Le titulaire d’un marché de travaux n’ayant pas établi de décompte final ne peut être privé de formuler une réclamation sur le décompte général !

C’est un revirement de situation qu’a entériné le Conseil d’État ce jeudi 19 mai concernant la possibilité pour le titulaire d’un marché public de formuler une réclamation au stade du décompte général, quand bien même il n’aurait pas rédigé dans le délai escompté le décompte final au préalable (CE, 7-2  chr, 19 mai 2022, n° 455134, Lebon T.)

En effet, la Cour Administrative d’Appel de Douai, dans un arrêt rendu le 1e juin dernier avait refusé cette possibilité affirmant qu’un titulaire n’ayant pas remis de décompte final dans les temps avait manqué sa chance de faire valoir ses droits et ainsi ne pouvait formuler de nouvelle réclamation au stade du décompte général (CAA de DOUAI, 1ère chambre, 1er juin 2021, 19DA01163).

 

I. Rappel du déroulement normal d’une procédure d’établissement d’un décompte général

 

Cet arrêt nous donne ainsi l’occasion de nous pencher sur le dialogue entre les parties prenantes qui s’opère, lors de l’achèvement du marché, par le jeu de différents projets de décomptes (final, général..).

Cette procédure est prévue par les Cahiers des Clauses Administratives Générales de Travaux, dont ceux de 2009 sont appliqué en l’espèce, (nous établirons néanmoins dans cet article les correspondances avec les nouveaux CCAG 2021).

Dès l’achèvement des travaux :

  • Le titulaire du contrat de marché public de travaux établit un projet de décompte final (article 13-3, 1 des CCAG Travaux 2009 / article 12.3, 1 des CCAG Travaux 2021).
  • Ce projet de décompte est transmis au maître d’œuvre (article 13-3, 2 / article 12.3, 2).
  • Le maître d’œuvre l’accepte où le rectifie. Il établit sur cette base le décompte final (article 13-3, 4 / article 12.3, 4).
  • Le même maître d’œuvre établit par la suite un projet de décompte général (article 13-4, 1 / article 12.4, 1)
  • Ce projet est transmis au maître d’ouvrage, et, une fois que celui-ci l’a signé, devient le décompte général (article 13-4, 2 / article 12.4, 2)
  • Ce décompte général est notifié au titulaire, celui-ci, peut alors formuler des réclamations, à défaut de telles formulations, ce décompte général est réputé être accepté (article 13-4, 5 / article 12.4, 5) et ne peut plus faire l’objet de réclamation par le titulaire.

Les CCAG-Travaux actent notamment,(article 13-3, 3/ article 12-3, 3) l’impossibilité pour le titulaire de soulever, au moment du décompte général, des réclamations sans lien avec les indications qu’il a fait figurer au décompte final (CE, 7e – 2e ss-sect. réunies, 16 déc. 2015, n° 373509, Lebon.).

De plus, ils prévoient (article 13-3, 2 / article 12-3, 2) qu’en cas d’absence d’établissement de la part du titulaire de projet de décompte final, quarante jours après l’achèvement des travaux, et après mise en demeure de la part du maître d’œuvre, que ce dernier puisse d’office établir le décompte final.

II. Dans son jugement en appel, le décompte final établi d’office par le maître d’œuvre avait été considéré comme empêchant toute réclamation ultérieure du titulaire

 

Dans cet arrêt, le syndicat intercommunal pour les transports urbains de la région de Valenciennes (SITURV), a chargé un groupement solidaire d’entreprises du marché de la construction de la seconde ligne du métro de Valenciennes. Après réception des travaux, le groupement titulaire du marché n’a pas établi de projet de décompte final. Le maître d’œuvre-maître d’ouvrage a, conformément à l’article 13-3, 3 des CCAG-Travaux 2009 applicable alors, rédigé d’office le décompte final. Le Syndicat a alors notifié au groupement titulaire son décompte général et celui-ci a transmis au pouvoir adjudicateur un mémoire en réclamation portant sur une somme totale de 3  161 087,68 euros TTC.

Dans un jugement de première instance, le TA de Lille a condamné le syndicat a verser la somme.

En appel de cette décision, la CAA de Douai avait fait une lecture littérale de l’article 13-3, 2 du CCAG Travaux 2009 et de son éclairage par la jurisprudence CE, 7e – 2e ss-sect. réunies, 16 déc. 2015, n° 373509, Lebon en estimant que les réclamations n’ayant pas été présentées dans un projet de décompte final absent, elles étaient irrecevables au moment du décompte général (CAA de DOUAI, 1ère chambre, 1er juin 2021, 19DA01163) :

« Alors que l’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde, arrêté lors de l’établissement du décompte définitif, détermine les droits et obligations définitifs des parties, il résulte des stipulations précitées que le titulaire du marché ne peut plus reprendre dans son mémoire en réclamation des éléments qui soit n’ont pas déjà été présentés dans son projet de décompte final, soit, si le titulaire du marché n’a pas établi de projet de décompte final et si le décompte final a donc été établi d’office et lui a été notifié avec le décompte général, n’ont pas été présentés avant l’expiration d’un délai raisonnable ayant couru à compter de la réception de la mise en demeure de transmettre un projet de décompte final. »

III. Le Conseil d’État consacre la possibilité, lorsque le titulaire n’avait pas rédigé de projet de décompte final, de formuler une réclamation au stade de l’établissement du décompte général

 

Cette solution, logique, quoiqu’un peu sèche au regard d’un titulaire de contrat ayant négligé la rédaction de son projet de décompte final, a été renversée par le Conseil d’État dans l’arrêt étudié, qui a considéré, tout comme le TA de Lille avant lui, qu’il était possible  pour le titulaire de formuler des réclamations quand bien même elles porteraient sur un poste de rémunération ou d’indemnisation qui n’avait pas été mentionné dans le décompte final établi d’office par le maître d’œuvre.

« Lorsque le titulaire du marché n’a pas produit de projet de décompte final et qu’après mise en demeure demeurée sans suite, ce décompte final a été établi d’office par le maître d’œuvre, les stipulations précédemment citées [concernant l’établissement d’office par le maître d’œuvre du projet de décompte final] n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de le priver du droit de former, dans le délai de quarante-cinq jours suivant la transmission du décompte général du marché, une réclamation sur ce décompte général, quand bien même elle porterait sur un poste de rémunération ou d’indemnisation qui n’avait pas été mentionné dans le décompte final établi d’office par le maître d’œuvre. »

Conseil d’État, 7ème – 2ème chambres réunies, 19 mai 2022, 455134

 

 

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