Biens vacants et sans maître : pas de propriétaire… Mais beaucoup de juges

Dans le régime assez complexe des biens vacants et sans maîtres (I), le Conseil d’Etat vient de séparer l’indemnisation entre juge judiciaire et juge administratif, quand une personne s’estime propriétaire (II) :

  • au juge administratif revient la demande d’indemnisation formée par la personne qui prétend être propriétaire d’un immeuble présumé sans maître à raison des fautes commises par une personne publique à l’occasion de l’incorporation de cet immeuble dans le domaine communal en application des articles L. 1123-1, L. 1123-3 et L. 1123-4 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P),
  • au juge judiciaire la demande tendant à l’indemnisation du préjudice né de la perte du bien lui-même, indemnisable à hauteur de la valeur de cet immeuble, faute d’accord amiable (article L. 2222-20 du CG3P).

Le même jour, par une autre décision, le Conseil d’Etat confirmait par ailleurs que la délibération que prend le conseil municipal, pour incorporer dans le domaine de la commune, ces biens qui sont présumés sans maître, de même que l’arrêté du maire constatant cette incorporation, relèvent bien sûr du juge administratif (III).

D’où un mode d’emploi complexe, mais conforme aux textes. 

 

 

I. Rappels

Le régime des biens vacants et sans maître constitue, pour les communes, souvent une découverte, parfois une opportunité et, toujours, un casse-tête juridique.

Voir, à ce sujet, ma vidéo de 2021, d’une durée de 11 mn 31 :

https://youtu.be/lY5WhQP_YIY

 

« En règle générale, lorsqu’un bien est acquis par une commune, il relève au moment de son acquisition du domaine privé de celle-ci. Ce n’est que si un bien remplit les conditions fixées par les articles L. 2111-1 et L. 2111-2 du CGPPP pour faire partie du domaine public, qu’il relève effectivement du domaine public communal, même en l’absence d’acte formel de classement » (Rép. Min. au Sénat n°16103 du 08/03/2012).

Donc le bien appartient en principe au domaine privé sauf si (article L. 2111-1 du CG3P)  :

-Le bien est affecté directement à l’usage du public ;
-Le bien est affecté à un service public et fait l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public.

 

Et ce sans exception d’illégalité ensuite au stade du classement dans le domaine public si la décision d’incorporation est devenue définitive (CE, 1er avril 1992, 57998, publié au rec.)

NB 1 : avec quelques spécificités pour les biens agricoles.

NB 2 : il est à noter aussi que le régime des « terres vaines et vagues, landes, bruyères et terrains habituellement inondés ou dévastés par les eaux » est à mettre à part (art. 1401 CGI ; BOI-IF-TFNB-10-20, 6 nov. 2015, § 460 à 530 ; CE, S., 18 juin 1965, n° 58749 ; CE, 27 novembre 1974, n° 86982 et n° 87085, rec. p. 77).

En cas de risque de restitution pesant sur la personne publique :

  • il est possible pour la personne victime d’obtenir de la Commune une indemnité égale à la valeur de l’immeuble au jour de l’acte d’aliénation.
  • La restitution du bien ou le paiement de l’indemnité est subordonné au paiement par le propriétaire ou ses ayants droit du montant :
    • des charges qu’ils ont éludées depuis le point de départ du délai de 3 ans prévu au deuxième alinéa de l’article L. 1123-3 (comme, par exemple, les taxes foncières) ;
    • des dépenses engagées par la Commune ou par l’Etat pour la conservation du bien.

Le régime de l’article L. 2222-20 du CG3P peut, en effet, être ainsi résumé :

  • le propriétaire ou ses ayants droit sont en droit d’exiger la restitution du bien dans les 30 ans suivant la date de l’acte administratif qui a réalisé le transfert de propriété. la restitution peut être constatée par un acte en la forme administrative publié par le service de la publicité foncière, aux frais de l’auteur de la revendication. L’État ou la collectivité n’ont pas à reverser les fruits perçus et peuvent demander certaines charges (trois dernières TF).
  • si l’immeuble présumé sans maître a été aliéné par la collectivité publique ou utilisé d’une manière incompatible avec sa restitution et que le propriétaire ne peut récupérer son bien, il en résultera le paiement d’une indemnité (valeur de l’immeuble au jour de l’aliénation ; fixation au besoin du montant comme en expropriation, schématiquement).

 

N.B. : sur la prescription trentenaire, cf. Cass., 3ème civ., 7 juillet 2015, n°14-14.684 et article 2227 du Code civil.

Cet article L. 2222-20 du CG3P a prévu une procédure spécifique pour la restitution d’un bien immeuble incorporé par le biais de l’article L. 1123-3 du CG3P.
Dans cette hypothèse, l’ancien propriétaire ou ses ayants droit ne peuvent plus exiger la restitution si :
  • Le bien a été aliéné (hypothèse d’une vente) ;
  • Le bien a été utilisé d’une manière ne permettant pas sa restitution (hypothèse d’une affectation à l’intérêt général ; intégration au domaine public).

NB : pour les biens non immobiliers voir l’article 713 du Code civil. 

 

 

II. Le nouvel arrêt sur la question indemnitaire

 

Le Conseil d’Etat vient de compléter cet édifice en posant que  :

  • relève en principe du juge administratif la demande d’indemnisation formée par la personne qui prétend être propriétaire d’un immeuble présumé sans maître à raison des fautes commises par une personne publique à l’occasion de l’incorporation de cet immeuble dans le domaine communal en application des articles L. 1123-1, L. 1123-3 et L. 1123-4 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P),
  • relève du juge judiciaire la demande tendant à l’indemnisation du préjudice né de la perte du bien lui-même, indemnisable à hauteur de la valeur de cet immeuble, faute d’accord amiable (article L. 2222-20 du CG3P).

 

Ce qui est logique, car conforme à la mission confiée au juge judiciaire d’une manière générale (art. 66 de la Constitution) et, surtout, en ce domaine.

En effet, l’article L. 2222-20 du CG3P dispose que :

« Lorsque la propriété d’un immeuble a été transférée ou attribuée, dans les conditions fixées aux articles L. 1123-3 et L. 1123-4, à une commune, (…) le propriétaire ou ses ayants droit sont en droit d’en exiger la restitution. (…) Toutefois, il ne peut être fait droit à cette demande si le bien a été aliéné ou utilisé d’une manière s’opposant à cette restitution. Ils ne peuvent, dans ce cas, obtenir de la commune (…) que le paiement d’une indemnité représentant la valeur de l’immeuble au jour de l’acte d’aliénation ou, le cas échéant, du procès-verbal constatant la remise effective de l’immeuble au service ou à l’établissement public utilisateur. / A défaut d’accord amiable, l’indemnité est fixée par le juge compétent en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (…) »

Et le juge « compétent en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique » n’est, bien sûr, autre que le juge judiciaire.

En l’espèce, en 2015, par arrêté, un maire a constaté que la parcelle non bâtie cadastrée sous le numéro 1, section 13 n’avait pas de propriétaire connu et que les taxes foncières n’avaient pas été acquittées depuis plus de trois ans.

En 2016, par délibération, le conseil municipal de cette commune a considéré cette parcelle comme étant sans maître et l’a incorporée dans le domaine communal.

Deux personnes, qui s’estimaient propriétaires de ce terrain, ont attaqué la commune pour demander une indemnité, en vain devant le TA comme devant la CAA. Citons la CAA qui a rejeté leurs prétentions, mais sur le fond, en tant qu’ils ne seraient pas fondés à s’estimer propriétaires du bien récupéré par la commune :

« 3. Par un arrêté du 13 octobre 2015, le maire de la commune de Châtenois a constaté que la parcelle non bâtie cadastrée section 13 n° 0001 du lieu-dit Halbpfad à Sélestat était dans un état d’abandon, n’avait pas de propriétaire connu et que les contributions foncières n’avaient pas été acquittées depuis plus de trois ans. Il est constant que cet arrêté a été notifié le 27 octobre 2015 au dernier propriétaire connu, décédé en 1934, Mme F… A… et a été publié et affiché pendant une durée de six mois conformément aux dispositions précitées de l’article L. 1123-4 du code général de propriété des personnes publiques. Même si MM. Fernand et Lucien D… ont alors fait valoir dans ce délai auprès de la commune leur qualité de propriétaire, les pièces produites à la demande de la commune n’étaient cependant pas suffisantes pour établir leur propriété sur le bien en cause et à s’opposer à la présomption de bien sans maitre de ladite parcelle telle que prévue à l’article L. 1123-4 précité. Les seules circonstances que les requérants, qui d’ailleurs n’allèguent pas avoir saisi la juridiction judiciaire d’une action tendant à faire reconnaître leur droit, ni contesté l’arrêté du 13 octobre 2015, soient les héritiers de Mme H… B… épouse D…, fille de Mme F… A…, dernière propriétaire connue du bien, et qu’ils aient mis à disposition de manière informelle le terrain à une tierce personne, ne sont pas suffisantes pour établir leur qualité de propriétaire du bien. Par suite, la commune n’ayant pas procédé à une incorporation irrégulière de la parcelle cadastrée section 13 n° 0001, les frères Fernand et Lucien D… ne sont pas fondés à soutenir que la commune aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité et à solliciter le versement d’une indemnité correspondant à la valeur de ce bien.
« 
4. Il résulte de tout ce qui précède que MM. Fernand et Lucien D… ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté leur demande.»
Source : CAA de NANCY, 1ère chambre, 17/11/2022, 20NC0025

Le Conseil d’Etat rejette aussi ces recours, dans une belle série de louze (lose)… mais tout simplement pour irrecevabilité cette fois. Car, on l’aura compris, la compétence indemnitaire est judiciaire :

4. Si relève en principe du juge administratif la demande d’indemnisation formée par la personne qui prétend être propriétaire d’un immeuble présumé sans maître à raison des fautes commises par une personne publique à l’occasion de l’incorporation de cet immeuble dans le domaine communal en application des dispositions mentionnées au point 2, les dispositions de l’article L. 2222-20 du code général de la propriété des personnes publiques, citées au point 3, impliquent que la demande tendant à l’indemnisation du préjudice né de la perte du bien lui-même, indemnisable à hauteur de la valeur de cet immeuble, relève, faute d’accord amiable, de la compétence du seul juge judiciaire.

5. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la demande de MM. A… devant le tribunal administratif de Strasbourg tendait à la condamnation de la commune de Châtenois à leur verser une indemnité de 111 500 euros correspondant à la valeur de la parcelle incorporée dans le domaine communal comme bien sans maître, dont ils soutenaient être propriétaires. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que le juge administratif n’est pas compétent pour se prononcer sur une telle demande. Ce motif, qui n’appelle l’appréciation d’aucune circonstance de fait, doit être substitué à celui par lequel la cour a retenu que MM. A…, faute pour eux d’avoir établi leur qualité de propriétaire du bien en cause, n’étaient pas fondés à soutenir que la commune avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

6. Il résulte de ce qui précède que MM. A… ne sont pas fondés à demander l’annulation de l’arrêt qu’ils attaquent.

 

La balle passe au juge judiciaire.

CE, 18 mars 2024, n° 474558, aux tables

 

II. L’autre arrêt, du même jour, confirmant la compétence administrative sur les actes d’intégration dans le patrimoine municipal

 

Le même jour, par une autre décision, le Conseil d’Etat confirmait par ailleurs que la délibération que prend le conseil municipal, pour incorporer dans le domaine de la commune, ces biens qui sont présumés sans maître, de même que l’arrêté du maire constatant cette incorporation, relèvent bien sûr du juge administratif. 

C’est confirmatif mais repaissons nous tout de même du plaisir de lire ceci aux futures tables avec un point de principe à la formulation claire et renouvelée :

« La délibération que prend le conseil municipal pour incorporer dans le domaine de la commune, sur le fondement des articles L. 1123-1 et L. 1123-3 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P), les biens qui sont présumés sans maître, de même que l’arrêté du maire constatant cette incorporation à l’issue de la procédure qu’ils instituent, ont le caractère de décisions prises par une autorité administrative dans l’exercice d’une prérogative de puissance publique. Le contrôle de leur légalité relève, sous réserve de la question préjudicielle qui peut naître d’une contestation sur la propriété de la parcelle appréhendée et qui serait à renvoyer à l’autorité judiciaire, de la compétence du juge administratif.» 

Source :

CE, 18 mars 2024, n° 463364, aux tables du recueil Lebon