Protection fonctionnelle et RGP : le voile se lève. Un tout petit peu. Mais prudence et assurances restent de mise

Elus et agents publics bénéficient « d’une protection organisée par la collectivité publique », qui s’applique quand ils sont victimes ou quand ils sont poursuivis, non sans quelques limites (I.).

La problématique de l’octroi, ou non, de cette protection fonctionnelle s’avère aussi spécifique qu’incertaine en matière de responsabilité financière unifiée des gestionnaires publics (RGP) que sont les ordonnateurs (y compris, parfois, des cadres relativement bas dans la hiérarchie) et les comptables publics (II).

Bonne nouvelle : une avancée dans le sens de la reconnaissance de la protection fonctionnelle a été accomplie par une ordonnance du juge des référés du TA de Paris (III).

Mais attention : prudence et assurances restent de mise, d’autant que quelques sous-distinctions importantes sont, en ce domaine, à opérer (IV).

 

 


 

I. Rappels généraux sur la protection fonctionnelle

 

Elus et agents publics bénéficient « d’une protection organisée par la collectivité publique », qui s’applique :

  • quand ils sont victimes
  • quand ils sont poursuivis

Mais encore faut-il :

  • que ce soit en lien avec leurs fonctions
  • sans que soit commise une faute personnelle détachable de l’exercice de ces fonctions

La protection fonctionnelle est prévue par la loi, pour les agents comme pour les élus. Mais même sans loi… cette protection fonctionnelle aussi dégagée par le juge administratif comme étant un principe général du droit.

Sur la protection fonctionnelle prévue par la loi désormais pour les élus, même sans délibération, dans certains cas, voir ici.

Et elle conduit à prendre en compte des besoins autres que les seuls frais liés aux précontentieux ou contentieux au pénal.

Sources : droit de réponse CE, 24 juillet 2019, n° 430253 ; mesures matérielles TA Martinique, 10 février 2023, n° 2200225 ; octroi d’un titre de séjour : CE, 1er février 2019, n° 421694 ; actions civiles : CE, 8 juillet 2020, n° 427002…

Mais la protection fonctionnelle n’est pas due en cas de faute personnelle détachable. Cela peut même conduire, de manière contre-intuitive, à méconnaître la présomption d’innocence…

Par exemple la Cour de cassation a exclu que cela soit donné en cas de mise en examen pour prise illégale d’intérêts (art. 432-12 du code pénal) et pour favoritisme (art. 432-14 de ce même code.

Sources : Cass., Crim., 22 février 2012, n° 11-81476 ; Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 8 mars 2023, 22-82.229. L’arrêt du Conseil d’Etat n° 308160 du 23 décembre 2009 va dans le même sens, mais le recours sur la protection fonctionnelle est arrivé au Conseil d’Etat après condamnation pénale. Voir cependant Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 25 janvier 2017, 15-10.852, Publié au bulletin.

Voir plus largement des sources, articles et vidéos, ici : 

Protection fonctionnelle : sélection d’articles et de vidéos 

 

 

II. Protection fonctionnelle et RGP : une problématique spécifique

 

Un nouveau régime de responsabilité unifiée des ordonnateurs (y compris des cadres relativement bas dans la hiérarchie) et des comptables a été mis en place le 1er janvier 2023, avec la Cour des comptes comme juge de première instance. Le nom de ce régime se stabilise depuis quelques mois sous le vocable de « responsabilité des gestionnaires publics » (d’autres formulations ont prospéré, puis disparu).

Sources : voir sur ce point nos nombreux articles et nos multiples vidéos, à ce sujet (il s’agit d’une importante activité de notre cabinet… et d’un sujet d’intérêt personnel depuis fort longtemps).

Pour en rester au cas des agents publics, par exemple, la base de la protection fonctionnelle se niche aujourd’hui dans les replis des articles L. 134-1 et suivants du Code général de la fonction publique (CGFP) :

  • « L. 134-1

    « L’agent public ou, le cas échéant, l’ancien agent public bénéficie, à raison de ses fonctions et indépendamment des règles fixées par le code pénal et par les lois spéciales, d’une protection organisée par la collectivité publique qui l’emploie à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire, dans les conditions prévues au présent chapitre.

    « Sauf en cas de faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions, la responsabilité civile de l’agent public ne peut être engagée par un tiers devant les juridictions judiciaires pour une faute commise dans l’exercice de ses fonctions.
    […]

    « L. 134-4

  • « Lorsque l’agent public fait l’objet de poursuites pénales à raison de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions, la collectivité publique doit lui accorder sa protection.
    L’agent public entendu en qualité de témoin assisté pour de tels faits bénéficie de cette protection.
    La collectivité publique est également tenue de protéger l’agent public qui, à raison de tels faits, est placé en garde à vue ou se voit proposer une mesure de composition pénale.
    […] »

 

A lire ceci, il est question de pénal, d’indemnitaire… mais de RGP il n’en est point question. La RGP n’est pas une action de type indemnitaire, et c’est un régime sanctionnateur, mais non pénal. 

Alors on n’aurait pas le droit à bénéficier de la protection fonctionnelle en ce domaine ?

Une réponse plus nuancée s’impose sur ce point.

En effet, la base législative sur ce point n’épuise pas à elle seule le débat, loin s’en faut. 

Ainsi régulièrement le juge rappelle-t-il qu’il s’agit aussi d’un principe général du droit (PGD) :

« Lorsqu’un agent public est mis en cause par un tiers à raison de ses fonctions, il incombe à la collectivité publique dont il dépend de lui accorder sa protection dans le cadre d’une instance civile non seulement en le couvrant des condamnations civiles prononcées contre lui mais aussi en prenant en charge l’ensemble des frais de cette instance, dans la mesure où une faute personnelle détachable du service ne lui est pas imputable ; de même, il lui incombe de lui accorder sa protection dans le cas où il fait l’objet de poursuites pénales, sauf s’il a commis une faute personnelle, et, à moins qu’un motif d’intérêt général ne s’y oppose, de le protéger contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont il est l’objet. Ce principe général du droit a d’ailleurs été expressément réaffirmé par la loi, notamment en ce qui concerne les fonctionnaires et agents non titulaires, par l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant statut général de la fonction publique et par les articles L. 2123-34, L. 2123-35, L. 3123-28, L. 3123-29, L. 4135-28 et L. 4135-29 du code général des collectivités territoriales, s’agissant des exécutifs des collectivités territoriales. Cette protection s’applique à tous les agents publics, quel que soit le mode d’accès à leurs fonctions. »
Source : CE, 8 juillet 2020, M. D… c/ commune de Messimy-sur-Saône, n° 427002

Et ce n’est pas nouveau : la protection fonctionnelle a été érigée en principe général du droit pour les agents publics en 1963 et pour les élus en 1971 (arrêt Gillet, du 5 mai 1971, n° 79494) par le Conseil d’État.

Ajoutons que l’octroi de la protection fonctionnelle, ou au contraire, son refus est sans effet sur la régularité de la procédure devant les juridictions financières (pour le cas de feu la CDBF, voir CE, 17 juillet 2013, n°351985).

 

Crédits photographiques : montage depuis une photo (collection personnelle), d’une part, et une photo d’Alexas Fotos (Pixabay)

 

 

III. Une avancée dans le sens de la reconnaissance de la protection fonctionnelle en ce domaine par une ordonnance du TA de Paris

 

Donc pour reconnaître la protection fonctionnelle en ce domaine, s’abriter derrière le droit écrit ne suffit pas. Il faut explicitement ou implicitement y voir un cas d’application du principe général du droit (PGD) reconnu en ce domaine, au moins pour le civil, le pénal et quelques domaines connexes (communiqués de presse etc. voir ci-avant « I.»)…

Or, par une intéressante ordonnance, le Tribunal administratif de Paris vient de franchir une importante étape en ce sens. 

En l’espèce :

« 1. M. B C, sous-directeur d’administration centrale au ministère de l’intérieur et des outre-mer, s’est vu notifier le 10 octobre 2023 une ordonnance de mise en cause par un magistrat instructeur près la Cour des comptes s’agissant de l’inexécution de décisions de justice par l’Etat en matière de visas. Par une décision implicite du 11 décembre 2023, l’octroi de la protection fonctionnelle a été refusé au requérant. »

Or, le juge des référés voit un moyen sérieux dans l’existence d’un tel PGD, même si l’ordonnance est formulée en d’autres termes qui peuvent surprendre quand au rattachement au texte du CGFP :

« 5. Aux termes de l’article L. 134-1 du code général de la fonction publique :  » L’agent public ou, le cas échéant, l’ancien agent public bénéficie, à raison de ses fonctions et indépendamment des règles fixées par le code pénal et par les lois spéciales, d’une protection organisée par la collectivité publique qui l’emploie à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire, dans les conditions prévues au présent chapitre.  » Et aux termes du premier alinéa de l’article L. 134-4 du même code :  » Lorsque l’agent public fait l’objet de poursuites pénales à raison de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions, la collectivité publique doit lui accorder sa protection. « 
« 6. L’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 a créé un régime juridictionnel de responsabilité financière unifiée des gestionnaires publics définissant des infractions financières et les amendes applicables, marqué par la suppression de la Cour de discipline budgétaire et financière. Ce nouveau régime de responsabilité financière des agents publics, s’il revêt une nature répressive et présente des analogies avec la procédure pénale, ne saurait pour autant être assimilé à des poursuites pénales relevant de l’autorité judiciaire au sens et pour l’application des dispositions du code général de la fonction publique citées au point précédent, dès lors notamment que l’autonomie de cette responsabilité financière au regard de la responsabilité pénale est consacrée par l’article L. 142-1-12 du code des juridictions financières, selon lequel,  » les poursuites devant la Cour des comptes ne font pas obstacle à l’exercice de l’action pénale et de l’action disciplinaire. « 
« 7. En revanche, il ne résulte pas du texte des articles L. 134-1 et suivants du code général de la fonction publique ni des travaux préparatoires des lois sources que le législateur, en établissant un régime de protection des agents dans l’exercice de leurs fonctions ait entendu exclure l’application du principe général du droit à la protection fonctionnelle antérieurement reconnu par la jurisprudence du Conseil d’Etat à des cas non prévus comme une nouvelle procédure non judiciaire de responsabilité financière prévoyant de lourdes sanctions mais qui, à la différence de la procédure administrative disciplinaire ordinaire ne suppose pas nécessairement l’existence d’une faute personnelle non couverte par l’exercice des fonctions.»

 

Donc le juge ne se fonde pas sur un PGD, pourtant proclamé avec constance par le Conseil d’Etat (mais pour d’autres responsabilité que le régime financier), mais sur une interprétation extensive du texte, non pas en fonction de ce qu’il pose littéralement, mais en vertu de ce qu’il est supposé ne pas avoir exclu. Ce qui cadre mal avec la formulation du texte qui n’est pas ouverte, qui limite justement le champ de ce qu’il couvre de manière énumérative. Mais bon.

Avec, donc, une étude au cas par cas du point de savoir s’il y a, ou non, faute personnelle détachable de l’exercice des fonctions :

« 8. Il résulte de l’instruction que M. C a été mis en cause devant la Cour des comptes par une ordonnance du 10 octobre 2023, pour des faits d’inexécution de décisions de justice en raison du retard ou de l’absence de paiement des frais de justice dans un délai de deux mois constitutifs d’une infraction au sens de l’article L. 131-14 du code des juridictions financières qui ne peut être qualifiée, dans les circonstances de l’espèce, de faute personnelle détachable de l’exercice des fonctions, comme l’admet d’ailleurs le ministre de l’intérieur en défense. Il résulte de ce qui a été dit au point 7 que le moyen tiré de la méconnaissance du champ d’application du principe général du droit à la protection fonctionnelle est de nature, en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué.»

On notera au passage que l’urgence est ainsi reconnue par le juge, non pas principe, mais (et c’est logique) in concreto, mais avec des formulations utiles pour d’autres litiges et qui reconnaissent le travail énorme (à ne vraiment pas négliger…) qu’il faut fournir en réponse aux réquisitoires du Parquet financier.

Citons, de nouveau, cette ordonnance :

« 4. Il résulte de l’instruction que M. C ne bénéficie actuellement d’aucune assistance pour préparer sa défense alors que, d’une part, il exerce des fonctions chronophages et prenantes de sous-directeur au sein du ministère de l’intérieur et des outre-mer et, d’autre part, la phase d’instruction devant la Cour des comptes a largement été amorcée dès lors que le magistrat chargé de l’instruction l’a déjà auditionné le 8 février 2024. En outre, le coût des honoraires d’un avocat spécialisé dans le domaine de la responsabilité financière des gestionnaires publics devant la Cour des comptes exposerait M. C à des dépenses élevées sans pour autant permettre des recherches importantes de pièces au sein de ses services afin d’assurer sa défense dans un dossier portant sur de très nombreux cas d’inexécution ou de retards d’exécution de jugements. Ainsi l’exécution de la décision de rejet de sa demande de protection fonctionnelle, portant sur l’assistance par un avocat et la mise à disposition des services pour des recherches de pièces, compromettrait ainsi, de façon suffisamment grave et immédiate, la possibilité effective pour lui d’assurer sa défense dans des conditions satisfaisantes eu égard à la gravité de la sanction encourue qui s’élève au maximum à six mois de traitement. La condition d’urgence est donc remplie.
Sur l’existence de moyens propres à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :»

Source :

TA Paris, ord., 14 mars 2024, n°2403460

 

 

IV. Prudence et assurances restent de mise

 

Résumons :

  • les textes de droit écrit sont muets sauf sur ce point sauf à en avoir une interprétation très, très extensive 
  • mais existe un principe général du droit de protection. Qui n’est toutefois :
    • pas encore expressément étendu à la RGP 
    • pas applicable en cas de faute personnelle (et, même, au pénal, l’octroyer à tort, en favoritisme ou prise illégale d’intérêts, peut même être en soi une autre infraction pénale, celle de détournement de fonds publics)
  • et tout ceci peut conduire à des litiges avec l’administration de l’époque des faits, sur l’octroi ou non de cette protection, ce qui en général ajoute à court termes des coûts supplémentaires et des stress additionnels, surtout si on culpabilise ou si on a du mal à croiser les regards de ses collègues au quotidien… Car on n’en parle jamais, mais de telles procédures, au pénal certes mais aussi en RGP, font se confronter nombre de cadres publics (ou parfois d’élus) à des difficultés de ce type parfois très douloureuses. 

 

D’où le tableau suivant :