Le Conseil d’Etat se fait gronder très, très fort par la Cour de Justice de l’Union européenne… au point que la France s’en trouve condamnée pour « action en manquement ».

 La France vient d’être condamnée par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) en raison de la politique jurisprudentielle « solo » du Conseil d’Etat, refusant de poser des questions préjudicielles à la CJUE. C’est une première.

 


C’est de l’inédit. Un débat usuellement feutré, donnant lieu tout au plus à des échanges à fleuret (très) moucheté, vient d’exploser avec verdeur.

En effet, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de tancer le Conseil d’Etat français (CE) pour avoir tranché tout seul des questions complexes (en l’occurence sur une complexe double fiscalisation de dividendes) de droit européen dont la difficulté aurait à l’évidence dû conduire le juge français à demander son avis (par une « question préjudicielle » bien connue en contentieux) au juge européen.

L’arrêt rendu à ce propos par la CJUE le 4 octobre 2018 s’avère fort clair :

« À cet égard, il convient de rappeler, d’une part, que l’obligation des États membres de respecter les dispositions du traité FUE s’impose à toutes leurs autorités, y compris, dans le cadre de leurs compétences, aux autorités juridictionnelles.
Ainsi, un manquement d’un État membre peut être, en principe, constaté au titre de l’article 258 TFUE quel que soit l’organe de cet État dont l’action ou l’inaction est à l’origine du manquement, même s’il s’agit d’une institution constitutionnellement indépendante (arrêts du 9 décembre 2003, Commission/Italie, C‐129/00, EU:C:2003:656, point 29, et du 12 novembre 2009, Commission/Espagne, C‐154/08, non publié, EU:C:2009:695, point 125).
D’autre part, il y a encore lieu de rappeler que, dans la mesure où il n’existe aucun recours juridictionnel contre la décision d’une juridiction nationale, cette dernière est, en principe, tenue de saisir la Cour au sens de l’article 267, troisième alinéa, TFUE dès lors qu’une question relative à l’interprétation du traité FUE est soulevée devant elle (arrêt du 15 mars 2017, Aquino, C‐3/16, EU:C:2017:209, point 42).
La Cour a jugé que l’obligation de saisine prévue à cette disposition a notamment pour but de prévenir que s’établisse, dans un État membre quelconque, une jurisprudence nationale ne concordant pas avec les règles du droit de l’Union (arrêt du 15 mars 2017, Aquino, C‐3/16, EU:C:2017:209, point 33 et jurisprudence citée).
Certes, une telle obligation n’incombe pas à cette juridiction lorsque celle-ci constate que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable, l’existence d’une telle éventualité devant être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 21 ; du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., C‐160/14, EU:C:2015:565, points 38 et 39, ainsi que du 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C‐379/15, EU:C:2016:603, point 50).
À cet égard, s’agissant de la question examinée dans le cadre du premier grief du présent recours en manquement, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 99 de ses conclusions, dans le silence de l’arrêt du 15 septembre 2011, Accor (C‐310/09, EU:C:2011:581), le Conseil d’État a choisi de s’écarter de l’arrêt du 13 novembre 2012, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‐35/11, EU:C:2012:707), au motif que le régime britannique en cause était différent du régime français de l’avoir fiscal et du précompte, alors qu’il ne pouvait être certain que son raisonnement s’imposerait avec la même évidence à la Cour.
En outre, il découle de ce qui a été jugé aux points 29 à 46 du présent arrêt, dans le cadre de l’examen du premier grief soulevé par la Commission, que l’absence d’un renvoi préjudiciel de la part du Conseil d’État dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 10 décembre 2012, Rhodia (FR:CESSR:2012:317074.20121210), et du 10 décembre 2012, Accor (FR:CESSR:2012:317075.20121210), a amené celui-ci à adopter, dans lesdits arrêts, une solution fondée sur une interprétation des dispositions des articles 49 et 63 TFUE qui est en contradiction avec celle retenue dans le présent arrêt, ce qui implique que l’existence d’un doute raisonnable quant à cette interprétation ne pouvait être exclue au moment où le Conseil d’État a statué.
Par conséquent, sans qu’il ne soit nécessaire d’analyser les autres arguments avancés par la Commission dans le cadre du présent grief, il y a lieu de constater qu’il incombait au Conseil d’État, en tant que juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne, d’interroger la Cour sur le fondement de l’article 267, troisième alinéa, TFUE afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., C‐160/14, EU:C:2015:565, point 44). […]»

 

Un tel comportement « en solo » peut, comme le notait avec amertume l’avocat général dans ses conclusions précédant cet arrêt du 4 octobre 2018, risque fort de conduire à :

« un risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union incompatible avec l’obligation de renvoi préjudiciel qui pesait sur lui, en tant que juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours ».

 

Ce n’est certes pas la première fois que cela arrive que le juge national, notamment le CE, répugne à poser une question préjudicielle à la CJUE.

Mais ce qui est nouveau c’est que :

  • cette question soit étalée au grand jour avec un communiqué de presse vengeur (voir ici) et un arrêt rédigé en termes vifs (voir ici).
  • la France dans ce cadre se voie condamnée avec un point 2 du dispositif que voici (la mise en gras souligné est de nous pour permettre une lecture rapide) :
      • Le Conseil d’État (France) ayant omis de saisir la Cour de justice de l’Union européenne, selon la procédure prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, afin de déterminer s’il y avait lieu de refuser de prendre en compte pour le calcul du remboursement du précompte mobilier acquitté par une société résidente au titre de la distribution de dividendes versés par une société non-résidente par l’intermédiaire d’une filiale non-résidente, l’imposition subie par cette seconde société sur les bénéfices sous-jacents à ces dividendes, alors même que l’interprétation qu’il a retenue des dispositions du droit de l’Union dans les arrêts du 10 décembre 2012, Rhodia (FR:CESSR:2012:317074.20121210), et du 10 décembre 2012, Accor (FR:CESSR:2012:317075.20121210),ne s’imposait pas avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE.
  • soit fustigé ainsi non pas le comportement d’une administration active d’un Etat, mais une juridiction.

 

Triste situation. Certains soutiennent que la France a eu raison d’agir ainsi au nom de la lutte contre la fraude fiscale (auquel cas c’est le droit européen qu’il faut modifier ensemble et il était illusoire de croire pouvoir jouer ainsi en solo).

D’autres, plus nombreux, déplorent cette situation due à la position orgueilleuse du Conseil d’Etat.

La réalité est que cette pratique du CE reste assez fréquente mais qu’en général cela n’entraîne aucune sanction parce que les requérants n’ont pas la puissance de feu (argent et avocats) consistant à faire déclencher une action en manquement contre la France…

 

Citons trois extraits de l’excellente analyse du Professeur Paul Cassia :

«Sur le terrain de la communication, le Conseil d’Etat est un maître. » […]
« Sur le terrain de sa jurisprudence aussi, le Conseil d’Etat compte bien rester le maître, y compris en matière de droit de l’Union européenne.» […]

La Cour n’a pas seulement constaté que, du fait de la jurisprudence administrative, le droit français était contraire au droit européen.»

 

NB : l’article du Professeur Cassia mérite vraiment d’être lu en entier sur le site Mediapart . A lire ici :

 

Voici l’arrêt en son entier

  • CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17 :

Et voici les conclusions de l’avocat général M. Wathelet :