Selon un TA, il est illégal, pour une agence de l’eau, de financer la destruction d’ouvrages hydrauliques en rivières classées « continuité écologique »

Le TA de Cergy-Pontoise vient de poser qu’il est — depuis la loi Climat Résilience de 2021 — illégal, pour une agence de l’eau, dans son programme pluriannuel d’intervention, de financer la destruction d’ouvrages hydrauliques (au moins dans le cas des moulins, au moins quand ceux-ci sont fondés en titre), sauf peut être dans des cas très particuliers (demande — rare certes en pratique — des propriétaires par exemple). 

Les installations, ouvrages, travaux et activités en rivière sont soumis à des contraintes juridiques qui peuvent prendre la forme de :

  • dossier « loi sur l’eau » : nature des travaux (déclaration ou autorisation ? Art. R. 214-1 à 214-56 C. env.)
  • dossier « déclaration d’intérêt général » : habilitation du maitre d’ouvrage et modalités
  • dossier « déclaration d’utilité publique » : maitrise foncière par expropriation ou servitudes.

 

L’art. L. 214-17 du Code de l’environnement (encore modifié par la loi Climat / résilience n° 2021-1104 du 22 août 2021) prévoit un régime de continuité écologique des cours d’eau… avec des cours d’eau classés en catégorie 1 ou 2 (liste 1 ou 2). Avec :

  • une interdiction de tout nouvel obstacle pour les cours d’eau de catégorie 1 (en très bon état écologique, réservoirs biologiques, dotés d’une riche biodiversité jouant le rôle de pépinière)
  • une obligation de mise en conformité des ouvrages au plus tard dans les 5 ans pour les cours d’eau de catégorie 2 (liste 2) et donc un régime d’autorisation.

Ce régime d’autorisation connaissait, une considérable dérogation via L’article L214-18-1 du Code de l’environnement, créé par la loi n°2017-227 du 24 février 2017, en matière de moulins à eau, qui a été considérée comme conforme à la Constitution (et à ce titre validée par le Conseil constitutionnel) mais censurée par le Conseil d’Etat pour inconventionnalité (méconnaissance du droit européen).

Sources :

Selon l’article R. 214-109 du code de l’environnement :

« Constitue un obstacle à la continuité écologique, au sens du 1° du I de l’article L. 214-17 et de l’article R. 214-1, l’ouvrage entrant dans l’un des cas suivants :
1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu’il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ;
2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ;
4° Il affecte substantiellement l’hydrologie des réservoirs biologiques.»

Sur l’histoire de cet article, voir notamment : Conseil d’État, 15 février 2021, n° 435026 (voir ici cette décision et notre article) ; à la suite du décret n° 2019-827 du 3 août 2019 (voir ici pour ce texte et notre article).

Crédits : coll. pers. Gif-s/Yvette 2021

On se retrouve désormais avec :

 

Dans ce cadre déjà tendu, voici que, par une décision n° 1904387 – 2207014 du 9 juin 2023, le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise « saisi par Hydrauxois, la FFAM et de nombreux autres requérants associatifs vient de prononcer l’annulation partielle du programme d’aide à la destruction des ouvrages hydrauliques en rivières classées continuité écologique de l’agence de l’eau Seine-Normandie » (citation de Hydrauxois : voir ici sur leur site http://www.hydrauxois.org/2023/06/la-justice-condamne-et-annule-le.html)...

Du point de vue des fédérations de moulins, c’est une victoire importante, même si pour l’instant celle-ci n’est rendue que par une juridiction de première instance (décision qui n’entrera pas aux tables du rec. mais qui est tout de même classée C+, et non C).

Pour les Agences de l’eau, c’est le début d’un moment de grande vigilance pour leurs règlements d’interventions / programmes pluriannuels d’intervention.

Au coeur de ce débat : l’article L. 214-17 du code de l’environnement, tel que modifié par la loi climat / résilience précitée.

Citons cet article dans sa version actuelle (la mise en gras et souligné étant, bien sûr, de nous, mais s’avérant déterminante pour notre sujet) :

  • « I.-Après avis des conseils départementaux intéressés, des établissements publics territoriaux de bassin concernés, des comités de bassins et, en Corse, de l’Assemblée de Corse, l’autorité administrative établit, pour chaque bassin ou sous-bassin :
    1° Une liste de cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux parmi ceux qui sont en très bon état écologique ou identifiés par les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux comme jouant le rôle de réservoir biologique nécessaire au maintien ou à l’atteinte du bon état écologique des cours d’eau d’un bassin versant ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire, sur lesquels aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages s’ils constituent un obstacle à la continuité écologique.
    Le renouvellement de la concession ou de l’autorisation des ouvrages existants, régulièrement installés sur ces cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux, est subordonné à des prescriptions permettant de maintenir le très bon état écologique des eaux, de maintenir ou d’atteindre le bon état écologique des cours d’eau d’un bassin versant ou d’assurer la protection des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée ;
    2° Une liste de cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d’assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l’autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l’exploitant, sans que puisse être remis en cause son usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d’énergie. S’agissant plus particulièrement des moulins à eau, l’entretien, la gestion et l’équipement des ouvrages de retenue sont les seules modalités prévues pour l’accomplissement des obligations relatives au franchissement par les poissons migrateurs et au transport suffisant des sédiments, à l’exclusion de toute autre, notamment de celles portant sur la destruction de ces ouvrages.
    II.-Les listes visées aux 1° et 2° du I sont établies par arrêté de l’autorité administrative compétente, après étude de l’impact des classements sur les différents usages de l’eau visés à l’article L. 211-1. Elles sont mises à jour lors de la révision des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux pour tenir compte de l’évolution des connaissances et des enjeux propres aux différents usages.
    III.-Les obligations résultant du I s’appliquent à la date de publication des listes. Celles découlant du 2° du I s’appliquent, à l’issue d’un délai de cinq ans après la publication des listes, aux ouvrages existants régulièrement installés. Lorsque les travaux permettant l’accomplissement des obligations résultant du 2° du I n’ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d’aménagement ou de changement de modalités de gestion de l’ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l’eau, le propriétaire ou, à défaut, l’exploitant de l’ouvrage dispose d’un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser.
    Le cinquième alinéa de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique et l’article L. 432-6 du présent code demeurent applicables jusqu’à ce que ces obligations y soient substituées, dans le délai prévu à l’alinéa précédent. A l’expiration du délai précité, et au plus tard le 1er janvier 2014, le cinquième alinéa de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 précitée est supprimé et l’article L. 432-6 précité est abrogé.
    Les obligations résultant du I du présent article n’ouvrent droit à indemnité que si elles font peser sur le propriétaire ou l’exploitant de l’ouvrage une charge spéciale et exorbitante.
    IV.-Les mesures résultant de l’application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.
    V.-A compter du 1er janvier 2022, les mesures résultant de l’application du présent article font l’objet d’un bilan triennal transmis au Comité national de l’eau, au Conseil supérieur de l’énergie ainsi qu’au Parlement. Ce bilan permet d’évaluer l’incidence des dispositions législatives et réglementaires sur la production d’énergie hydraulique ainsi que sur son stockage.»

On notera :

En 2018, le conseil d’administration d’une agence de l’eau (l’agence de l’eau Seine-Normandie ; l’AESN) a approuvé son programme pluriannuel d’intervention pour la période 2019-2024 (art.  L. 213-9-1 du code de l’environnement). Il a ensuite révisé ce programme en novembre 2021 (donc après la loi climat / résilience).

 

Le TA a, point qui était lui aussi assez délicat, validé que soit pratique un taux d’aide plus élevé (même en tenant, expressément, compte de la formulation de l’article L. 214-17 précité), pour les aides aux propriétaires :

« 9. S’il résulte de ces dispositions qu’un taux d’aide plus élevé est accordé aux propriétaires qui effacent leur ouvrage qu’à ceux qui l’aménagent, il ressort des pièces du dossier que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, ces dispositions, qui ne mettent en place une aide que pour des opérations destinées à restaurer la continuité écologique en cas d’entrave ou d’obstacle généré par les ouvrages, ne contraignent pas les propriétaires d’un ouvrage à procéder à son arasement ou à son effacement et, ainsi, n’emportent pas la destruction systématique des ouvrages hydrauliques. En outre, d’autres opérations, tels que des travaux d’aménagement, peuvent être financées par l’AESN. Enfin, ces dispositions ne portent pas atteinte aux droits d’eau fondés en titre des propriétaires d’ouvrages hydrauliques, lesquels demeurent libres de solliciter ou non une aide auprès de l’AESN pour la destruction de l’ouvrage hydraulique entravant la continuité écologique. Par suite, la délibération attaquée n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation

Dans la même foulée, de telles suppressions d’ouvrage ne sont pas contraires au droit (c’est l’imposer qui l’est dans un grand nombre de cas) :

« En tout état de cause, si les dispositions de l’article L. 214-17 du code de l’environnement ne prévoient pas, comme modalité de protection de la continuité écologique, la suppression d’ouvrages, une telle opération, qui n’est pas exclue par la loi, est susceptible de répondre à cet objectif. Dès lors, les requérants ne peuvent utilement soutenir que le 11ème programme pluriannuel d’intervention, qui permet de financer des travaux de suppression d’obstacles à la libre circulation des espèces migratoires, méconnaît ces dispositions.»

Voir aussi, toujours dans un raisonnement assez analogue, le fait que ce programme n’est pas illégal en ce qu’il envisage de telles suppressions tant qu’il y incite sans les rendre obligatoire (là je schématise un peu la pensée du juge, certes, car ce raisonnement, sur ce point précis, est fait uniquement à l’aune de l’article l’article L. 211-1 du code de l’environnement) :

« Contrairement à ce que soutiennent les requérants, et ainsi qu’il a été dit au point 9, il ne résulte pas des dispositions contestées du 11ème programme pluriannuel d’intervention que les ouvrages hydrauliques constitueraient, en tant que tels, des obstacles à la continuité écologique et qu’ils devraient, en conséquence, être systématiquement détruits, le programme prévoyant également la possibilité de financer des travaux de contournement d’ouvrages. En outre, ces dispositions, qui mettent en place l’attribution d’aides financières, ne contraignent pas les propriétaires d’ouvrages hydrauliques à y souscrire. Par suite, le moyen tiré de ce qu’elles portent atteinte à l’objectif de gestion équilibrée de la ressource en eau et des milieux aquatiques de l’article L. 211-1 du code de l’environnement précité doit être écarté. Pour les mêmes motifs, le moyen tiré de ce que la délibération attaquée est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, dès lors que les ouvrages hydrauliques participent à la continuité écologique, doit aussi être écarté.»

Alors on a donc le droit de prévoir dans un tel programme de financer largement les suppressions de tels ouvrages ? NON pourtant. Car, si l’on revient à un contrôle de la conformité de ce programme pluriannuel d’intervention à l’aune de l’article L. 214-17 du code de l’environnement dans sa formulation modifiée par la loi climat / résilience) :

« 20. Il ressort des pièces du dossier que le 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement oblige désormais, s’agissant uniquement des ouvrages implantés sur les cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux, dans lesquels il est nécessaire d’assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs, figurant sur une liste établie par l’autorité administrative, à les entretenir, les gérer et les équiper, sans remettre en cause leur usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d’énergie, de sorte que ces mesures sont les seules modalités autorisées pour l’accomplissement des obligations relatives au transport suffisant des sédiments et à la circulation des poissons migrateurs, à l’exclusion plus particulièrement pour les moulins à eau de la destruction des ouvrages de retenue. Or, il ressort du point E.1 du programme pluriannuel d’intervention en litige qu’il prévoit la possibilité de financer de tels travaux de destruction, lorsqu’ils sont nécessaires à la restauration de la continuité écologique. »

Suit un raisonnement qui conduit à une quasi-présomption de violation de la loi (alors qu’une lecture de ce programme comme ne s’appliquant qu’en cas de démarche volontaire de destruction ou d’absence réelle de droits fondés en titre… pouvait se défendre… ce qui aurait sauvé le texte tout en le restreignant à 1% des cas en réalité, au prix d’un jésuitisme peut être excessif il est vrai) :

«  21. D’une part, si l’agence de l’eau Seine Normandie fait valoir en défense que les dispositions précitées de l’article L. 214-17 du code de l’environnement ne régissent pas directement l’attribution des aides encadrées par le 11ème programme révisé et que ce programme prévoit que les travaux financés doivent satisfaire aux obligations règlementaires, ces aides ne sauraient être attribuées en méconnaissance des dispositions législatives en vigueur à la date de l’adoption de la délibération attaquée et la seule réserve relative aux obligations règlementaires ne permet donc pas d’être interprétée comme ayant implicitement mais nécessairement exclu de son dispositif d’aides, les travaux ainsi prohibés par la loi. »

On a vu ci-avant que l’inconventionnalité avait pu nuire aux droits des moulins (pour le le régime de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement ; cf. CE, 28 juillet 2022, sarl les vignes, n° 443911, précité). Mais ce même raisonnement n’est pas retenu par le TA pour ce programme… au moins tel que celui-ci a été formulé ?) en défense :

« 22. D’autre part, l’agence de l’eau Seine-Normandie soulève en défense une exception d’inconventionnalité de la nouvelle rédaction de l’article L. 214-17 du code de l’environnement, qui serait contraire selon elle, au a) du 1 de l’article 4 de la directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau, qui fixe un objectif de prévention, de restauration et d’amélioration de l’état des masses d’eau de surface. Elle fait valoir que l’annexe V de cette directive fixe ainsi la continuité des rivières comme l’un des paramètres biologiques de la qualité de leur état écologique qui doit permettre une migration non perturbée des organismes aquatiques et le transport des sédiments. Cette nouvelle rédaction de la loi serait également, selon l’agence de l’eau, contraire, à l’article 2 du règlement (CE) n° 1100/2007 du Conseil du 18 septembre 2007 instituant des mesures de reconstitution du stock d’anguilles européennes et imposant notamment la mise en place de mesures structurelles visant à permettre le franchissement des rivières et le transport des anguilles argentées des eaux intérieures vers des eaux d’où elles peuvent migrer librement vers la mer des Sargasses. Il résulte toutefois des dispositions de l’article L. 214-17 que celles-ci limitent l’interdiction qu’elles instituent à la seule destruction des ouvrages ayant un usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d’énergie, comme modalité d’accomplissement des obligations environnementales relatives au franchissement par les poissons migrateurs et au transport suffisant des sédiments. Dans ces conditions, cette exception d’inconventionnalité, telle qu’elle est soulevée en défense, doit être écartée.»

Et la conclusion tombe, stricte :

« 23. Dans ces conditions, le point E.1 du 11ème programme pluriannuel d’intervention, tel qu’approuvé par la délibération en litige, méconnait partiellement les dispositions du 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement.
24. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre moyen de la requête, que la délibération du 16 novembre 2021 doit être annulée en tant que le 11ème programme pluriannuel d’intervention n’exclut pas des dispositifs d’aides prévus à la rubrique E1, les aides octroyées en cas de suppression des ouvrages présentant un usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d’énergie, et celles octroyées s’agissant des moulins à eau, en cas de destruction des ouvrages de retenue, situés sur les cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux visés par le 2° du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement. »

En attendant un possible arrêt d’appel, au minimum les Agences de l’eau concernées qui auraient de tels financements pourraient-elles restreindre ces financements aux quelques cas (très minoritaires, certes) où ces destructions sont légales (demande des titulaires de droits d’eau eux-mêmes — ce qui peut arriver quand ceux-ci sont des personnes publiques notamment ; droits d’eau non fondés en titre). Ou à faire le dos rond mais la vie juridique de la continuité écologique des cours d’eau reste encore fort peu apaisée et, donc, l’espoir d’accalmies dans les prétoires demeure, pour les agences de l’eau concernées, très incertain. 

Source (décision mise en ligne par Hydrauxois) :

TA Cergy-Pontoise, 9 juin 2023, n° 1904387 – 2207014