Diffamation : pour la CEDH, 5 ans de réflexion, c’est indigeste

La durée excessive d’une procédure pour diffamation (5 ans et demie… sauf quasiment aucun acte de procédure) et le défaut d’accès à un tribunal ont conduit à la violation des droits du requérant selon la CEDH.

Ce n’et pas la première fois, loin s’en faut, que la CEDH condamne un Etat pour durée excessive de ses procédures mais il est toujours intéressant d’en avoir des exemples en termes de durée par type de procédure. 

L’affaire concerne la durée des investigations préliminaires menées dans le cadre de la procédure pénale engagée contre ses accusateurs par le requérant pour diffamation, l’absence d’un recours effectif permettant à ce dernier de se plaindre à cet égard et le classement sans suite de la plainte de l’intéressé en raison de la prescription.

La Cour observe que la période des investigations préliminaires avant le classement sans suite de l’affaire a duré cinq ans et six mois environ. Cette durée excessive de la procédure n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ». C’est exclusivement en raison du retard des autorités de poursuite et de la prescription de l’infraction que le requérant n’a pas pu présenter sa demande de dédommagement et qu’il n’a pas pu voir statuer sur cette demande dans le cadre de la procédure pénale. Le comportement fautif des autorités a privé le requérant de la possibilité de voir ses prétentions de caractère civil tranchées dans le cadre de la procédure qu’il avait choisie, mise à sa disposition par l’ordre juridique interne. La Cour rappelle qu’on ne saurait exiger d’un justiciable qu’il introduise une action aux mêmes fins en responsabilité civile devant la juridiction civile, après le constat de prescription de l’action pénale en raison de la faute de la juridiction pénale.

Enfin, le recours de la loi « Pinto » ne s’appliquant pas à la partie lésée qui n’a pas pu se constituer partie civile dans une procédure pénale, la Cour constate l’absence en droit interne du recours qui aurait permis au requérant de se prévaloir de son droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable.

 

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Voici cette décision de la CEDH, rendue hier :

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE PETRELLA c. ITALIE

(Requête no 24340/07)

 

 

ARRÊT
 

Art 6 § 1 (civil) Accès à un tribunal Durée des investigations préliminaires ayant empêché le requérant de se constituer partie civile dans une procédure pénale et de demander réparation du préjudice civil Action classée sans suite en raison de la prescription de l’infraction avant l’audience préliminaire à partir de laquelle la partie lésée peut se constituer partie civile Comportement fautif des autorités Art 6 applicable, le requérant ayant exercé au moins l’un des droits et facultés expressément reconnus par la loi interne Plainte visant à faire valoir le droit de caractère civil à la protection de sa réputation Introductiond’une action aux mêmes fins en responsabilité civile devant la juridiction civile ne pouvant être exigée

Art 6 § 1 (civil) Délai raisonnable Durée excessive de la procédure civile

Art 13 (+ Art 6) Absence de recours interne effectif quant à la durée de la procédure

 

STRASBOURG

18 mars 2021

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à larticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En laffaire Petrella c. Italie,

La Cour européenne des droits de lhomme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,

Krzysztof Wojtyczek,

Linos-Alexandre Sicilianos,

Pere Pastor Vilanova,

Péter Paczolay,

Gilberto Felici,

Raffaele Sabato, juges,

et de Renata Degener, greffière de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 24340/07) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Vincenzo Petrella le requérant »), a saisi la Cour en vertu de larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 1er juin 2007,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») la requête,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2021,

Rend larrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La présente affaire concerne la durée des investigations préliminaires menées dans le cadre de la procédure engagée par le requérant, labsence dun recours effectif permettant à ce dernier, en tant que partie lésée, de se plaindre à cet égard et le classement sans suite de la plainte de lintéressé en raison de la prescription. Le requérant allègue une violation des articles 6 § 1, 8, 13 et 14 de la Convention.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1951 et réside à Caserte. Il a été représenté par Me A. Imparato, avocat.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.

4.  Le requérant est avocat. À lépoque des faits, il était également président dune équipe de football, la « Casertana ».

5.  Le 22 juillet 2001, le journal « Corriere di Caserta » publia, en première page, un article intitulé « Trou de mille milliards « signé » Petrella & Co. ». Larticle, accompagné dune photographie du requérant, contenait le passage suivant : « Ladministration sanitaire locale et la région saignées à blanc en six ans. Chiffres à neuf zéros pour les honoraires du président de la Casertana, Petrella, alors que le juge (pretore)[1]était [X], numéro deux de la société, qui a fait exécuter 6 066 saisies-arrêts, enrichissant ainsi ses amis avocats. (…). Six ans de saignées dans le budget de la santé publique pratiquées par des juges et des avocats (comme par hasard Petrella et [X], aujourdhui président et vice-président de la Casertana), [qui] auront des répercussions pendant des décennies ». Les 23, 24 et 25 juillet 2001, le « Corriere di Caserta » publia dautres articles ayant un contenu semblable à celui du 22 juillet.

6.  Estimant que les articles parus dans le « Corriere di Caserta » avaient porté atteinte à son honneur et à sa réputation, le requérant porta plainte le 28 juillet 2001 pour diffamation aggravée par voie de presse (diffamazione a mezzo stampa) contre leur auteur et le directeur de ce journal ainsi que contre le président et ladministrateur délégué de la société dédition. Dans sa plainte, déposée devant le procureur de Santa Maria Capua Vetere, le requérant précisait quil entendait se constituer partie civile dans la procédure et demander dix milliards de lires italiennes (ITL), soit cinq millions deuros (EUR), de dommages-intérêts. En outre, il indiquait souhaiter être informé dun éventuel classement de sa plainte.

7.  Le 10 septembre 2001, laffaire fut déférée au parquet du tribunal de Salerne, compétent ratione loci pour en connaître.

8.  Par une décision du 9 novembre 2006, communiquée au requérant le 2 décembre 2006, le procureur demanda le classement sans suite de la plainte de lintéressé en raison de la prescription de linfraction pénale dénoncée.

9.  Par une décision du 17 janvier 2007, le juge des investigations préliminaires de Salerne classa la procédure sans suite, faisant ainsi droit à la demande du parquet.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

10.  Le droit et la pratique internes pertinents concernant la loi no 89 de 2001 (« la loi Pinto ») se trouvent décrits dans les arrêts Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 2331, CEDH 2006-V) et Arnoldi c. Italie(no 35637/04, §§ 15-19, 7 décembre 2017).

11.  Selon larticle 79 du code de procédure pénale (CPP), la partie lésée ne peut se constituer partie civile quà compter de laudience préliminaire, celle-ci constituant le moment de la procédure où le juge est appelé à décider si laccusé doit être renvoyé en jugement (voir, pour plus de détails sur le statut de la partie lésée en droit italien, Arnoldi, précité, §§ 15-18).

12.  Larticle 55, alinéa 1, l. a) du décret-loi no 83 du 22 juin 2012 (ultérieurement converti en loi, sans modification sur le point exposé ciaprès, par la loi no 134 du 7 août 2012) a introduit à larticle 2 de la loi Pinto un alinéa 2 bis, qui prévoit, notamment, que la durée du procès pénal doit être calculée à partir du moment où la personne lésée est admise au procès en tant que partie civile. En estimant ledit alinéa compatible avec larticle 6 § 1 de la Convention, par son arrêt no 249 déposé le 25 novembre 2020, la Cour constitutionnelle a déclaré manifestement mal fondée la question de constitutionnalité portée à son attention.

13.  Selon larticle 127 des dispositions dimplémentation (disposizioni di attuazione) du CPP, le greffe du parquet doit transmettre chaque semaine au procureur général près la cour dappel la liste des enquêtes pour lesquelles le parquet na pas engagé de poursuites pénales ou na pas demandé le classement sans suite des accusations.

14.  Les articles 405 et 406 du CPP prévoient des délais pour laccomplissement des actes dinvestigation par le parquet. Une fois que les délais prévus pour lengagement des poursuites pénales ou le dépôt dune demande de classement sans suite des accusations sont échus, daprès larticle 413 du CPP, il est loisible à la personne lésée (persona offesa) de demander au procureur général près la cour dappel de procéder à lévocation de lenquête au sens de larticle 412 du CPP.

15.  Larticle 412 du CPP, en vigueur à lépoque des faits, disposait ce qui suit en ses parties pertinentes en lespèce :

Article 412 – Évocation denquêtes préliminaires à défaut de poursuites pénales

« 1. Le procureur général près la cour dappel procède, par décret motivé, à lévocation des enquêtes préliminaires lorsque le procureur nengage pas les poursuites pénales ou ne demande pas le classement sans suite dans le délai fixé par la loi ou prorogé par le juge. ()

2. () »

16.  Larticle 413 du CPP est libellé comme suit :

Article 413 – Demande de la personne faisant lobjet dinvestigations préliminaires

ou de la personne lésée

« 1. La personne faisant lobjet dinvestigations préliminaires ou la personne lésée peut demander au procureur général de procéder à lévocation de lenquête conformément à larticle 412 § 1 du CPP.

2. Après avoir évoqué lenquête, le procureur général mène les enquêtes préliminaires nécessaires et formule ses demandes [demande de classement sans suite ou engagement des poursuites pénales] dans un délai de trente jours à partir de la date de la demande dévocation introduite conformément aux termes du premier paragraphe. »

17.  Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a été saisi le 27 mars 2007 dune demande portant sur la validité et linterprétation de sa précédente délibération du 16 juillet 1997 concernant la réglementation de lévocation des enquêtes préliminaires pour lesquelles les délais étaient échus. Par une décision du 12 septembre 2007 (« Pouvoir dévocation du procureur général près la cour dappel »), le CSM a tout dabord rappelé quil avait mené une enquête sur les approches et les différentes pratiques adoptées par les parquets généraux et en avait conclu que le droit interne ne prévoyait aucun pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière dévocation. À la lumière de ces éléments, tout en précisant quil était « conscient du fait quil était impossible pour les parquets généraux de réussir à évoquer toutes les enquêtes préliminaires pour lesquelles les délais étaient déjà échus et, ensuite, à mener à terme lesdites enquêtes dans le bref délai de trente jours à partir de la décision dévoquer laffaire », le CSM a noté que sa délibération de 1997 avait indiqué une solution pratique à la question concernant les critères à retenir pour la sélection des affaires à évoquer et quelle visait à « apporter une solution raisonnable à une situation qui, autrement, pourrait devenir insoutenable étant donné que les parquets généraux n[avaient] pas la possibilité matérielle dévoquer toutes les enquêtes préliminaires pour lesquelles les délais [étaient] échus ». En effet, en 1997, le CSM avait limité lévocation obligatoire aux seules affaires où, une fois les délais échus, le procureur ne pouvait pas demander le classement sans suite ou engager les poursuites pénales car dautres actes denquête étaient nécessaires.

EN DROIT

    1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

18.  Le requérant se plaint que la durée de la procédure pénale ait été excessive et que, en décidant le classement sans suite de sa plainte pénale en raison de la prescription, les autorités internes laient empêché daccéder à un tribunal. Il invoque larticle 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

19.  Le Gouvernement admet que laffaire porte principalement sur « linaction du parquet qui aurait entraîné la prescription et empêché laccès à un tribunal » mais conteste la thèse soutenue par le requérant.

    1. Sur la recevabilité
      1. Sur lapplicabilité de larticle 6 de la Convention

20.  Le Gouvernement soutient que les griefs du requérant sont incompatibles ratione materiae et quils doivent donc être rejetés. Il indique en particulier ce qui suit : la procédure pénale sest achevée par un classement sans suite, et ce sans que linculpé ait été renvoyé en jugement ; par conséquent, le requérant na jamais eu la qualité de partie dans la procédure et il na jamais pu demander de dédommagement ; compte tenu du fait quen droit italien le principe de la prééminence du pénal sur le civil nest pas reconnu et quil était loisible au requérant dentamer une procédure civile pour obtenir un dédommagement, la procédure pénale nétait pas « directement » déterminante pour le droit de caractère civil de lintéressé ; ainsi, contrairement à ce qui prévalait dans laffaire Perez c. France ([GC], no 47287/99, CEDH 2004I), le volet civil nétait pas étroitement lié au déroulement de la procédure pénale.

21.  Le requérant argue que larticle 6 de la Convention trouve à sappliquer en lespèce.

22.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, la Convention ne reconnaît pas, en soi, le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers. Pour entrer dans le champ de la Convention, ce droit doit impérativement aller de pair avec lexercice par la victime de son droit dintenter laction, par nature civile, offerte par le droit interne, ne serait-ce quen vue dobtenir une réparation symbolique ou la protection dun droit de caractère civil, à linstar par exemple du droit de jouir dune « bonne réputation ». Dès lors, larticle 6 § 1 de la Convention sapplique aux procédures relatives aux plaintes avec constitution de partie civile dès lacte de constitution de partie civile, à moins que la victime ait renoncé de manière non équivoque à lexercice de son droit à réparation (Perez, précité, §§ 66-71, et Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, §§ 2425, 20 mars 2009). De plus, la Cour a considéré cette disposition comme applicable à la partie lésée qui ne sétait pas constituée partie civile, dès lors quen droit italien, même avant laudience préliminaire, oùune telle constitution peut être présentée, la victime de linfraction peut exercer les droits et les facultés expressément reconnus par la loi (Sottani c. Italie (déc.), no 26775/02, CEDH 2005-III (extraits), Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, §§ 31-32, 20 avril 2006, et Arnoldi, précité, §§ 2544).

23.  En lespèce, la Cour constate que la plainte du requérant visait à faire valoir un droit de caractère civil – à savoir le droit à la protection de sa réputation –, dont lintéressé pouvait, de manière défendable, se prétendre titulaire. Par ailleurs, dans sa plainte, le requérant avait affirmé quil entendait se constituer partie civile dans la procédure pénale et réclamer cinq millions EUR de dommages-intérêts. Il avait également expressément demandé à être prévenu dun éventuel classement de laffaire (paragraphe 6 ci-dessus). Par conséquent, le requérant a exercé, au moins, lun des droits et facultés reconnus par le droit interne à la partie lésée (Arnoldi, précité, § 41). Compte tenu des arguments avancés par le Gouvernement et des conclusions retenues par elle dans les affaires susmentionnées, la Cour rejette lexception soulevée par le Gouvernement. Larticle 6 § 1 de la Convention est ainsi applicable à la présente espèce.

    1. Sur lépuisement des voies de recours internes

a)      Quant à la demande dévocation

24.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Selon lui, eu égard au fait que les articles 405 et 406 du CPP prévoient des délais pour laccomplissement des actes dinvestigation, le requérant aurait pu se prévaloir de linaction du parquet, tout dabord en sollicitant le parquet lui-même et ensuite en demandant, sur le fondement des articles 412 et 413 du CPP, au procureur général près la cour dappel de procéder à lévocation de lenquête. À cet égard, la Cour constate que, dans ses premières observations, le Gouvernement a seulement mentionné un arrêt de la Cour de cassation (no19833 de 2009) et que, ultérieurement, dans ses observations complémentaires, il a fait référence à : a) une décision du 6 décembre 2011 du procureur général près la cour dappel de Brescia, par laquelle ledit procureur avait rejeté une demande d´évocation car le procureur en charge de laffaire avait entretemps clos les investigations préliminaires ; et b) la décision du CSM du 12 septembre 2007 concernant le pouvoir dévocation du procureur général près la cour dappel.

25.  Le requérant estime que les voies indiquées par le Gouvernement ne sont pas effectives, pour les motifs suivants : tout dabord, les autorités navaient pas besoin dêtre sollicitées pour être mises au courant des retards du parquet car, selon larticle 127 des dispositions de mise en oeuvre du CPP, le greffe du parquet devait transmettre chaque semaine au procureur général près la cour dappel la liste des enquêtes pour lesquelles le parquet navait pas engagé de poursuites pénales ou navait pas demandé le classement sans suite des accusations ; en outre, la personne lésée navait aucune possibilité de contraindre le parquet à poursuivre lenquête ; enfin, il ne jouissait daucun « droit » effectif, fondé sur une base légale claire et accessible, de formuler une demande dévocation ni daucun droit de contester le rejet éventuel dune telle demande.

26.  La Cour rappelle que, aux termes de larticle 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie quaprès lépuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes loccasion de redresser les violations alléguées contre les Hautes Parties contractantes. Cette règle se fonde sur lhypothèse, objet de larticle 13 de la Convention – avec laquelle elle présente détroites affinités –, que lordre interne doit offrir un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de larticle 35 § 1 ne prescrivent toutefois lépuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent leffectivité et laccessibilité voulues.

27.  En ce qui concerne la charge de la preuve, la Cour rappelle quil incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours était effectif et disponible tant en théorie quen pratique à lépoque des faits (voir, parmi beaucoup dautres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 52, 20 janvier 2020). La base de la voie de recours doit donc être claire en droit interne (Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse (déc.), no 41773/98, 30 novembre 2004, et Ceylan c. Turquie (déc.), no 26065/06, 17 mars 2015). La disponibilité du recours invoqué, y compris sa portée et son champ dapplication, doit être exposée avec clarté et confirmée ou complétée par la pratique ou la jurisprudence (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC] no 42219/07, § 88, 9 juillet 2015, McFarlane, précité, §§ 117 et 120, et Mikolajová c. Slovaquie, no 4479/03, § 34, 18 janvier 2011). Celle-ci doit en principe être bien établie et antérieure à la date dintroduction de la requête (Gherghina, décision précitée, § 88), sauf exceptions justifiées par les circonstances dune affaire.

28.  Pour ce qui est du remède, évoqué par le Gouvernement, prévu par larticle 413 du CPP (paragraphe 16 ci-dessus), la Cour rappelle quelle a considéré, à plusieurs reprises, quun recours hiérarchique nest pas un recours effectif dès lors, quen règle générale, il ne confère pas à son auteur un droit personnel à obtenir de lÉtat lexercice de ses pouvoirs de surveillance (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 109, CEDH 2006VII). Elle est parvenue à cette même conclusion dans le cas où la procédure engagée ne prévoit pas la participation du requérant, mais uniquement le droit de celui-ci à être informé de lissue de la procédure même (Jevremović c. Serbie, no 3150/05, § 72, 17 juillet 2007). Enfin, elle a affirmé que, en labsence de droit dappel, un recours hiérarchique ne saurait avoir un effet significatif aux fins de laccélération de la procédure dans son ensemble (Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, § 63, CEDH 2005X).

29.  En lespèce, la Cour relève que le Gouvernement na pas démontré, à la lumière des critères rappelés au paragraphe 28 ci-dessus, que le recours hiérarchique était, tant en théorie quen pratique à lépoque des faits, à même dentraîner une accélération des investigations préliminaires. En particulier, le Gouvernement na pas réussi à établir que ce remède reconnaissait à la partie lésée un véritable droit personnel à obtenir de lÉtat lexercice de ses pouvoirs de surveillance, à participer à la procédure, à être informé de son issue et à exercer un droit dappel contre la décision de refus dévoquer lenquête. En effet, larrêt de la Cour de cassation no 19833 de 2009 rappelle seulement que le procureur général a le pouvoir dévoquer lenquête en vertu de larticle 412 du CPP et affirme que le non-respect des délais prévus par larticle 405 du CPP (paragraphe 14 cidessus) nentraîne pas une forclusion pour le procureur à engager les poursuites pénales. Par ailleurs, le Gouvernement ne fournit pas des éléments concluants démontrant leffectivité de ce remède en pratique. Au contraire, la décision du CSM citée par le Gouvernement tendrait à démontrer linverse, car elle reconnaît ouvertement « quil [est] impossible pour les parquets généraux de réussir à évoquer toutes les enquêtes préliminaires pour lesquelles les délais [sont] déjà échus » et que « les parquets généraux n[ont] pas la possibilité matérielle dévoquer toutes les enquêtes préliminaires pour lesquelles les délais [sont] échus ». Ce constat ne saurait être remis en cause au seul motif quà une seule occasion, le procureur général près la cour dappel de Brescia a rejeté une demande dévocation en raison du fait que lenquête avait été entretemps close par le procureur de première instance.

30.  Par conséquent, la Cour rejette cette exception.

b)     Quant à la voie de recours devant le juge civil

31.  Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable, le Gouvernement soutient également que le requérant aurait pu saisir les juridictions civiles aux fins de la protection de ses droits.

32.  La Cour rappelle que, aux termes de larticle 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception dirrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de lexception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). La Cour souligne quune exception dirrecevabilité doit être soulevée par le Gouvernement de manière explicite et quil ne lui incombe pas de la déduire des arguments avancés par celui-ci (voir, mutatis mutandis, Navalnyy c. Russie [GC], nos29580/12 et 4 autres, §§ 60-61, 15 novembre 2018, où le gouvernement défendeur navait fait que dire, incidemment, en se penchant sur le fond dun grief, que le requérant navait pas contesté les mesures litigieuses dans le cadre des procédures internes, et Liblik et autres c. Estonie, nos 173/15 et 5 autres, § 114, 28 mai 2019, où le gouvernement défendeur avait indiqué dautres voies de recours qui étaient offertes aux requérants mais navait pas soulevé dexception de nonépuisement des voies de recours internes). Sil en était autrement, la Cour viendrait à enfreindre le principe dégalité des armes (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 123, 20 mars 2018).

33.  La Cour observe, à ce titre, que le Gouvernement a formellement soulevé cette exception, pour la première fois, dans ses observations complémentaires, et non pas dans ses observations initiales sur la recevabilité et sur le fond de laffaire dans la partie dédiée aux exceptions de non-épuisement des voies de recours internes. Elle relève, par ailleurs, que le Gouvernement na fourni aucune explication à cet atermoiement, et elle constate quil nexistait aucune circonstance exceptionnelle de nature à lexonérer de son obligation de soulever cette exception en temps utile. La Cour ne saurait non plus considérer comme une exception formelle de nonépuisement des voies de recours la simple référence faite par le Gouvernement, dans ses premières observations, à la possibilité pour le requérant de faire usage de la voie civile. En effet, cet élément a été soulevé exclusivement dans le cadre de lexception concernant la compétence ratione materiae (paragraphe 20 cidessus) ; or le Gouvernement nen a tiré aucune exception dirrecevabilité pour défaut dépuisement des voies de recours internes dans la partie correspondante de ce document. Dès lors, la Cour conclut que le Gouvernement est forclos, quant à ce deuxième volet, à exciper du non-épuisement des voies de recours internes (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 52 et 53, 15 décembre 2016).

34.  La Cour rappelle, enfin, que dans laffaire Arnoldi (précitée, § 42, et voir le paragraphe 53 ci-dessous), elle a établi que la question concernant lexistence dautres voies aptes à protéger le droit de caractère civil est à examiner sous langle de la proportionnalité des restrictions du droit daccès à un tribunal, et non pas sous celui de la recevabilité.

35.  Partant, elle rejette également cette exception.

36.  Constatant que la requête nest pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à larticle 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

    1. Sur le fond
      1. Sur la violation alléguée de larticle 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure

37.  Le requérant soutient que la durée de la procédure a été excessive.

38.  Le Gouvernement na pas estimé utile de présenter des observations sur le fond au motif que, selon lui, larticle 6 § 1 nest, en tout état de cause, pas applicable en lespèce.

39.  La Cour souligne que la période à considérer dans le cadre dune procédure pénale sous langle du « délai raisonnable » de larticle 6 § 1 débute, pour la personne qui se prétend lésée par une infraction, au moment où celle-ci exerce lun des droits et facultés qui lui sont expressément reconnus par la loi (Arnoldi, précité, § 48).

40.  En outre, la Cour rappelle que la durée raisonnable dune procédure doit sapprécier suivant les circonstances de la cause et à laide des critères suivants : la complexité de laffaire, le comportement du requérant, celui des autorités compétentes, et lenjeu du litige pour lintéressé (Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

41.  En lespèce, la Cour constate que la période à prendre en compte a commencé le 28 juillet 2001, date du dépôt de la plainte du requérant, pour sachever le 17 janvier 2007, date de la décision de classement sans suite adoptée par le juge des investigations préliminaires de Salerne. Cette période a donc duré cinq ans et six mois environ pour la seule phase des investigations préliminaires.

42.  De plus, la Cour constate que, selon les documents fournis par les parties, pendant la période susmentionnée, aucune activité denquête na eu lieu, et que laffaire nétait pas spécialement complexe. Enfin, elle constate que le Gouvernement na pas fourni darguments à même de justifier des investigations préliminaires dune telle durée.

43.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, en lespèce, la durée de la procédure litigieuse a été excessive et quelle na pas répondu à lexigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention.

    1. Sur la violation alléguée de larticle 6 § 1 de la Convention à raison dun défaut daccès à un tribunal

44.  Le requérant se plaint également dune violation de larticle 6 § 1 de la Convention à raison dun défaut daccès à un tribunal. En effet, la décision de classer laffaire sans suite pour cause de prescription de laction pénale était due, à son avis, à linaction du parquet, ce qui laurait empêché de se constituer partie civile et dobtenir la protection de ses droits de caractère civil et lexamen de sa demande de dédommagement. Enfin, le fait de lobliger à introduire par la suite une action devant les juridictions civiles aurait pu se révéler inutilement stérile et coûteux, notamment en cas dinsolvabilité ultérieure de la partie adverse.

45.  Le Gouvernement na pas estimé utile, une nouvelle fois, de présenter dobservations sur le fond au motif que, selon lui, larticle 6 § 1 nest, en tout état de cause, pas applicable en lespèce.

46.  La Cour estime que le grief concernant le défaut daccès au tribunal pose une question distincte par rapport à celle de la durée de la procédure et par conséquent, conformément à lapproche suivie dans les arrêts Atanasova c. Bulgarie (no 72001/01, §§ 47 et 57, 2 octobre 2008) et Tonchev c. Bulgarie (no 18527/02, §§ 49 et 53, 19 novembre 2009), elle va lexaminer séparément.

47.  La Cour rappelle que toute personne dispose du droit à ce quun tribunal connaisse de ses contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil. Cest ainsi que larticle 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit daccès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue quun aspect (Prince HansAdam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001-VIII, et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, 23 mars 2010).

48.  La Cour précise toutefois que ce droit nest pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il commande, de par sa nature même, une réglementation par lÉtat. Les États contractants jouissent en la matière dune certaine marge dappréciation. Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; la Cour doit se convaincre ainsi que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas laccès offert à lindividu dune manière ou à un point tels que ce droit sen trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec larticle 6 § 1 de la Convention que si elle tend à un but légitime et sil existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 59, CEDH 1999-I). En effet, le droit daccès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Tsalkitzis c. Grèce, no 11801/04, § 44, 16 novembre 2006). Dans laffaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 90 et 95, 5 avril 2018), la Cour a rappelé que lorsquune erreur procédurale empêche le requérant daccéder à un tribunal, elle a habituellement tendance à faire peser la charge sur celui qui a commis cette erreur. Elle a ajouté, dans cette même affaire, quune restriction à laccès à un tribunal est disproportionnée quand lirrecevabilité dun recours résulte de limputation au requérant dune faute dont celui-ci nest objectivement pas responsable.

49.  La Cour rappelle que, dans des affaires où était en cause labsence dexamen au fond de constitutions de partie civile à raison de lirrecevabilité des plaintes pénales auxquelles elles étaient jointes, elle a attaché de limportance à laccessibilité et à leffectivité des autres voies judiciaires ouvertes aux intéressés pour faire valoir leurs prétentions, notamment des actions disponibles devant les juridictions civiles (Forum Maritime S.A. c. Roumanie, nos 63610/00 et 38692/5, § 91, 4 octobre 2007). Dans les cas où elle a considéré que les requérants disposaient effectivement de pareils recours, elle a alors conclu à labsence de violation du droit daccès à un tribunal (Assenov et autres c. Bulgarie, no 24760/94, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1998–VIII, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, §§ 53-55, 15 juillet 2003, Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), no 41138/98 et 64320/01, §§ 119-122, 12 juillet 2005, Lacerda Gouveia et autres c. Portugal, no 11868/07, § 80, 1er mars 2011, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 198, 25 juin 2019).

50.  En particulier, la Cour na pas conclu à la violation de larticle 6 de la Convention dans le cas où les poursuites pénales navaient pas été menées ou avaient été abandonnées en raison du fait : quaucune infraction pénale navait été constatée (Georgi Georgiev c. Bulgarie (déc.), no 34137/03, 11 janvier 2011, Assenov et autres, précité, §§ 22-23, Moldovan et autres, précité, §§ 36-37, Forum Maritime S.A., précité, § 30, et Manolea et autres c. Roumanie (déc.), no 58162/14, § 23, 15 septembre 2020), ou que la procédure pénale sétait achevée en application dun accord de « plaider coupable » (Nikolov c. Bulgarie (V) (déc.), no39672/03, 28 septembre 2010) ou dun privilège de juridiction (Ernst et autres, précité, § 49) ou en raison du décès de laccusé (Manolea et autres, précité, § 23). Il en est allé de même pour les affaires où le requérant avait déjà saisi, en parallèle, le juge civil et obtenu un examen sur le fond avant labandon des poursuites (S.O.S. racisme – Touche pas à mon pote c. Belgique (déc.) no 26341/11, §§ 30-34, 12 janvier 2016, et, mutatis mutandis, Borobar et autres c. Roumanie, no 5663/04, §§ 59-60, 29 janvier 2013).

51.  En revanche, dans dautres daffaires, la Cour a conclu à la violation de larticle 6 de la Convention lorsque la clôture des poursuites pénales et le défaut dexamen de laction civile étaient dus à des circonstances attribuables principalement aux autorités judiciaires, notamment à des retards excessifs de procédure ayant entraîné la prescription de linfraction pénale (Anagnostopoulos c. Grèce, no 54589/00, §§ 31-32, 3 avril 2003, Tonchev, précité, §§ 50-53, Gousis c. Grèce, no 8863/03, §§ 34-35, 29 mars 2007, Atanasova, précité, §§ 35-47, Dinchev c. Bulgarie, no 23057/03, §§ 40-52, 22 janvier 2009, Boris Stojanovski c. lex-République yougoslave de Macédoine, no 41916/04, §§ 56-57, 6 mai 2010, Rokas c. Grèce, no 55081/09, §§ 22-24, 22 septembre 2015, et Korkolis c. Grèce, no 63300/09, §§ 21-25, 15 janvier 2015 ; voir, a contrario, Lacerda Gouveia et autres, précité, § 77, Dimitras c. Grèce, no 11946/11, § 47, 19 avril 2018 et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, §§ 196-202 et 207-214 où la Cour a constaté labsence de responsabilité des autorités dans le déroulement de la procédure pénale, concluant ainsi à la non-violation de larticle 6 sous langle du droit daccès à un tribunal et de la durée de la procédure).

52.  En lespèce, la Cour constate que le requérant avait fait usage des droits et facultés qui lui étaient ouverts en droit interne dans le cadre de la procédure pénale et qui lui auraient permis, au moment de laudience préliminaire, de demander réparation du préjudice civil dont il se disait victime. En loccurrence, cest exclusivement en raison du retard avec lequel les autorités de poursuite ont traité le dossier et de la prescription de linfraction dénoncée que le requérant na pas pu présenter sa demande de dédommagement (paragraphe 11 ci-dessus) et que, par conséquent, il na pas pu voir statuer sur cette demande dans le cadre de la procédure pénale (Atanasova, précité, § 45, et Dragomir c. Croatie [comité], no 43045/08, § 48, 14 juin 2016).

53.  La Cour en conclut, à linstar de ce quelle a jugé dans les affaires citées au paragraphe 51 cidessus, que ce comportement fautif des autorités a eu pour conséquence de priver le requérant de voir ses prétentions de caractère civil tranchées dans le cadre de la procédure quil avait choisi de poursuivre et qui était mise à sa disposition par lordre juridique interne. En effet, lon ne saurait exiger dun justiciable quil introduise une action aux mêmes fins en responsabilité civile devant la juridiction civile après le constat de prescription de laction pénale en raison de la faute de la juridiction pénale (voir, mutatis mutandis, Anagnostopoulos, précité, § 32). À cet égard, la Cour relève, en particulier, que lengagement dune telle action impliquerait probablement la nécessité de rassembler de nouveau des preuves, que le requérant aurait désormais la charge de produire, et que létablissement de léventuelle responsabilité civile pourrait savérer extrêmement difficile autant de temps après les faits (Atanasova, précité, § 46).

54.  Partant, il y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention.

    1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LARTICLE 13 DE LA CONVENTION À RAISON DUNE ABSENCE DE RECOURS EFFECTIF PERMETTANT DE SE PLAINDRE DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE

55.  Le requérant se plaint dune absence deffectivité du recours fondé sur la « loi Pinto », en avançant notamment pour motif que, en raison de la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, la partie lésée qui ne sest pas constituée partie civile ne peut pas introduire ce recours. Il invoque larticle 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à loctroi dun recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans lexercice de leurs fonctions officielles. »

    1. Thèses des parties

56.  Le Gouvernement considère que le grief tiré de larticle 13 doit être déclaré incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au motif que, selon lui, larticle 6 § 1 nest pas applicable en lespèce. Il ne se prononce pas quant au fond du grief.

57.  Le requérant estime que, en raison de la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il ne pouvait pas introduire le recours « Pinto » parce quil navait pas pu se constituer partie civile.

    1. Appréciation de la Cour
      1. Sur la recevabilité

58.  La Cour rappelle que larticle 13 de la Convention garantit lexistence en droit interne dun recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels quils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence dexiger un recours interne habilitant à examiner le contenu dun « grief défendable » fondé sur la Convention et à en offrir le redressement approprié (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 78, 13 décembre 2012).

59.  En lespèce, la Cour vient de conclure que larticle 6 § 1 était applicable (paragraphes 2223 ci-dessus) et elle a constaté la violation de cette disposition notamment à raison de la durée excessive de la procédure (paragraphes 3943 ci-dessus). Il sensuit que le requérant disposait dun grief défendable sous langle de larticle 6 § 1, et que larticle 13 de la Convention trouve à sappliquer en lespèce.

60.  Constatant que ce grief nest pas manifestement mal fondé au sens de larticle 35 § 3 a) de la Convention et quil ne se heurte à aucun autre motif dirrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    1. Sur le fond

61.  La Cour observe que les principes qui se dégagent de larticle 2 alinéa 2 bis de la loi no 89 de 2001 et de la jurisprudence interne consolidée en la matière confirment linapplicabilité du recours « Pinto » à la partie lésée qui na pas pu se constituer partie civile dans une procédure pénale (paragraphes 10 et 12 cidessus).

62.  Ainsi, la Cour estime quil y a eu violation de larticle 13 de la Convention à raison de labsence en droit interne dun recours permettant au requérant dobtenir la sanction de son droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable, au sens de larticle 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Xenos c. Grèce, no 45225/09, § 44, 13 juillet 2017, et Cipolletta c. Italie, no 38259/09, § 49, 11 janvier 2018).

    1. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

63.  Enfin, le requérant invoque également, à lappui de ses allégations, larticle 8 de la Convention et larticle 6 de la Convention combiné avec larticle 14 de la Convention.

64.  La Cour considère que ces griefs sont absorbés par les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention et elle estime quil nest pas nécessaire de les examiner séparément.

    1. SUR LAPPLICATION DE LARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65.  Aux termes de larticle 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare quil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet deffacer quimparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, sil y a lieu, une satisfaction équitable. »

    1. Dommage

66.  Le requérant demande 500 000 euros (EUR) au titre du dommage moral quil dit avoir subi.

67.  Le Gouvernement conteste cette prétention et considère la somme réclamée excessive.

68.  La Cour estime quil y a lieu doctroyer au requérant 5 200 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre dimpôt.

    1. Frais et dépens

69.  Le requérant sollicite 27 727,20 EUR au titre des frais et dépens quil a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.

70.   Le Gouvernement conteste cette prétention et considère la somme réclamée excessive.

71.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En lespèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable dallouer au requérant la somme de 2 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par lintéressé à titre dimpôt.

    1. Intérêts moratoires

72.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux dintérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1. Déclare, à lunanimité, la requête recevable ;
    2. Dit, à lunanimité, quil y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
    3. Dit, par cinq voix contre deux quil y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention à raison dune atteinte au droit daccès du requérant à un tribunal ;
    4. Dit, lunanimité, quil y a eu violation de larticle 13 de la Convention ;
    5. Dit, lunanimité, quil ny a pas lieu dexaminer séparément les griefs formulés sur le terrain de larticle 8 de la Convention et de larticle 6 § 1 de la Convention combiné avec larticle 14 de la Convention ;
    6. Dit à lunanimité,

a)    que lÉtat défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle larrêt sera devenu définitif conformément à larticle 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

    1. 5 200 EUR (cinq mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre dimpôt, pour dommage moral,
    2. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre dimpôt, pour frais et dépens,

b)    quà compter de lexpiration dudit délai et jusquau versement, ces montants seront à majorer dun intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

    1. Rejette à lunanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mars 2021, en application de larticle 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Renata DegenerKsenija Turković
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, lexposé des opinions séparées suivantes :

  opinion en partie dissidente du juge Wojtyczek ;

  opinion en partie dissidente du juge Sabato.