Ordonnance relative aux manifestations près de la Croisette pendant le Festival de Cannes : non ce n’est pas Benjamin que l’on assassine… Au contraire on l’applique !

M. le Professeur P. Cassia, dont l’énergie contentieuse n’est plus à démontrer, vient de diffuser ceci en ligne :

https://twitter.com/paulcassia1/status/1661374062302576640?s=43&t=t11ocGTJxsr_I2Ma1Gi6YA

 

Voici cette décision, entre temps anonymisée par mes soins :

CE, ord., 24 mai 2023, n°474297

Le commentaire du Professeur Cassia reste neutre, sans matière à critique. Nul doute qu’il est en désaccord avec cette ordonnance, mais il ne se départit pas de la technicité juridique.

Mais mon sang n’a fait qu’un tour quand j’ai vu d’autres commentaires, d’autres juristes, parler d’une décision « Anti-Benjamin ». Ah non ! C’est tout l’inverse et voici pourquoi.

Je m’explique :

  • la référence à l’arrêt Benjamin du Conseil d’État (19 mai 1933, n° 17413, au rec.) est en effet la bonne. Mais dans l’autre sens. En effet, que s’était-il passé dans Benjamin ? Reprenons étape par étape :
    • est organisé un événement public (une réunion publique, une causerie), qui peut causer un trouble à l’ordre public par des manifestants
    • mais (sauf impossibilité d’agir autrement) le pouvoir de police n’a pas à interdire cet événement public .. à lui, « sans interdire la conférence, [de] maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre » telles, par exemple, que des périmètres de sécurité, un cordon de police… etc
  • c’est exactement le message de l’ordonnance de ce jour si l’on veut bien penser non pas seulement aux droits d’exister et de s’exprimer de ceux qui manifestent (à savoir les anti-Benjamin en 1933 ; les anti-gouvernement ce jour) mais aussi aux droits de ceux qui se réunissent (René Benjamin en 1933 ; les festivaliers ce jour). Là encore, reprenons par étape et chacun pourra constater le caractère frappant du parallèle :
    • est organisé un événement public (le festival), qui peut causer un trouble à l’ordre public par des manifestants… et surtout par les risques terroristes
    • mais (sauf impossibilité d’agir autrement) le pouvoir de police a l’obligation de « maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre » telles, par exemple, que des périmètres de sécurité, un cordon de police… etc. Sans avoir la possibilité sur le même périmètre étroit de gérer les deux événements.

Oui mais nul n’a envisagé d’interdire le festival de Cannes me direz-vous, ce qui limite la pertinence du parallèle que j’établis. Sauf que les festivaliers et les fans de cinéma ont eux aussi le droit d’exister et de se réunir. Tout comme les amateurs de causeries de R. Benjamin pouvaient vouloir aller l’écouter (et même si, dix ans après, cet orateur a un peu mal fini, mais c’est une autre histoire). Et tout comme en 1933, les pouvoirs de police ont donc l’obligation de séparer les possibles manifestations, au sens large de l’expression, possiblement concurrentes, y compris en tenant compte des capacités dont disposent les forces de l’Ordre pour faire respecter celui-ci… comme en 1933 là encore.

Mais cela revient à interdire de manifester me dira-t-on ?

Non.

En 1933 les anti-Benjamin pouvaient ou auraient pu manifester à quelques dizaines ou centaines de mètres de la réunion publique qu’ils voulaient faire censurer.

En 2023, libre aux manifestants de demander à manifester… ce sera juste autorisé un peu plus loin que le périmètre très restreint prévu par l’arrêté. Ce qui est conforme au régime en France des manifestations, qui sont libres, mais dont on peut réglementer ou modifier le tracé. Pour schématiser un droit un peu plus subtil que cela j’en conviens.

On peut être pour ou contre les discours des manifestants. On peut aimer ou pas aimer les grandes messes du cinéma. On a le droit de multiplier avec gourmandise les recours comme d’autres avalent des pop-corn au cinéma. Mais pitié, cessons de faire dire n’importe quoi au droit.