La CAA de Lyon recentre sur l’enquête publique elle-même les motifs de radiation d’un commissaire enquêteur (affaire G. Ullmann)

La radiation (ou la non réinscription) d’un commissaire enquêteur sur la liste d’aptitude a donné lieu, pour l’instant, à peu de jurisprudences.

D’où l’intérêt d’un vigoureux arrêt de la CAA de Lyon dans la médiatique affaire « Gabriel Ullmann », censuré — en réalité semble-t-il — pour ses positions environnementales personnelles et pour s’être pris le bec avec la préfecture en marge de la fameuse enquête publique sur le projet « Inspira », récemment censuré pour des raisons de mauvais équilibre environnemental par le TA de Grenoble. 

Dans cette affaire, la Cour :

  • rappelle les limites des substitutions de motifs au contentieux et l’applique à cette procédure
  • pose qu’il faut en ce domaine apprécier l’attitude du commissaire enquêteur sur l’enquête publique elle-même et traiter de ses possibles engagements en termes d’impacts sur l’enquête publique elle-même (possibles manques d’objectivité ou d’impartialité) ET NON sur les relations avec la préfecture
  • rappelle que des obligations s’imposent au commissaire enquêteur, certes, mais que ce ne sont pas stricto sensu « les obligations de réserve et de neutralité, [qui] ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, [lequel] n’est pas un agent public. »
  • refuse de voir dans le code d’éthique des commissaires enquêteurs un comportement standard à prendre en considération en ces domaines. 

 

Crédits : photo du palais des juridictions administratives (TA et CAA) de Lyon, L. Crance, 2022

 

 

L’article L. 123-4 du code de l’environnement confie à une commission spécifique la nomination et la radiation des commissaires enquêteurs :

« Dans chaque département, une commission présidée par le président du tribunal administratif ou le conseiller qu’il délègue établit une liste d’aptitude des commissaires enquêteurs. Cette liste est rendue publique et fait l’objet d’au moins une révision annuelle. Peut être radié de cette liste tout commissaire enquêteur ayant manqué aux obligations définies à l’article L. 123-15

L’article R. 123-41 dudit code de l’environnement, en son dernier alinéa, dispose que :

« La radiation d’un commissaire enquêteur peut, toutefois, être prononcée à tout moment, par décision motivée de la commission, en cas de manquement à ses obligations. La commission doit, au préalable, informer l’intéressé des griefs qui lui sont faits et le mettre à même de présenter ses observations. »

Surtout, ledit article L. 123-15 de ce même code fixe la liste des manquements pouvant conduire à pareille radiation (même si la rédaction de cet article ne fixe pas une liste précise de fautes, mais plutôt, de manière floue, ce que doivent être sa mission et la fin du déroulement de ses enquêtes) :

« Le commissaire enquêteur ou la commission d’enquête rend son rapport et ses conclusions motivées dans un délai de trente jours à compter de la fin de l’enquête. Si ce délai ne peut être respecté, un délai supplémentaire peut être accordé à la demande du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête par l’autorité compétente pour organiser l’enquête, après avis du responsable du projet.
Le rapport doit faire état des observations et propositions qui ont été produites pendant la durée de l’enquête ainsi que des réponses éventuelles du maître d’ouvrage.
Le rapport et les conclusions motivées sont rendus publics par voie dématérialisée sur le site internet de l’enquête publique et sur le lieu où ils peuvent être consultés sur support papier.
Si, à l’expiration du délai prévu au premier alinéa, le commissaire enquêteur ou la commission d’enquête n’a pas remis son rapport et ses conclusions motivées, ni justifié d’un motif pour le dépassement du délai, l’autorité compétente pour organiser l’enquête peut, avec l’accord du maître d’ouvrage et après une mise en demeure du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête restée infructueuse, demander au président du tribunal administratif ou au conseiller qu’il délègue de dessaisir le commissaire enquêteur ou la commission d’enquête et de lui substituer un nouveau commissaire enquêteur ou une nouvelle commission d’enquête ; celui-ci doit, à partir des résultats de l’enquête, remettre le rapport et les conclusions motivées dans un maximum de trente jours à partir de sa nomination.
Le nouveau commissaire enquêteur ou la nouvelle commission d’enquête peut faire usage des prérogatives prévues par l’article L. 123-13.
L’autorité compétente pour prendre la décision peut organiser, en présence du maître d’ouvrage, une réunion publique afin de répondre aux éventuelles réserves, recommandations ou conclusions défavorables du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête. Elle est organisée dans un délai de deux mois après la clôture de l’enquête. Le commissaire enquêteur ou la commission d’enquête sont informés de la tenue d’une telle réunion.»

NB : rappelons aussi les règles en termes de conflit d’intérêts de l’article L. 123-5 du code de l’environnement, pour lesquelles d’ailleurs le juge s’avère en pratique fort souple (à ce sujet, voir notamment les points 50 et suivants du fascicule 2550 du JurisClasseur Environnement et Développement durable par M. René Hostiou). Une méconnaissance directe de ces règles peut logiquement entraîner une telle radiation (article R. 123-4 dudit code).

Cette procédure de radiation ou de non réinscription a donné lieu à peu de précisions jurisprudentielles :

  • le juge semble ne pas avoir encore totalement fixé ses exigences en termes de motivation des décisions et de contradictoire de refus de réinscription sur la liste d’aptitude (TA Limoges, 20 décembre 2006, n° 0600244 : Dr. env. juin 2007, n° 149, pan. III ; CAA Bordeaux, 15 novembre 2007, n° 05BX00313 ; pour des garanties équivalentes entre non réinscription et radiations voir CAA Nancy, 10 octobre 2013, 13NC00037 ; ).
  • de manière intéressante, par exemple, la CAA de Bordeaux a noté qu’il « est vrai que l’article R. 123-41 précité du code de l’environnement énonce de manière non limitative les critères au regard desquels la commission départementale établit la liste d’aptitude à l’exercice des fonctions de commissaire-enquêteur »mais cette cour a posé que « seuls des critères permettant d’apprécier la capacité des candidats aux fonctions de commissaire-enquêteur à conduire de manière satisfaisante une enquête publique doivent être pris en considération par la commission compétente » ce qui par exemple interdisait l’ajout d’autres critères tels que la « nécessité d’avoir une gestion dynamique des listes permettant d’accueillir de nouveaux entrants » (CAA Bordeaux, 6 novembre 2018, n° 16BX01499).
  • reste que sur le fond, des manquements même ponctuels (et relativement limités) semblent suffirent au moins parfois à fonder des non-renouvellements ou des radiations ; voir par exemple CAA Nancy, 10 octobre 2013, 13NC00037, op. cit.).

 

La relative légèreté, en volume, de cette jurisprudence contraste avec l’importance du sujet.

D’où l’intérêt de la nouvelle décision rendue en faveur de M. Gabriel Ullmann, affaire qui avait fait d’ailleurs médiatiquement un certain bruit (voir par exemple ici).

Ce requérant demandait l’annulation de la décision de 2018 par laquelle la commission départementale de l’Isère avait prononcé sa radiation de la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur.

Deux griefs avaient été retenus par la commission départementale de l’Isère, selon laquelle (pour citer le résumé qu’en fait la CAA) M. Ullmann :

  • aurait excédé « habituellement le cadre de sa mission de commissaire enquêteur en se positionnant en tant qu’expert »
  • son supposé « manque d’impartialité ».

Le TA avait admis une substitution de motifs « tiré du manquement [supposé] de M. Ullmann à l’objectivité qui s’impos[ait] à lui dans l’exercice de ses fonctions.»

Après un échec, donc, devant le TA de Lyon pour M. Ullmann et quelques péripéties (notamment au titre d’une QPC), l’affaire vint en appel, de manière, cette fois, bien plus fructueuse pour l’appelant.

La CAA rappelle tout d’abord que de telles substitutions de motif, si elles sont possibles en contentieux, ne doivent pas avoir privé la personne en cause d’une garantie (au sens de la jurisprudence Danthony). Ainsi substituer un motif en phase contentieuse peut, comme en l’espèce, priver l’intéressé du contradictoire sur le motif qui finit par être celui sur la base duquel la décision, négative pour lui, a été prise, le juge pouvant :

« procéder à la substitution demandée, sous réserve toutefois qu’elle ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale liée au motif substitué.»

(reprise classique d’une jurisprudence tout à fait constante, voir par exemple  CE S., 6 février 2004, Mme Hallal, n° 240560, rec. p. 48 ; CE, 13 mars 2006, 268988, aux tables….)

Le préfet de l’Isère avait fait valoir que le comportement inadapté de l’intéressé était, selon lui, « contraire aux obligations de réserve, de courtoisie, de sérénité et de considération du code d’éthique des commissaires enquêteurs

Cependant, et ce point est intéressant, la CAA relève que :

« ce code est élaboré par la compagnie nationale des commissaires Enquêteurs (CNCE), laquelle est dépourvue de tout pouvoir réglementaire de régulation ou de sanction, et son applicabilité dépend de l’adhésion facultative à la CNCE. »

Surtout, note la CAA après de longues phrases rappelant les faits :

« les obligations de réserve et de neutralité ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, qui n’est pas un agent public. »

Le commissaire enquêteur ne peut dès lors :

« être sanctionné pour ses positions critiques à l’égard des politiques publiques et de l’action de l’État, que pour autant qu’il aurait méconnu les obligations qui s’imposent à lui, ou ne présenterait pas les garanties d’objectivité, impartialité et diligence requises à l’article R. 123-41 du code de l’environnement

Les premiers juges avaient estimé que les éléments du dossier ne suffisaient pas à révéler l’existence d’un manque d’impartialité de M. Ullmann dans l’exercice de ces fonctions de commissaire enquêteur. Mais ils avaient accepté une substitution de motifs (et le passage du manque d’impartialité au « manque d’objectivité » pour des procédure et des enquêtes qui par principe ne manquent pas d’éléments de subjectivité, peut donner lieu à débats en effet).

Or, derrière tout cela, ce qui ressortait donc était un manque de bonnes relations avec la préfecture. Or, les courriels sur ce point ne démontraient pas, pour la CAA, que ces relations dégradées entre l’Etat déconcentré et l’enquêteur public avaient la moindre « incidence sur la conduite de l’enquête publique ».

L’aune doit donc être celle de l’enquête publique et de l’attitude durant ladite enquête publique, rappelle la CAA, fondant sur ce point un raisonnement qui nous semble au plus près des formulations du code de l’environnement par lesquelles nous avons ouvert le présent article.

Dès lors :

« Le motif substitué n’est ainsi pas de nature à justifier légalement la décision du 6 décembre 2018 prononçant la radiation de M. Ullmann de la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur. 8. En outre, si la demande de radiation du préfet se fondait sur trois griefs, dont « un comportement inadapté à l’égard des services de l’Etat », ce grief n’a pas été retenu par la commission départementale de l’Isère, laquelle a fondé la radiation de M. Ullmann de la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur sur les deux seuls griefs mentionnés au point 3. Alors que le préfet de l’Isère, dans son mémoire en défense devant le tribunal administratif de Lyon, indique que le motif déterminant de la radiation est le manquement à l’impartialité, et sollicite d’ailleurs une neutralisation de motif au cas où les premiers juges viendraient à censurer les autres motifs, il ne résulte pas de l’instruction que l’administration aurait pris la même décision si elle s’était fondée initialement sur le motif tiré du prétendu manque d’objectivité de M. Ullmann.»

« 9. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, que M. Ullmann est fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande.»

La CAA va jusqu’à enjoindre à ce que M. Ullmann soit réinscrit sur la liste d’aptitude, et ce dans un délai de deux mois.

Comme l’a relevé le rapporteur public dans ses conclusions, le motif réel était plutôt que le Préfet et le président du Conseil Départemental ont voulu censurer la position du Commissaire enquêteur dans le projet Inspira… lequel a justement fini par être censuré par le TA de Grenoble :

 

Le principe de l’économie des moyens fait que d’autres points importants soulevés par la partie appelante n’ont pas été traités mais, déjà, retenons donc de cette affaire :

  • que la radiation d’un commissaire enquêteur ou son non renouvellement s’apprécient à l’aune du comportement au fil de l’enquête publique et à l’aune du bon déroulement et de l’impartialité au fil de celle-ci. Les éléments extérieurs, même des échanges acerbes de courriels avec l’administration préfectoral en marge de l’enquête, ne sont pas des éléments à apprécier au stade d’une décision ou non d’éviction du commissaire enquêteur
  • que des obligations s’imposent au commissaire enquêteur, certes, mais que ce ne sont pas stricto sensu « les obligations de réserve et de neutralité, [qui] ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, [lequel] n’est pas un agent public. »
  • que, pour précieux qu’il est réellement, le code d’éthique des commissaires enquêteurs, « élaboré par la compagnie nationale des commissaires Enquêteurs (CNCE) » n’est pas un paramètre à prendre en compte, ne forme pas une base réglementaire ni même un standard jurisprudentiel (au sens rialsien de l’expression : S. Rias, Le juge administratif français et la technique du standard, Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, LGDJ 1980, un ouvrage remarquable reprenant la thèse de doctorat de l’auteur).

 

 

Voir cette décision :

CAA Lyon, 1er mars 2023, n° 20LY03779

 

 

 


 

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Il s’agit d’un extrait de notre chronique vidéo hebdomadaire, « les 10′ juridiques », réalisation faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés : http://www.weka.fr