La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée, hier, sur une série de réformes roumaines relatives à l’organisation judiciaire, au régime disciplinaire des magistrats ainsi qu’à la responsabilité patrimoniale de l’État et à la responsabilité personnelle des juges à la suite d’une erreur judiciaire.
Cela donne l’occasion au juge européen de fixer des limites en ces domaines, notamment s’agissant de la responsabilité personnelle des juges, notamment au titre d’une action récursoire (hors disciplinaire donc), d’une part, et au titre d’une action disciplinaire, d’autre part.
Autant dire que cette décision est importante pour fixer les garanties d’une indépendance des juges judiciaires.
NB ce qui suit reprend des éléments du communiqué de la Cour.
Six demandes de décision préjudicielle ont été portées devant la Cour par des juridictions roumaines dans le cadre de litiges opposant des personnes morales ou des personnes physiques à des autorités ou organes tels que l’Inspection judiciaire roumaine, le Conseil supérieur de la magistrature et le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.
Les litiges au principal s’inscrivent dans le cadre d’une réforme d’envergure en matière de justice et de lutte contre la corruption en Roumanie, réforme qui fait l’objet d’un suivi à l’échelle de l’Union européenne depuis l’année 2007 en vertu du mécanisme de coopération et de vérification institué par la décision 2006/928 à l’occasion de l’adhésion de la Roumanie à l’Union (ci-après le « MCV »).
Dans le contexte des négociations en vue de son adhésion à l’Union, la Roumanie avait adopté, au cours de l’année 2004, trois lois, dites « lois sur la justice », portant sur le statut des juges et des procureurs, sur l’organisation judiciaire et sur le Conseil supérieur de la magistrature, dans le but d’améliorer l’indépendance et l’efficacité de la justice. Au cours des années 2017 à 2019, des modifications ont été apportées auxdites lois par des lois et des ordonnances gouvernementales d’urgence adoptées sur le fondement de la Constitution roumaine. Les requérants au principal contestent la compatibilité avec le droit de l’Union de certaines de ces modifications législatives. À l’appui de leurs recours, ils se réfèrent à certains avis et rapports établis par la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Roumanie au titre du MCV, critiquant, selon eux, les dispositions adoptées par la Roumanie au cours des années 2017 à 2019 au regard des exigences d’efficacité de la lutte contre la corruption et de garantie de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Dans ce cadre, les juridictions de renvoi s’interrogent sur la nature et les effets juridiques du MCV ainsi que sur la portée des rapports établis par la Commission au titre de celui-ci. Selon ces juridictions, le contenu, le caractère et la durée dudit mécanisme devraient être considérés comme relevant du champ d’application du traité d’adhésion et les exigences formulées dans ces rapports devraient avoir un caractère obligatoire pour la Roumanie. À cet égard, toutefois, lesdites juridictions font état d’une jurisprudence nationale selon laquelle le droit de l’Union ne primerait pas sur l’ordre constitutionnel roumain et la décision 2006/928 ne pourrait pas constituer une norme de référence dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité, dès lors que cette décision a été adoptée avant l’adhésion de la Roumanie à l’Union et que la question de savoir si son contenu, son caractère et sa durée relèvent du champ d’application du traité d’adhésion n’a fait l’objet d’aucune interprétation par la Cour.
Dans un premier temps, la Cour, réunie en grande chambre, constate que la décision 2006/928 et les rapports établis par la Commission sur la base de cette décision constituent des actes adoptés par une institution de l’Union, susceptibles d’une interprétation au titre de l’article 267 TFUE. La Cour juge, ensuite, que ladite décision relève, en ce qui concerne sa nature juridique, son contenu et ses effets dans le temps, du champ d’application du traité d’adhésion, car elle constitue une mesure adoptée sur le fondement de l’acte d’adhésion qui lie la Roumanie depuis la date de son adhésion à l’Union.
En ce qui concerne les effets juridiques de la décision 2006/928, la Cour constate que celle-ci présente un caractère contraignant dans tous ses éléments pour la Roumanie depuis son adhésion à l’Union et l’oblige à atteindre les objectifs de référence, également contraignants, figurant à son annexe. Ces objectifs, définis en raison des défaillances constatées par la Commission avant l’adhésion de la Roumanie à l’Union, visent notamment à assurer le respect, par cet État membre, de la valeur de l’État de droit. La Roumanie est ainsi tenue de prendre lesmesures appropriées pour réaliser lesdits objectifs et de s’abstenir de mettre en œuvre toute mesure risquant de compromettre la réalisation de ces mêmes objectifs.
En ce qui concerne les effets juridiques des rapports établis par la Commission sur le fondement de la décision 2006/928, la Cour précise qu’ils formulent des exigences à l’égard de la Roumanie et adressent des « recommandations » audit État membre en vue de la réalisation des objectifs de référence. Conformément au principe de coopération loyale, la Roumanie doit tenir dûment compte desdites exigences et recommandations, et elle doit s’abstenir d’adopter ou de maintenir des mesures dans les domaines couverts par les objectifs de référence qui risqueraient de compromettre le résultat que ces mêmes exigences et recommandations prescrivent.
Dans un deuxième temps, après avoir constaté que les réglementations régissant l’organisation de la justice en Roumanie relèvent du champ d’application de la décision 2006/928, la Cour rappelle que l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect du droit de l’Union est inhérente à la valeur de l’État de droit, qui est protégée par le traité sur l’Union européenne. Elle souligne ensuite que tout État membre doit assurer que les instances relevant, en tant que « juridictions », de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective. Dès lors qu’elles s’appliquent aux juges de droit commun qui sont appelés à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union, les réglementations nationales en cause doivent ainsi satisfaire auxdites exigences. À cet égard, la préservation de l’indépendance des juges en question est primordiale, afin de les mettre à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures, et d’écarter ainsi toute influence directe mais aussi les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés.
Enfin, la Cour relève, s’agissant des règles gouvernant le régime disciplinaire des juges, que l’exigence d’indépendance impose de prévoir les garanties nécessaires pour éviter que ce régime soit utilisé en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. Une réglementation nationale ne saurait ainsi faire naître des doutes dans l’esprit des justiciables quant à l’utilisation des prérogatives d’un organe judiciaire chargé des enquêtes et des actions disciplinaires à l’encontre des juges et des procureurs comme instrument de pression sur l’activité de ceux-ci ou comme instrument d’un tel contrôle.
À la lumière de ces considérations générales, la Cour juge qu’une réglementation nationale est susceptible d’engendrer de tels doutes lorsqu’elle a, même à titre provisoire, pour effet de
permettre au gouvernement de l’État membre concerné de procéder à des nominations aux postes de direction de l’organe qui a pour mission d’effectuer les enquêtes disciplinaires et d’exercer l’action disciplinaire à l’encontre des juges et des procureurs, en méconnaissance de la procédure ordinaire de nomination prévue par le droit national.
La création d’une section spéciale des poursuites ayant compétence exclusive pour les infractions commises par des magistrats
Dans un troisième temps, et toujours à la lumière des mêmes considérations générales, la Cour examine la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale prévoyant la création d’une section spécialisée du ministère public disposant d’une compétence exclusive pour mener des enquêtes sur les infractions commises par les juges et les procureurs. La Cour précise que, pour être compatible avec le droit de l’Union, une telle réglementation doit, d’une part, être justifiée par des impératifs objectifs et vérifiables tenant à la bonne administration de la justice et, d’autre part, garantir que cette section ne puisse pas être utilisée comme un instrument de contrôle politique de l’activité desdits juges et procureurs et exerce sa compétence en respectant les exigences de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). À défaut de satisfaire à ces exigences, cette réglementation pourrait être perçue comme visant à instituer un instrument de pression et d’intimidation à l’égard des juges, ce qui porterait atteinte à la confiance des justiciables envers la justice. La Cour ajoute que la réglementation nationale en cause ne saurait avoir pour effet de méconnaître les obligations spécifiques incombant à la Roumanie en vertu de la décision 2006/928 en matière de lutte contre la corruption.
Il incombe au juge national de vérifier que la réforme ayant conduit, en Roumanie, à la création d’une section spécialisée du ministère public en charge des enquêtes à l’égard des juges et des procureurs ainsi que les règles relatives à la nomination des procureurs assignés à cette section ne sont pas de nature à rendre ladite section perméable aux influences extérieures. S’agissant de la Charte, il appartient au juge national de vérifier que la réglementation nationale en cause ne fasse pas obstacle à ce que la cause des juges et des procureurs concernés puisse être entendue dans un délai raisonnable.
Dans un quatrième temps, la Cour juge qu’une réglementation nationale régissant la responsabilité patrimoniale de l’État et la responsabilité personnelle des juges au titre des dommages causés par une erreur judiciaire ne sauraient être compatibles avec le droit de l’Union que pour autant que la mise en cause, dans le cadre d’une action récursoire, de la responsabilité personnelle d’un juge du fait d’une telle erreur judiciaire soit limitée à des cas exceptionnels et qu’elle soit encadrée par des critères objectifs et vérifiables tenant à des impératifs tirés de la bonne administration de la justice ainsi que par des garanties visant à éviter tout risque de pressions extérieures sur le contenu des décisions judiciaires. À cet effet, des règles claires et précises définissant les comportementssusceptibles d’engager la responsabilité personnelle des juges sont essentielles afin de garantir l’indépendance inhérente à leur mission et d’éviter qu’ils soient exposés au risque que leur responsabilité personnelle puisse être engagée du seul fait de leur décision. Le fait qu’une décision comporte une erreur judiciaire ne saurait, à lui seul, suffire pour engager la responsabilité personnelle du juge concerné.
Quant aux modalités afférentes à la mise en cause de la responsabilité personnelle des juges, la réglementation nationale doit prévoir de manière claire et précise les garanties nécessaires assurant que ni l’enquête destinée à vérifier l’existence des conditions et des circonstances susceptibles d’engager cette responsabilité ni l’action récursoire n’apparaissent comme pouvant se muer en instruments de pression sur l’activité juridictionnelle. Afin d’éviter que de telles modalités puissent déployer un effet dissuasif à l’égard des juges dans l’exercice de leur mission de juger en toute indépendance, les autorités compétentes, pour ouvrir et mener cette enquête ainsi que pour exercer ladite action, doivent elles-mêmes être des autorités qui agissent de manière objective et impartiale, et les conditions de fond comme les modalités procédurales doivent être telles qu’elles ne puissent pas faire naître des doutes légitimes quant à l’impartialité de ces autorités. De même,
il importe que les droits consacrés par la Charte, notamment les droits de la défense du juge, soient pleinement respectés et que l’instance compétente pour statuer sur la responsabilité personnelle du juge soit une juridiction. En particulier, le constat de l’existence d’une erreur judiciaire ne saurait s’imposer dans le cadre de l’action récursoire exercée par l’État contre le juge concerné alors même que ce dernier n’aurait pas été entendu lors de la procédure antérieure visant à la mise en cause de la responsabilité patrimoniale de l’État.
Dans un cinquième temps, la Cour juge que le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à une réglementation nationale de rang constitutionnel privant une juridiction de rang inférieur du droit de laisser inappliquée, de sa propre autorité, une disposition nationale relevant du champ d’application de la décision 2006/928 et contraire au droit de l’Union. La Cour rappelle que, selon une jurisprudence bien établie, les effets s’attachant au principe de primauté du droit de l’Union s’imposent à l’ensemble des organes d’un État membre, sans que les dispositions internes afférentes à la répartition des compétences juridictionnelles, y compris d’ordre constitutionnel, puissent y faire obstacle. Rappelant également que les juridictions nationales sont tenues de donner au droit interne, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union, ou de laisser inappliquée, de leur propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale qui ne pourrait pas faire l’objet d’une telle interprétation conforme, la Cour constate que, en cas de violation avérée du traité UE ou de la décision 2006/928, le principe de primauté du droit de l’Union exige que la juridiction de renvoi laisse inappliquées les dispositions en cause, que celles-ci soient d’origine législative ou constitutionnelle.