • B/ soit l’EMA n’est plus rare et, là, s’ouvre une alternative :
    • B1/ SOIT l’EMA peut devenir moins rare parce que l’administration est particulièrement défaillante
    • B2 / SOIT l’EMA est souvent reconnue par le juge… parce que le juge oublie les limites de sa propre légitimité, parce qu’il finit parfois ne plus avoir à l’esprit que ce n’est que dans des cas extrêmes qu’il est légitime (et encore…) qu’il se hasarde sur le terrain de l’opportunité, sur le contrôle des motifs.

 

Il me semble que nous venons d’attendre le point ultime, le point B2. Touché. Coulé. Au terme d’une triste bataille navale.

Que s’est-il passé ? Voici, au fil des 8 paragraphes ci-dessous, les faits, et l’ordonnance rendue ce jour, tels que narrés par le Conseil d’Etat lui-même.

Saisie par plusieurs syndicats qui contestaient la réforme de l’assurance-chômage, la juge des référés du Conseil d’État suspend les règles de calcul du montant de l’allocation chômage qui devaient entrer en vigueur le 1er juillet. En effet, les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas, selon la juge des référés du Conseil d’Etat, de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité. En revanche, la juge ne remet pas en cause le principe de la réforme elle-même.

Après l’échec de négociations en 2018 avec les principaux syndicats de travailleurs et d’employeurs, le Gouvernement a pris le décret du 26 juillet 2019 qui redéfinit le régime d’assurance-chômage. À la suite de son annulation partielle par le Conseil d’État en novembre 2020, un nouveau décret du 30 mars 2021 reprend, en les amendant, les dispositions relatives au mode de calcul de l’allocation chômage et à la contribution des employeurs.

Plusieurs syndicats, dont la CFDT, la CGT, FO, l’UNSA, la FSU, la CFE-CGC et l’Union syndicale solidaire, ont demandé au juge des référés du Conseil d’État de suspendre ce décret.

Une situation économique trop incertaine pour une application immédiate des nouvelles règles de calcul de l’allocation

Avec les nouvelles règles de calcul de l’allocation chômage, le Gouvernement poursuivait un objectif : favoriser les emplois durables. Le Gouvernement souhaitait pour ce faire rendre moins favorable l’indemnisation chômage des salariés alternant périodes d’emploi et périodes d’inactivité, mais aussi mettre en place un système de bonus-malus sur les cotisations chômage dues par les employeurs, pour inciter ces derniers à proposer des contrats longs.

La juge des référés du Conseil d’État observe qu’alors même que le contexte économique s’améliore ces dernières semaines, de nombreuses incertitudes subsistent quant à l’évolution de la crise sanitaire et ses conséquences économiques sur la situation de celles des entreprises qui recourent largement aux contrats courts pour répondre à des besoins temporaires. Or ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs, qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité.

Alors que la réforme prévoit de différer au 1er septembre 2022 la mise en œuvre du système de bonus-malus pour les cotisations dues par les employeurs, précisément en raison des incertitudes sur l’évolution de la situation économique et du marché du travail, les nouvelles règles de calcul pour les salariés s’appliquent dès le 1er juillet prochain.

La juge des référés considère qu’est sérieuse la contestation portant sur l’erreur manifeste d’appréciation entachant ainsi l’application immédiate de la réforme pour les salariés.

Pour cette raison, l’application des nouvelles règles de calcul des allocations pour les salariés qui perdront leur emploi à compter du 1er juillet 2021 est suspendue.

Après cette ordonnance rendue en urgence, les recours « au fond » des syndicats contre le décret réformant l’assurance-chômage seront jugés par le Conseil d’État d’ici quelques mois.

 

Qu’en déduire ? Que même choisir, en sortie de pandémie, en sortie du « quoi qu’il en coûte », d’appliquer les réformes voulues par le Gouvernement, peut être censuré pour des raisons de dates d’effet pour une réforme annoncée globalement depuis deux ans. Pas pour le fond. Juste parce que le juge estime que la date n’est pas opportune. Donc sur une terrain où le juge ne peut censurer que des plantades manifestes puisqu’au fond c’est par un artifice que l’on transforme de tels moyens en argumentation juridique.

Ce qui nous ramène encore et toujours, à court terme, à la phrase ultra rabâchée mais si pertinente de Juvénal : Quis con ipsos custodes?

Source : CE, ord., 22 juin 2021, 452210 et suivants

 

 

Quis con ipsos custodes? – L-e problème n’est pas que national… Source : https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1204708692022587392/photo/1