Notre blog a souvent eu à traiter des questions de mendicité sous l’angle des pouvoirs de police des maires. Voir, pour un point récent et que nous croyons complet :
Mme Louise Montesuit est une stagiaire de notre cabinet, à qui nous avons proposé de faire un article sur un sujet relevant de son libre choix, que nous publierions si le rendu était de qualité. Elle a choisi de le faire sur « Le cadre juridique de la mendicité en France ». Voici son article, avec nos remerciements et félicitations.
Le cadre juridique de la mendicité en France
Louise Montesuit
« Dans une démocratie, disait il y a quelques années M. Ferdinand Dreyfus, il n’est pas de problème plus pressant que celui du vagabondage et de la mendicité, parce que sa solution correspond à deux grandes idées : le besoin de sécurité et le devoir de solidarité ! »[1]
La notion de mendicité est définie dans le dictionnaire comme l’action de mendier, c’est-à-dire demander l’aumône, la charité pour vivre[2]. La Cour de cassation, dans un arrêt du 17 septembre 1874, la caractérise comme suit :
« La mendicité consiste à s’adresser à la charité ou à la bienfaisance dans le but d’en obtenir des secours tout à fait gratuits pour lesquels on n’offre en échange aucune contre-valeur appréciable »[3]
La mendicité est à distinguer de la notion de vagabondage et également de celle, plus récente, de sans domicile fixe.
Le vagabondage concerne les personnes qui n’ont « ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et n’exercent habituellement ni métier, ni profession », selon l’article 270 de l’ancien code pénal de 1810.
La catégorie des sans domicile fixe est contemporaine et désigne « les personnes dormant dans les rues, parcs, gares ou dans les centres d’hébergement d’urgence, les personnes occupant les meublés, hôtels bon marché ou hébergées dans les centres d’accueil temporaires, et les gens du voyage »[4]
Ainsi, pour résumer, la mendicité se distinguait historiquement du vagabondage – bien que le code pénal de 1810 les incriminait conjointement – et se distingue toujours de la notion de sans domicile fixe, puisqu’elle suppose une action de mendier de la part de la personne concernée.
Historiquement, la mendicité en France a été réprimée dès l’Ancien Régime, et le code pénal de 1810 l’a érigée en infraction (I). Depuis l’entrée en vigueur du code pénal du 1er mars 1994, la mendicité a été dépénalisée et sa réglementation transférée au pouvoir de police administrative, ce qui implique un contrôle de proportionnalité par le juge administratif des mesures prises par l’autorité de police administrative compétente (II). Il convient par ailleurs d’étudier un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme par lequel le juge de Strasbourg admet la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme à l’occasion de la condamnation d’une personne à une peine d’amende de 500 CHF et à une détention provisoire de cinq jours pour avoir mendié (III). Seront finalement évoquées les dispositions particulières s’appliquant à la mendicité sous des formes plus spécifiques (IV).
Sommaire :
- I) Le régime juridique encadrant la mendicité en France
- A) Régime juridique jusqu’en 1994 : la mendicité comme infraction pénale
- B) Régime juridique depuis 1994 : encadrement de la mendicité en France par le pouvoir de police administrative générale du maire (article L2212-2 CGCT)
1) Légalité de la mesure et atteinte aux libertés fondamentales
2) Légalité de la mesure et contrôle de proportionnalité
- II) L’apport de la Cour européenne des droits de l’homme : la mendicité peut être protégée au titre du droit au respect de la vie privée et familiale et de la dignité humaine
- A) État des lieux des réglementations européennes
- B) Recevabilité du grief fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme
- C) Reconnaissance de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme
- D) Justification de l’ingérence
1) Base légale
2) Reconnaissance de buts légitimes
3) Nécessité dans une société démocratique
III) Dispositions particulières
- A) Code pénal
1) Exploitation de la mendicité (article 225-12-5) et ses circonstances aggravantes (mineurs, vulnérables, bande organisée, etc.)
2) Traite des êtres humains et mendicité (article 225-4-1) : la mendicité forcée relève de la traite des êtres humains
3) Mendicité impliquant des enfants (article 227-15 al. 2)
4) Mendicité agressive ou sous la menace d’un animal dangereux (article 312-12-1)
- B) Code des transports
1) Mendicité dans les gares routières (articles R3116-8 et R3116-29)
2) Mendicité sur le domaine public ferroviaire et à bord des trains (article R2241-16)
- C) Code du travail (article L4741-8)
- I) Le régime juridique encadrant la mendicité en France
La mendicité a été longtemps qualifiée d’infraction pénale (A) avant basculer dans le régime de la police administrative (B).
- A) Régime juridique jusqu’en 1994 : la mendicité comme infraction pénale
Dès l’Ancien Régime, la déclaration royale du 3 août 1764 et l’arrêt du Conseil d’État du 21 octobre 1767 créent des dépôts de mendicité en France, lesquels sont temporairement supprimés durant la période révolutionnaire, puis institutionnalisés sous Napoléon Ier par le décret impérial du 5 avril 1808 « sur l’extirpation de la mendicité », prévoyant la création de dépôts de mendicité dans chaque département français.
Ces établissements sont parfois décrits comme ayant un caractère pénitentiaire, parfois comme lieux d’assistance et de réhabilitation des mendiants mais également des individus atteints d’infirmités mentales. Ils constituent officiellement le versant « assistance » de la réglementation de la mendicité, tandis que le code pénal de 1810 en organise le versant « répression »[5].
Ce dernier prévoit donc la répression de la mendicité, du vagabondage, de façon tant séparée que conjointe[6]. Les incriminations sont organisées autour de l’existence ou non d’un dépôt de mendicité. Ainsi, selon l’article 274 de ce même code :
« Toute personne qui aura été trouvée mendiant dans un lieu pour lequel il existera un [dépôt de mendicité], sera punie de 3 à 6 mois d’emprisonnement, et sera, après l’expiration de sa peine, conduite au dépôt de mendicité. »
A l’inverse, en vertu de l’article 275 :
« Dans les lieux où il n’existe point encore de tels établissements, les mendiants d’habitude valides seront punis d’1 mois à 3 mois d’emprisonnement. S’ils ont été arrêtés hors du canton de leur résidence, ils seront punis d’un emprisonnement de 6 mois à 2 ans. ».
Le code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 supprime les délits de vagabondage et de mendicité et fait alors basculer le régime juridique encadrant la mendicité de la répression pénale à la licéité par principe. Ainsi, l’unique façon de réglementer ou interdire la mendicité depuis 1994 réside dans le pouvoir de police administrative détenu par les maires en raison de leur mission de préservation de l’ordre public.
- B) Régime juridique depuis 1994 : encadrement de la mendicité en France par le pouvoir de police administrative générale du maire (article L2212-2 CGCT)
Le maire dispose du pouvoir de police administrative générale sur le territoire de sa commune (article L2212-1 du code général des collectivités territoriales).
Ainsi :
« La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment :
1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques, (…) ;
2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, les troubles de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ;
3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ;
(…)
7° Le soin d’obvier ou de remédier aux événements fâcheux qui pourraient être occasionnés par la divagation des animaux malfaisants ou féroces. »[7].
Il en résulte qu’en vertu de leur pouvoir de police administrative, les maires restreint la mendicité en adoptant dès 1994-1995 des arrêtés dits « anti-mendicité » dès lors que celle-ci trouble l’ordre public. Toutefois, en matière de police administrative, « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception »[8], ce qui signifie que l’atteinte portée aux libertés par la mesure de police ne peut pas être inconditionnelle. Le contrôle du juge diffère selon la nature de la liberté à laquelle il est porté atteinte. Il convient alors d’identifier les différentes libertés susceptibles d’être entravées par l’adoption d’arrêtés anti-mendicité (1) puis de rappeler la nature du contrôle de légalité opéré par le juge en la matière (2).
1) Légalité de la mesure et atteinte aux libertés fondamentales
Classiquement, les arrêtés anti-mendicité semblent porter atteinte à des libertés telles que la liberté du commerce et de l’industrie en ce qu’ils empêchent les individus concernés d’exercer leur « métier de mendiant »[9], la liberté d’expression en ce qu’ils empêchent les personnes de pratiquer leur art dans la rue. Une atteinte à la liberté d’aller et venir semble également être commise en ce que ce type d’arrêté interdit notamment « la consommation d’alcool, la mendicité, accompagnée ou non d’animaux, les regroupements, ainsi que la station assise ou allongée lorsqu’elle constitue une entrave à la circulation publique »[10]
Toutefois, le juge des référés du Tribunal administratif de Besançon, statuant dans le cadre d’un référé liberté intenté à l’encontre d’un arrêté anti-mendicité, a admis que la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire découle du principe de fraternité, lui-même érigé au rang de principe à valeur constitutionnelle peu avant par le Conseil constitutionnel.
En effet, par une décision rendue le 6 juillet 2018 à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité[11], les Sages de la rue de Montpensier ont pour la première fois consacré la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, inscrit à l’article 2, au préambule et à l’article 72-3 de la Constitution de 1958.
C’est donc à l’occasion du référé liberté formé à l’encontre de l’arrêté anti-mendicité pris par le maire de Besançon le 3 juillet 2018 que le juge admet que du principe à valeur constitutionnelle de fraternité découle la « liberté d’aider autrui dans un but humanitaire » au sens de l’article L521-2 du code de justice administrative. Bien que reconnaissant qu’admettant l’atteinte portée à cette liberté par la mesure en ce qu’elle « vise à éloigner du centre-ville certaines catégories de personnes particulièrement vulnérables », le juge exerce un contrôle afin de déterminer si la mesure était nécessaire et proportionnée au but de sauvegarde de l’ordre public.
2) Légalité de la mesure et contrôle de proportionnalité
Le contrôle classique de proportionnalité des mesures de police administrative est basé sur la jurisprudence du Conseil d’État selon laquelle l’interdiction d’une réunion par un maire doit être annulée au motif que « l’éventualité de troubles […] ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre »[12]
Dans un arrêt du 9 juillet 2003[13], le Conseil d’État propose plus spécifiquement une grille d’analyse de la légalité d’arrêtés anti-mendicité. Ainsi, un tel arrêté est légal s’il est :
– de nature à « assurer préventivement, en période d’afflux touristique, la sécurité, la commodité et la tranquillité nécessaires aux usagers des voies publiques » ;
– limité dans le temps et dans l’espace, afin que les personnes concernées ne soient pas soumises « à des contraintes excessives autres que celles qu’impose le respect des objectifs poursuivis ».
En l’espèce ce critère est rempli puisque « l’arrêté du maire de Prades n’interdit les actes de mendicité que durant la période estivale, du mardi au dimanche, de 9 heures à 20 heures, et dans une zone limitée au centre ville et aux abords de deux grandes surfaces ».
La Haute Assemblée a ultérieurement précisé les contours de son contrôle en le séquençant comme suit : la mesure de police administrative doit, afin d’être jugée licite, être adaptée, nécessaire et proportionnée[14]. Une mesure est adaptée si elle permet d’atteindre l’objectif d’intérêt général visé, à savoir ici d’assurer l’ordre public. Elle est nécessaire lorsqu’elle est la façon la moins attentatoire aux libertés d’atteindre l’objectif en cause, et elle est proportionnée lorsqu’elle ne créé par de charges excessives en vue du résultat voulu.
L’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Besançon est inédite en ce qu’une nouvelle liberté fondamentale au sens de l’article L521-2 du code de justice administrative est dégagée, mais également car c’est la première fois qu’un arrêté anti-mendicité est contesté via une procédure de référé liberté[15]. Le juge applique toutefois un contrôle classique de la légalité de la mesure de police administrative.
Ainsi, il conclut que « l’atteinte portée par l’arrêté litigieux à la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire n’est, ni suffisamment grave, ni manifestement illégale ».
Dans l’affaire de l’arrêté anti-mendicité bisontin, le juge des référés admet la liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire découlant du principe de fraternité. Il ajoute toutefois que « le requérant ne peut utilement se prévaloir, sur le fondement du principe de fraternité, d’une quelconque liberté fondamentale de mendier » (considérant 5).
Cependant, la Cour européenne des droits de l’Homme a récemment reconnu un droit à mendier lorsqu’il s’agit du seul moyen de subsistance de la personne particulièrement vulnérable[16].
Voir aussi voir :
-
- TA Pau, ord., 22 décembre 2020, n° 2002367 (et voir notre article et cette décision ici : Arrêtés anti-mendicité : le juge annule de nouveau l’arrêté du maire de Tours, mais sans effet pratique
- Voir aussi CAA de Nantes, 31 mai 2016, n° 14NT01724 puis 7 juin 2017, n°15NT03551 (voir ces arrêts et notre commentaire ici)
- TA Montreuil, 7 juillet 2015, n° 1410141
Voir aussi par analogie : Le maire d’une commune peut interdire le chiffonnage des poubelles : retour sur un arrêt du CE
Source importante et récente : CE, 16 juillet 2021, n° 434254. Voir :
II) L’apport de la Cour européenne des droits de l’homme : la mendicité peut être protégée au titre du droit au respect de la vie privée et familiale et de la dignité humaine
L’affaire concerne une requérante appartenant à la communauté rom ayant été condamnée pénalement à plusieurs reprises pour avoir mendié sur la voie publique dans la ville de Genève, en Suisse. En effet, la loi pénale genevoise prévoit une amende en cas de mendicité sur la voie publique, et en cas de non-paiement, une mise en détention provisoire. La requérante, qui avait été condamnée à payer 500 CHF mais n’ayant pas pu s’acquitter de la somme, a été placée cinq jours en détention provisoire. Ayant contesté la mesure et épuisé les voies de recours internes, elle saisit la Cour européenne des droits de l’homme.
Le juge de Strasbourg dresse un intéressant état des lieux des réglementations européennes en matière de mendicité (A), avant de conclure à la recevabilité du grief fondé sur l’article 8 de la Convention (B). Au terme d’un raisonnement classique admettant l’atteinte portée aux droits protégés par l’article 8 (C) et en recherchant une justification à cette atteinte, la Cour juge que l’ingérence n’est pas justifiée (D).
- A) État des lieux des réglementations européennes
La Cour opère un panorama intéressant des différentes réglementations existant au sein des États membres du Conseil de l’Europe (points 19 et suivants). Il en ressort que :
– Sur les trente-huit États membres étudiés, neuf n’interdisent pas la mendicité en tant que telle ;
– Dans dix-huit d’entre eux, la mendicité est interdite au niveau régional et parmi ceux-ci, six n’interdisent que les formes intrusives ou agressives de mendicité ;
– Onze des États étudiés interdisent la mendicité au niveau local.
En ce qui concerne les sanctions, elles sont différentes suivant les États. Elles peuvent :
– Etre qualifiées de contraventions ou délits ;
– Entrainer une sanction administrative au niveau local.
Des régimes hybrides existent également comme en France où l’interdiction peut être nationale (présente dans le code pénal pour ce qui concerne la mendicité agressive, article 312-12-1) et locale (par le pouvoir de police administrative du maire).
La Cour relève également que la sévérité de la sanction diffère d’un État à l’autre, allant de l’avertissement ou l’amende à la privation de liberté, en passant par des formes alternatives de sanction telles qu’un travail communautaire comme c’est le cas en Hongrie.
- B) Recevabilité du grief fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme
La requérante invoque l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel dispose en son premier paragraphe :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. ».
La Cour précise qu’il s’agit d’une question de droit nouvelle, tendant à savoir si « une personne qui se voit infligée une sanction pour avoir mendié peut se prévaloir de l’article 8 de la Convention » (point 53). La Cour admet ensuite que la notion de vie privée protégée par l’article 8 est large et peut englober la notion de dignité humaine, laquelle est « sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants » (point 56). La Cour se détache de l’approche du juge administratif français en ce qu’elle admet que « le droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, relève de l’essence même des droits protégés par l’article 8 de la Convention. » (point 59). L’article 8 est alors applicable en l’espèce.
- C) Reconnaissance de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme
La Cour admet que le droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante n’a pas été respecté. Toutefois, l’ingérence dans l’exercice de ce droit peut être justifiée si elle était prévue par la loi, inspirée par un ou des buts légitimes et nécessaire dans une société démocratique.
- D) Justification de l’ingérence
1) Base légale
Il existe une base légale, laquelle est la loi pénale genevoise.
2) Reconnaissance de buts légitimes
Les buts légitimes invoqués par le Gouvernement sont la défense de l’ordre et de la sûreté publics, le bien-être économique et la protection des droits et libertés d’autrui.
3) Nécessité dans une société démocratique
La Cour se livre alors à un examen de la nécessité de la mesure dans une société démocratique. Elle rappelle que toute ingérence « doit reposer sur un besoin social impérieux et être proportionnée au but visé » (point 99) et qu’une « interdiction générale d’un certain comportement, comme celle de l’espèce, est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu » (point 101). La Cour relève qu’en l’espèce, la loi sanctionnant de façon générale la mendicité ne permet pas une telle mise en balance des intérêts en jeu, sans prendre en compte notamment la vulnérabilité de l’individu ainsi que la forme agressive ou non de la mendicité.
Concernant la marge d’appréciation laissée à l’État, la Cour relève que celle-ci est nécessairement restreinte en raison de la mise en jeu d’un aspect particulièrement important de l’existence d’un individu. La Cour, opérant alors une pesée des intérêts en jeu, estime que la requérante avait le droit « inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse » et « essayer de remédier à ses besoins par la mendicité » du fait de la situation de vulnérabilité manifeste dans laquelle elle se trouve.
La Cour conclut en jugeant que la sanction infligée n’était pas proportionnée aux buts légitimes invoqués par le Gouvernement. Du fait de la vulnérabilité de la requérante, la mesure infligée alors qu’elle ne disposait pas d’autre moyen de subvenir à ses besoins a « atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8. » (point 115). L’ingérence n’était alors pas nécessaire dans une société démocratique, donc la mesure viole l’article 8 de la Convention.
Ainsi et pour synthétiser, le juge administratif français reconnait une liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire découlant du principe à valeur constitutionnelle de fraternité, mais refuse de reconnaitre une liberté fondamentale de mendier. La Cour européenne des droits de l’homme quant à elle reconnait un droit inhérent à la dignité humaine de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins par la mendicité sur le fondement de l’article 8 de la Convention.
III) Dispositions particulières
Bien que le délit général de mendicité ait disparu du code pénal depuis 1994, il subsiste des incriminations concernant certaines formes de mendicité (A). La réglementation de la mendicité dans les gares routières, sur le domaine public ferroviaire et à bord des trains est également spécifique (B), et l’on relève finalement une disposition relative à l’interdiction de l’emploi de personnes pour mendier dans le code du travail (C).
- A) Code pénal
1) Exploitation de la mendicité (article 225-12-5) et ses circonstances aggravantes (mineurs, vulnérables, bande organisée, etc.)
L’exploitation de la mendicité est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Il s’agit selon l’article 225-12-5 du code pénal :
« 1° D’organiser la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit ;
2° De tirer profit de la mendicité d’autrui, d’en partager les bénéfices ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la mendicité ;
3° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la livrer à la mendicité, ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire ;
4° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner à des fins d’enrichissement personnel une personne en vue de la livrer à l’exercice d’un service moyennant un don sur la voie publique. ».
L’article 225-12-6 du code prévoit une peine plus lourde, de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque l’exploitation de la mendicité est commise « 1° A l’égard d’un mineur ;
2° A l’égard d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;
3° A l’égard de plusieurs personnes ;
4° A l’égard d’une personne qui a été incitée à se livrer à la mendicité soit hors du territoire de la République, soit à son arrivée sur le territoire de la République ;
5° Par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de la personne qui mendie ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ;
6° Avec l’emploi de la contrainte, de violences ou de manoeuvres dolosives sur la personne se livrant à la mendicité, sur sa famille ou sur une personne étant en relation habituelle avec elle ;
7° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices, sans qu’elles constituent une bande organisée. ».
Finalement, l’article 225-12-7 punit de dix ans d’emprisonnement et de 1 500 000 euros d’amende l’exploitation de la mendicité commise en bande organisée.
2) Traite des êtres humains et mendicité (article 225-4-1) : la mendicité forcée relève de la traite des êtres humains
L’article 225-4-1 du code pénal punit la traite des êtres humains de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Il s’agit de « recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation » dans l’une de ces circonstances :
« I. – La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation dans l’une des circonstances suivantes :
1° Soit avec l’emploi de menace, de contrainte, de violence ou de manœuvre dolosive visant la victime, sa famille ou une personne en relation habituelle avec la victime ;
2° Soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de cette personne ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ;
3° Soit par abus d’une situation de vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, apparente ou connue de son auteur ;
4° Soit en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage. ».
L’exploitation réside dans « le fait de mettre la victime à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié » afin de permettre la commission contre la victime de plusieurs infractions don celle d’exploitation de la mendicité.
La peine est portée à dix ans d’emprisonnement et 1 500 000 euros d’amende lorsque la traite est perpétrée à l’égard d’un mineur et sans qu’elle doive être commise dans l’une des circonstances énumérées précédemment.
3) Mendicité impliquant des enfants (article 227-15 al. 2)
L’article 227-15 du code pénal incriminant la privation de soins sur mineur prévoit que la privation de soins est notamment caractérisée par « le fait de maintenir un enfant de moins de six ans sur la voie publique ou dans un espace affecté au transport collectif de voyageurs, dans le but de solliciter la générosité des passants. ».
4) Mendicité agressive ou sous la menace d’un animal dangereux (article 312-12-1)
Bien que la mendicité ne puisse plus être réprimée pénalement, elle l’est toujours lorsque qu’elle est commise « en réunion et de manière agressive, ou sous la menace d’un animal dangereux ». Cette forme de mendicité est alors punie de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende.
- B) Code des transports
Le respect du bon ordre et de la sécurité publique « dans les parties des gares et de leurs dépendances accessibles au public » est assuré par le préfet de département ou préfet de police en ce qui concerne les aéroports parisiens et le département des Bouches-du-Rhône (article R2240-3 du code pénal).
1) Mendicité dans les gares routières (articles R3116-8 et R3116-29)
L’article R3116-8 du code des transports est quant à lui sans équivoque : « La mendicité est interdite dans l’emprise des gares routières. ».
La peine encourue est l’amende encourue pour les contraventions de la quatrième classe (article R3116-19).
2) Mendicité sur le domaine public ferroviaire et à bord des trains (article R2241-16)
Le code des transports prévoit :
« La mendicité est interdite sur le domaine public ferroviaire et à bord des trains.
Le fait de contrevenir au premier alinéa est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe. » (article R2241-16).
- C) Code du travail (article L4741-8)
Selon l’article L4741-8 du code du travail :
« Le fait d’employer des mineurs à la mendicité habituelle, soit ouvertement, soit sous l’apparence d’une profession, est puni des peines prévues aux articles 225-12-6 et 227-29 du code pénal. ».
[1] Joseph Viple. La répression de la mendicité, Le Journal du ministère public, tome 47, 1905, p. 212-235.
[2] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mendicit%C3%A9/50440
[3] Bulletin des arrêts criminels de la Cour de Cassation. Année 1874, n° 261.
[4] S. Beltra, Les sans domicile fixe, Mémoire pour le DESS « Lutte contre la délinquance et les déviances », Aix-en- Provence, 1995
[5] Joseph Viple. La répression de la mendicité, p. 32
[6] Voir les articles 269 et 270 de l’ancien code pénal de 1810 concernant le vagabondage, les articles 274 à 276 pour la mendicité et les articles 277 et suivants pour la répression commune aux vagabonds et mendiants.
[7] Article L2212-2 du CGCT
[8] Concl. L. Corneille sur CE, 17 août 1917, Baldy
[9] Agnès Olive, Le droit de mendier, RSC 1998. 69
[10] Article 1er de l’arrêté du 3 juillet 2018 pris par le maire de Besançon
[11] Conseil constitutionnel, 6 juillet 2018, n° 2018-717/718, M. Cédric H. et autre
[12] CE 19 mai 1933, Benjamin et syndicat d’initiative de Nevers, req. n° 17413, Lebon 541 ; GAJA, 21e éd., n° 43
[13] CE 9 juillet 2003, Lecomte et Assoc. AC Conflent, req. n°229618
[14] CE 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres, req. n° 317827
[15] En ce qui concerne la procédure de référé-liberté, il faut pour suspendre l’application de la mesure attaquée, démontrer, outre l’urgence de la situation et la présence d’une liberté fondamentale au sens de l’article L521-2 du code de la justice administrative, que la mesure porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté invoquée. Ainsi le juge des référés est amené à vérifier que la mesure est nécessaire et proportionnée à la préservation de l’ordre public.
[16] CEDH, 19 janvier 2021, Lacatus c/ Suisse, n° 14065/15