Le Garde des sceaux peut donner des instructions générales aux parquetiers. Avec quelles limites ?

Court of Cassation on Seine in Paris, France

Le Conseil d’Etat vient de répondre à cette question en affinant un mode d’emploi déjà fixé en 2005 et 2006… Schématiquement, le Ministre sauvera ses instructions générales de la censure s’il précise la loi, prévoit des instructions, mais en prenant bien garde à rappeler à chaque fois les importantes marges de manoeuvre laissées sur le terrain aux Parquets. Bref, ses normes doivent rester présentées comme indicatives. Ainsi n’empiètera-t-il ni sur le domaine de la loi, ni sur les garanties laissées aux magistrats au stade des poursuites. 


 

 

Le Garde des sceaux, ministre de la justice, avait adressé aux membres des Parquets une dépêche invitant les membres des parquets (procureurs ; substituts) à mettre en oeuvre le recours à l’amende forfaitaire en matière d’usage illicite de stupéfiants prévue à l’article L. 3421-1 du code de la santé publique (CSP).

En avait-il le droit ? N’est-ce pas porter atteinte, par le haut, aux frontières entre loi et règlement et, par le bas, aux marges de manoeuvre dont doivent disposer les parquetiers dans l’exercice de leurs fonctions ?

Il faut rappeler en effet que depuis 2013, les trois premiers alinéas de l’article 30 du code de procédure pénale (cpp) sont ainsi rédigés :

« Le ministre de la justice conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République.
« 
A cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales.
« 
Il ne peut leur adresser aucune instruction dans des affaires individuelles.[…] »

Le Conseil d’Etat vient de répondre à ces deux questions avec un seul et même raisonnement.

NB : sur la compétence du juge administratif si l’acte est décisoire au sens de l’arrêt GISTI, d’une part, et si l’on n’ est pas dans un cas de compétence judiciaire (ce qui est le cas si les actes du Garde des Sceaux portent sur le déroulement de procédures judiciaires en cours), voir : CE, 19 mars 1997, Syndicat de la magistrature, n° 175288, C ; CE, 15 décembre 2021, Association de défense des libertés constitutionnelles, n° 444759, B. ; TC, 2 mai 1977, H…, n° 02051 ; CE, 19 mai 1993, Association professionnelle des magistrats, n° 128846… tous cités par le rapporteur public). Plus largement, pour ce qui est de la répartition des compétences entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif pour ce qui a trait aux litiges relatifs au service public de la justice judiciaire n’est pas toujours un sujet aisé. Mai, voir Sources de base : TC; 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, GAJA, 15e éd., n° 70 ; CE, 17 avril 1953, Falco et Vidaillac, rec. 175. Pour le cas particulier des actes concernant les agents de ce service public, voir ici. 

Le Ministre pouvait sembler aller jusqu’à empiéter sur le domaine du législateur (art. 34 et — a contrario — 37 de la Constitution) car ses instructions étaient plus précises que la loi :

 « il convient d’exclure le recours à [l’amende délictuelle] pour d’autres stupéfiants que le cannabis, la cocaïne et l’ecstasy/MDMA [avec les ] quantités maximales [que voici] : cannabis : jusqu’à 50 grammes ; cocaïne : jusqu’à 5 grammes ; ecstasy : jusqu’à 5 cachets ou 5 grammes de poudre. ». 

En opportunité, que sur le territoire national des standards, à savoir un minimum d’harmonisation en termes de sanction pénale, soient fixés ne peut que servir le principe d’égalité de traitement.

Mais en étant aussi précis, n’ajoute-t-on pas à la loi ?

NON répond en l’espèce le Conseil d’Etat car le Ministre a pris soin de bien rappeler que les parquetiers en cause avaient de larges marges de manoeuvre et pouvaient les utiliser. Citons des extraits de la prose ministérielle :

« Les procureurs généraux et les procureurs de la République agissant sous leur autorité pourront utilement fixer dans leurs instructions de politique pénale des seuils de quantités au-delà desquelles les forces de l’ordre ne devront pas mettre en oeuvre cette procédure.
« Sous réserve des niveaux de délinquance propres à chaque ressort, les parquets généraux veilleront à harmoniser autant que possible ces seuils entre les juridictions connaissant un niveau de délinquance équivalent. »

Puis après mention des poids susmentionnés :

« De manière exceptionnelle, les procureurs de la République pourront autoriser, dans des conditions dérogatoires à celles fixées ci-dessus, le recours à la procédure d’amende forfaitaire lorsque des circonstances particulières le justifient, notamment l’organisation de rave party, nécessitant de délivrer rapidement un grand nombre de réponses pénales. »

Dès lors nous sommes bien sur des orientations générales au sens de l’article 30 du cpp

D’où le fait que nous sommes bien dans l’épure d’une « instruction générale » au sens de ce régime. Citons le Conseil d’Etat :

«10. En énonçant les instructions générales rappelées aux points précédents, le garde des sceaux, ministre de la justice, s’est borné à mettre en oeuvre les missions que lui attribue l’article 30 du code de procédure pénale pour, comme il lui était loisible de le faire, orienter l’action des magistrats du parquet dans la mise en oeuvre de la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle. Il résulte des termes mêmes de la dépêche attaquée que les orientations qu’elle définit font la réserve de celles qui sont décidées localement, par les procureurs généraux et les procureurs de la République, pour tenir compte du contexte propre à leurs ressorts, dans l’exercice de leurs prérogatives au titre de la mise en mouvement et de l’exercice de l’action publique. L’association requérante n’est, par suite, pas fondée à soutenir que le ministre aurait empiété sur le domaine réservé à la loi en méconnaissance de l’article 34 de la Constitution ni méconnu les dispositions législatives dont il a précisé les conditions de mise en oeuvre.»

 

D’où le futur résumé des tables que voici :

« Dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, exposant les orientations de politique pénale que les parquets sont invités à mettre en oeuvre en ce qui concerne le recours à l’amende forfaitaire en matière d’usage illicite de stupéfiants prévue à l’article L. 3421-1 du code de la santé publique (CSP). Dépêche énonçant, d’une part, qu’il convient d’exclure le recours à cette procédure pour toute personne exerçant l’une des professions mentionnées par cet article et, d’autre part, qu’il convient de réserver le recours à cette procédure à certains produits stupéfiants et uniquement lorsque de petites quantités sont découvertes sur le mis en cause, en prévoyant les seuils et les substances concernés. En énonçant ces instructions générales, le garde des sceaux, ministre de la justice s’est borné à mettre en oeuvre les missions que lui attribue l’article 30 du code de procédure pénale (CPP) pour, comme il lui était loisible de le faire, orienter l’action des magistrats du parquet dans la mise en oeuvre de la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle. Il résulte des termes mêmes de la dépêche mentionnée ci-dessus que les orientations qu’elle définit font la réserve de celles qui sont décidées localement, par les procureurs généraux et les procureurs de la République, pour tenir compte du contexte propre à leurs ressorts, dans l’exercice de leurs prérogatives au titre de la mise en mouvement et de l’exercice de l’action publique. Par suite, le ministre n’a pas empiété sur le domaine réservé à la loi en méconnaissance de l’article 34 de la Constitution.»

NB : voir déjà antérieurement dans le même sens CE, 26 avril 2006, Syndicat des avocats de France, 273757, publié au recueil Lebon, concl. Yann Aguila, ainsi que JRCE, 11 mai 2005, Syndicat des avocats de France, rec. p. 197.

 

Sources :

Conseil d’État,21 décembre 2023, n° 470350, National organisation for the reform of marijuana laws France (NORML France), aux tables du recueil Lebon

Voir aussi les conclusions de M. Florian ROUSSEL, Rapporteur public :