Décrets déclarant l’état d’urgence : le Conseil d’Etat, maître des horloges

Un décret prorogeant un état d’urgence est-il en soi un acte administratif attaquable ? OUI de prime abord mais plus une fois que le législateur est intervenu, répond le Conseil d’Etat, via un raisonnement logique, et qui ne prive pas les requérants de garanties contrairement à ce que l’on pourrait croire… Même s’il en résulte un régime qui confère au Conseil d’Etat un pouvoir de gestion du temps aux redoutables conséquences, ce qui n’est pas indiscutable. 

 

L’article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 dispose que  :

« L’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ».

L’article L. 3131-13 du même code (alors applicable jusqu’au 1er avril 2021) précisait qu’un tel état d’urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres, selon une procédure particulière.

Sur le fondement de cet article, le Président de la République a, par décret du 14 octobre 2020, déclaré l’état d’urgence sanitaire à compter du 17 octobre 2020 à 0 heure sur l’ensemble du territoire de la République.

Cet acte était-il attaquable devant le Conseil d’Etat ?

NON répond celui-ci… .PAS EN TOUS CAS APRÈS L’INTERVENTION DU LÉGISLATEUR POSTÉRIEUR AU DÉCRET EN CAUSE. Mais OUI AVANT.

De prime abord, une telle solution pourrait surprendre. Mais elle est logique en droit et ne prive nullement les requérants potentiels de voies de recours, car elle :

  • n’est pas nouvelle pour les divers états d’urgence (arrêt de principe : CE, Ass., 24 mars 2006, n°286834, publié au rec. ;  voir ensuite CE, 23 décembre 2016, LDH, n° 395091) ;
  • est cohérente car dans ces jurisprudences une distinction est opérée :
    • le juge aurait pu y voir un « acte de gouvernement » mais il s’y refuse
    • dès lors le juge y voit un acte administratif attaquable par les « personnes résidant habituellement dans une circonscription où l’état d’urgence a été déclaré »
    • mais le juge pose aussi que « la prorogation de l’état d’urgence par le législateur ratifie la décision prise par décret de déclarer l’état d’urgence. Une fois le législateur intervenu, la légalité des dispositions du décret déclarant l’état d’urgence n’est, dès lors, plus susceptible d’être discutée par la voie contentieuse »
      (NB ces diverses citations entre guillemets reprennent le résumé des tables du rec. sur la décision du 24 mars 2006, précitée).
  • n’enlève pas aux requérants la possibilité d’agir via
    • un recours contre ce décret avant intervention du législateur
    • les nombreux actes pris en vertu de cet état d’urgence, au moyen d’une exception d’illégalité (là encore au moins tant que le décret n’est pas validé par le législateur).
    • une QPC
    • une saisine du Conseil constitutionnel de la loi établissant ou prorogeant l’état d’urgence (certes avec un nombre de requérants limités ; pour un exemple voir C. const., décision n° 2020-808 DC du 13 novembre 2020)

 

Dès lors, le recours de M. D. contre le décret précité du 14 octobre 2020 conduit à un non lieu à statuer :;

« 3. Postérieurement à l’introduction de la requête, l’article 1er de la loi du 14 novembre 2020 visée ci-dessus a prorogé l’état d’urgence déclaré par le décret du 14 octobre 2020. Compte tenu des caractéristiques propres au régime défini par les dispositions du code de la santé publique citées au point 1, l’intervention du législateur par la loi du 14 novembre 2020 ratifie la décision prise par le décret du 14 octobre 2020 de déclarer l’état d’urgence sanitaire. Par suite, les conclusions de M. D… sont devenues sans objet. Il n’y a plus lieu d’y statuer. »

Donc la position du CE est logique. MAIS avec un bémol. Un gros bémol. Cela rend le Conseil d’Etat (un peu trop) maître des horloges. En référé liberté ou en référé suspension son contrôle reste limité… et ensuite, au fond, il suffit que la Haute Assemblée décide de se hâter lentement, comme il lui sied si souvent, pour qu’ensuite, par magie, soit selon le calendrier interne du Palais Royal, il y ait lieu, ou non, à statuer sur le recours.

Magie des commodités induites par de beaux et efficaces raisonnements…

 

Source : CE, 4 juin 2021, n° 445833

 

Voir les intéressantes conclusions du rapporteur public, M. Vincent VILLETTE :