Aides, notamment culturelles, classifications culturelles : les niveaux, plus ou moins poussés, de contrôle du juge (nouvelle décision du CE ; aides du CNC)

Contrôle juridictionnel sur la notion de documentaire de création, éligible à une aide financière (sélective) du CNC : comme toujours en de tels domaines, le Conseil d’Etat se limite, quant à cette qualification, à un contrôle restreint.

Retraçons cet apport jurisprudentiel, que vient de nous donner le Conseil d’Etat, dans son écrin plus large.

Distinguons, au stade du « contrôle des motifs », quelques cas de contrôles poussés, normaux, restreints et parfois presque inexistants, en matière d’aides, notamment culturelles ou de classification des oeuvres culturelles. 


 

 

I. Des contrôles variables 1/ selon les marges de manoeuvre données, selon les régimes, à l’administration (pouvoir discrétionnaire ou compétence liée ?) 2/ et, pour ce qui est du « contrôle des motifs »,  au gré des matières juridiques

 

Lorsqu’il doit se prononcer sur l’éligibilité à une aide, notamment culturelle, en fonction de la reconnaissance de telle ou telle caractéristique, si ces dernières ont leur part de subjectivité, le contrôle du juge sur le bien fondé de cette éligibilité a toujours été assez limité (voir par exemple CE, 14 mars 1990, n° 65114).

Cependant, une distinction s’impose en droit à ce stade :

  • soit il s’agit de reconnaitre, en situation de compétence liée, si on rentre ou non dans une catégorie avec des critères relativement précis. Par exemple, si toute personne placée dans telle situation a le droit à telle aide ou tel statut… on va vérifier si cette personne réunit, ou non, les critères alors exigés. En ce cas, le juge va opérer un contrôle classique, certes avec de réelles marges de manoeuvre, de l’erreur de droit ou de fait.
  • soit l’administration, avec une marge de pouvoir discrétionnaire, va pouvoir donner telle ou telle aide aux demandeurs réunissant des conditions.. et en ce cas l’administration peut accorder ou refuser l’aide concernée. En ce cas, sur l’opportunité de cette décision ou de ce refus, on aura un « contrôle des motifs ».

NB : dans le cas des aides du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC)… cela correspond à la distinction entre les aides automatiques (avec donc un contrôle poussé du juge) et les aides sélectives (où le juge va exercer un contrôle où nécessairement il devra reconnaître une certaine marge d’appréciation au CNC… puisqu’il y a aide sélective… avec sélection donc). 

Restons sur cette seconde hypothèse. Celle où l’administration conserve une marge de pouvoir discrétionnaire. Comme pour les aides sélectives du CNC comme en l’espèce. Nous y reviendrons.

En ce cas, se pose la question de savoir jusqu’où s’opère le contrôle en opportunité opéré par le juge.

Ce que l’on appelle souvent le « contrôle des motifs », pour reprendre l’expression usuelle forgée par le professeur Léon Michoud  (voir ici) au début du XXe siècle (Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration, R.G.A, 1914, T. 3, p. 9 ; voir aussi R. Bonnard :«le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir», RDP, 1923, p. 363 à 392) porte sur le contrôle de la pertinence même, en opportunité, d’une décision administrative (contrôle de proportionnalité en matière de police administrative ; de coût bilan -avantages en aménagement, de l’erreur manifeste d’appréciation [EMA] en cas de contrôle restreint…).

Bref, la compétence, les vices de forme ou de procédure, l’erreur de droit ou de fait, la violation directe de la loi, le détournement de pouvoir… constituent des contrôles juridictionnels très… très juridiques. Il y a une norme juridique. On vérifie que l’on a une application du droit conforme à la norme. Point.

Et le contrôle des motifs se rapproche plus du contrôle, plus ou moins approfondi, de la pertinence de cette action, de son opportunité.

En contrôle restreint, ce qui est censuré, alors, c’est l’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Je vulgarise toujours cette notion en posant qu’une EMA, c’est une immense plantade dans la pertinence même de la solution administrative retenue. Une connerie qu’on en peut pas transformer en violation d’une règle de droit, mais que le juge censure quand même.

Toujours plus délicat, voire cursif, dans ses expressions, le Conseil d’Etat préfère y voir un cas où « l’administration s’est trompée grossièrement dans l’appréciation des faits qui ont motivé sa décision » (voir ici)... domaine où l’on a cependant quelques surprises parfois.

 

 

II. Or, en matière d’aides, de culture, d’appréciation subjective, le juge a bâti des régimes où l’on va de la quasi-absence de contrôle de l’appréciation donnée à des contrôles normaux, voire poussés… selon notamment qu’existent des critères plutôt objectifs ou non, d’une part, et selon les enjeux, d’autre part

 

Or, en matière d’aides, de culture, d’appréciation subjective…  le juge a bâti des régimes où l’on va de la quasi-absence de contrôle de l’appréciation donnée à des contrôles normaux, voire poussés… selon notamment qu’existent des critères plutôt objectifs ou non, d’une part, et selon les enjeux, d’autre part

On l’a vu : en droit administratif général, on a un contrôle des motifs étendu à la proportionnalité en pouvoir de police, au bilan coût – avantages en aménagement…

Mais en matière culturelle, ou pour diverses autres aides, ou dès qu’il y a appréciation subjective, on a en général, comme en de nombreux domaines où l’administration doit disposer d’une large marge de manœuvre, d’un fort pouvoir discrétionnaire, un contrôle restreint à l’erreur manifeste d’appréciation (EMA)…. voire dans des cas rares à une quasi absence de contrôle. Mais dans d’autres domaines, le contrôle peut être poussé.

 

II.A. Exemples d’absence ou de quasi-absence de contrôle des motifs (acte notations, certains jurys en des domaines très subjectifs…)

 

Citons quelques cas d’absence ou de quasi-absence de contrôle des motifs, souvent matérialisée par la formulation (« il n’appartient pas au juge administratif de contrôler l’appréciation portée […] »), qui :

  • est usuelle en matière d’appréciation sur les notes données aux examens à des candidats, ce qui n’est pas sans lien avec les procédures de sélection par un Jury en matière culturelle (voir par exemple CE, 1 juillet 1987, 65324, mentionné aux tables du recueil Lebon ; CE, 26 septembre 2018, 405473…).
  • a été utilisée en matière d’autres sélections, en l’espèce pour un concours national d’aide à la création d’entreprises de technologies innovantes (TA Paris, 30 nov. 2011, n° 1100710).
  • a même été utilisée pour un jury décidant de verser ou de ne pas verser, pour une région, des subventions au titre de l’aide à la création audiovisuelle votée par la région Occitanie. Le juge a, là, carrément estimé  qu’il ne revient pas au juge de contrôler l’appréciation portée par le comité de lecture sur le projet. Voir TA Montpellier, 14 décembre 2021, 2004589
  • etc.

 

 

II.B. Exemple de contrôle poussé : la classification des films

 

A l’autre bout du spectre, on notera un contrôle plus poussé au stade par exemple du classement des films. Dans l’ultime épisode de la saga du film « Baise moi », le Conseil d’Etat s’assurait que le Ministre de la culture n’avait pas commis :

« d’erreur d’appréciation [ni] méconnu le principe de dignité de la personne humaine »
Conseil d’Etat, 2 / 1 SSR, du 14 juin 2002, 237910, publié au recueil Lebon

On notera l’absence du mot manifeste…

Voir antérieurement, par exemple, CE, 13 juillet 1979, Société les productions du Chesne, Rec. CE, p. 332 ; Gaz. Pal. 1981, jur., p. 321. ; CE, Ass., 24 janvier 1975, n° 72868, Rec. p. 57 ; CE, 8 mars 1978, Sté Lusofrance, rec. p. 118.

L’ampleur du contrôle du juge s’avère manifeste dans la décision CE 1er juin 2015, Association Promouvoir, n° 372057, par exemple. Pour citer le résumé des tables, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé la mission s’imposant au Ministre en ce domaine, définit ainsi, avec précision, les pouvoirs conséquents dévolus au juge :

« Il résulte de cet article R. 211-12 qu’il appartient aux juges du fond, saisis d’un recours dirigé contre le visa d’exploitation délivré à une oeuvre comportant des scènes violentes, de rechercher si les scènes en cause caractérisent ou non l’existence de scènes de très grande violence de la nature de celles dont le 4° et le 5° de cet article interdisent la projection à des mineurs. En présence de scènes recevant cette qualification, aucun des autres classements, prévus au 1°, 2° et 3° du même article, ne saurait légalement être retenu.,,,b) Dans l’hypothèse où le juge retient la qualification de scènes de très grande violence, il lui revient ensuite d’apprécier la manière dont ces scènes sont filmées et dont elles s’insèrent au sein de l’oeuvre considérée, pour déterminer laquelle de ces deux restrictions est appropriée, eu égard aux caractéristiques de cette oeuvre cinématographique…. ,,3) Lorsqu’une oeuvre cinématographique comporte de nombreuses scènes violentes, il y a lieu de prendre en considération, pour déterminer si la présence de ces scènes doit entraîner une interdiction aux mineurs de dix-huit ans, la manière, plus ou moins réaliste, dont elles sont filmées, l’effet qu’elles sont destinées à produire sur les spectateurs, notamment de nature à inciter à la violence ou à la banaliser, enfin, toute caractéristique permettant d’apprécier la mise à distance de la violence et d’en relativiser l’impact sur la jeunesse »

Au total, citons cet intéressant passage d’un article de M. Jérémy Mercier :

« Plus intense que le contrôle restreint26, le juge examine, selon une jurisprudence constante héritée de son arrêt Rome – Paris films27, la « marge résiduelle d’appréciation»28 dont disposait l’autorité administrative pour prendre sa décision, tant il s’agit bien d’un contrôle « plein et entier de la qualification donnée par l’administration»29. En réalité, ce contrôle normal, autrement appelé par le président Odent « contrôle complet»30 sur le fondement de la jurisprudence Sté Lusofrance31, »
Source : Revue des droits de l’homme – n° 11, « Le juge administratif et le sens des images. Les mutations des techniques contentieuses du contrôle des visas d’exploitation » par M. Jérémy Mercier

Voir aussi ici cet autre article : « La police du cinéma : de la protection des mineurs au rejet de l’ordre moral » par M. Nicolas GUILLET

Et puis voir surtout les excellents ouvrages en ces domaines de Monsieur Marc Le Roy. 

Pour un exemple assez hilarant dans la formulation de l’ordonnance, voir :

Hélas pour l’effet comique, cette ordonnance a été annulée, même si sur le fond le Conseil d’Etat a rejeté les requêtes voir :

 

Voir aussi pour une autre illustration où le Conseil d’Etat impose de prendre en compte, certes la crudité du contenu (notamment sa violence), mais aussi le sens du message (singulièrement pour les documentaires qui bénéficient de la liberté d’information) et les mises en garde données au public :

 

 

III. Entre ces deux extrêmes, le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle restreint à l’EMA sur le caractère de documentaire de création éligible à une aide financière (sélective) du CNC

 

Mais dès que l’on a une utile marge de manoeuvre, un peu de pouvoir discrétionnaire donc, utile pour une appréciation au cas par cas, mais avec tout de même des critères qui ont une part d’objectivité, et quand les enjeux sont moins sensibles que ceux par exemple des classements des films susmentionnés, alors il n’est pas rare que le Conseil d’Etat opte pour un contrôle des motifs limité à l’erreur manifeste d’appréciation (EMA) ; un contrôle existant, mais restreint.

Illustrations :

C’est ce que le Conseil d’Etat, sans immense surprise, vient de décider de la notion de documentaire de création… éligible à ce titre à une aide du CNC.

Il y a des critères à vérifier (notion de documentaire) qui ont leur part de forte subjectivité (qu’est-ce qu’un documentaire « de création ») sans être dans un cas aussi subjectif que les domaines précités des comités de lecture, des technologies innovantes ou autres aides entièrement subjectives.

En l’espèce, la société Bonne Pioche Télévision avait sollicité auprès du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) :

« une allocation d’investissement pour le projet de  » documentaire  » intitulé  » Nus et Culottés saison 7 (Objectif Ile de La Réunion) « .»

Refus du CNC, validé par le TA et la CAA… l’affaire arrive au Palais Royal.

Or, nous sommes en l’espèce non pas sur une aide automatique, mais sur une aide sélective. Donc un domaine où il était logique que le Conseil d’Etat reconnût un contrôle limité à l’EMA, pour laisser au CNC une marge d’appréciation. Avec donc un contrôle de l’erreur de droit pour la qualification et de l’EMA pour l’appréciation sur le fond, même si l’on voit bien que ces deux phases du contrôle juridictionnel ne sont pas totalement étanches entre elles :

« 6. En troisième lieu, en jugeant que la présidente du Centre national du cinéma et de l’image animée avait pu se fonder, pour dénier au programme en cause le caractère de documentaire de création au sens des dispositions des articles 311-5 et 311-6 du règlement général des aides financières, sur son faible apport de connaissances pour le spectateur, sur son absence d’originalité et d’innovation par rapport aux épisodes antérieurs et sur une construction narrative s’apparentant à celle d’une aventure filmée, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit.

« 7. En dernier lieu, la cour administrative d’appel, après avoir relevé que le programme en cause avait essentiellement pour objet  » de mettre en scène deux aventuriers qui se lancent le défi de partir complètement nus dans la nature sans argent pour atteindre un objectif jugé impossible au coeur d’une région de rêve « , n’a ni commis d’erreur de droit, ni dénaturé les pièces du dossier en écartant le moyen tiré de ce que la présidente du Centre national du cinéma et de l’image animée aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en lui déniant le caractère de documentaire de création éligible à une aide financière, alors même que certains épisodes antérieurs avaient pu obtenir une telle qualification. »

D’où le résumé des futures tables que voici :

« Le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle restreint à l’erreur manifeste d’appréciation sur le caractère de documentaire de création éligible à une aide financière au sens des articles 311-5 et 311-6 du règlement général des aides financières du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) mentionné à l’article D. 311-1 du code du cinéma et de l’image animée. »

 

Source :

Conseil d’État, 13 novembre 2023, n° 460831, aux tables du recueil Lebon