Responsabilité des ordonnateurs et des comptables : 1e application du nouveau régime de sanction en cas d’inexécution d’une décision de justice et d’absence ou de retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles.

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Nouveau régime de responsabilité, unifiée, des ordonnateurs et des comptables : ça y est, la Cour des comptes commence à sanctionner l’inexécution d’une décision de justice ainsi que l’absence ou le retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles.
  • I. Cadre juridique général ; infractions financières concernées
  • II. Deux infractions qui peuvent en effet sanctionner des élus locaux 
  • III. La Cour précise les modalités de calcul de prescription pour ces deux infractions
    • III.A. Rappels liminaires  
    • III.B. Pour l’inexécution des décisions de Justice : interruption de la prescription  la date du réquisitoire introductif ; début de la prescription à la date du prononcé des décisions de justice condamnant à une astreinte ou liquidation d’astreinte.
    • III.C. Pour l’autre infraction, celle relative à l’absence ou au retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles : « la date d’interruption de la prescription est celle de l’enregistrement au ministère public du déféré susvisé de la créancière ». Surtout, il s’agit d’une infraction continue : « la date à prendre en compte pour l’examen de la prescription [est, non pas] le fait générateur de l’irrégularité, mais le moment où celle-ci prend fin. »
    • III.D. « L’appréciation des circonstances peut inclure des faits survenus en période prescrite mais qui ont produit un effet continu au cours de la période non prescrite. »
  • IV. Sur le fond, s’agissant de la condamnation à astreinte pour inexécution de décision de Justice (avec une importante mention qui confirme que, pour cette infraction au moins, on peut aller chercher loin dans la liste des agents potentiellement responsables, même si ce n’était pas le cas en l’espèce). 
  • V. Sur le défaut de mandatement… avec une formulation qui conduit à une relative automaticité de la constitution de l’infraction financière (sauf impossibilité de mandater) au delà du délai de deux mois (ce qui n’est pas sans conséquences pratiques)
  • VI. Sanctions
  • VII. Voici cette décision
  • VIII. Voir aussi une vidéo à ce sujet 

 

 

I. Cadre juridique général ; infractions financières concernées

 

Auparavant, l’inexécution de décisions de Justice pouvait (et peut encore) être contrée, par le bénéficiaire de ladite décision, par des procédures complexes :
  • demande d’inscription au budget et/ou de mandatement d’office des dépenses correspondantes
  • saisine du juge d’une difficulté d’exécution
  • demandes d’injonction avec ou sans astreinte
  • parfois recours en annulation de la décision de refus d’exécuter la décision
  • rares cas de sanction pénale pour une telle inexécution (notamment s’il en résulte une mise en danger de la vie d’autrui, pour certains pouvoirs de police par exemple),
  • etc.

 

Et il y avait la possible intervention de feu la Cour de discipline budgétaire et financière au titre de l’inexécution de décisions de justice (art L. 313-7 et L. 313-12 du CJF, dans sa version antérieure au 1er janvier 2023 ; voir la loi n° 80-539 du 16 juillet 1980) : c’était même un des rares cas où les élus locaux pouvaient relever de ladite Cour (les deux autres hypothèses étant les cas de réquisition, d’une part, et les cas où les fonctions par eux exercées n’étaient pas l’accessoire obligé de leur mandat, d’autre part).

C’est ainsi, par exemple, qu’une présidente de conseil régional avait été condamnée (à 4 573,47 €) pour n’avoir pas exécuté une décision du Conseil d’Etat condamnant ladite région au paiement d’une astreinte de 121 882,99 €, en raison de l’inexécution, par cette région, de l’annulation d’une décision de licenciement prise à l’encontre de son directeur des services financiers de cette collectivité (CDBF, 20 déc. 2001, n° 469 ; pour un cas antérieur de relaxe, l’ordonnateur étant bloqué dans son paiement, pour schématiser : CDBF, 11 févr. 1998, n°122-346).

 

Dans le nouveau régime, de responsabilité unifiée des ordonnateurs et des comptables publics, né de la loi de finances (n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 de finances pour 2022) puis de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022, suivie par le décret n° 2022-1604 du 22 décembre 2022, sont maintenues (y compris pour les élus locaux), non sans quelques évolutions textuelles, les deux infractions financières que sont :

  • l’inexécution d’une décision de justice (1° de l’article L. 131-14 du CJF) et l’absence ou le retard
  • le non ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles (2° de l’article L. 131-14 du CJF).

 

Citons cet article L. 131-14 du CJF :

« Tout justiciable au sens des articles L. 131-1 et L. 131-4 est passible des sanctions prévues à la section 3 :

« 1° Lorsque ses agissements entraînent la condamnation d’une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public à une astreinte en raison de l’inexécution totale ou partielle ou de l’exécution tardive d’une décision de justice ;

« 2° En cas de manquement aux dispositions des I et II de l’article 1er de la loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public. »

Or, depuis le 11 mai 2023, la Cour des comptes commence à rendre ses décisions sur la base de ce nouveau régime. Voir :

 

Et, donc, voici la première décision rendue sur ce nouveau régime de responsabilité appliquée aux élus locaux pour inexécution de décisions de justice et des décisions d’astreintes en ce domaine.

En l’espèce, le Procureur général avait renvoyé devant la Cour l’ancien maire de la commune d’Ajaccio en fonction de 2014 à 2022 au titre des deux infractions, susmentionnées, prévues à l’article L. 131-14 du code des juridictions financières. 

 

 

 

II. Deux infractions qui peuvent en effet sanctionner des élus locaux

 

Une question était facile à trancher : l’ancien élu ne pouvait-il pas prétendre qu’il n’est pas justiciable de la Cour des comptes ? Or, à cette question, une réponse simple s’impose : il peut le prétendre, mais pas de manière convaincante puisque justement cela fait partie des trois hypothèses, susmentionnées où les élus locaux sont justiciables de la Cour :

« 9.En application de l’article L.312-1 du CJF, en vigueur jusqu’au 31décembre2022, « I. – Est justiciable de la Cour : (…) b) Tout fonctionnaire ou agent civil ou militaire de l’État, des collectivités territoriales, de leurs établissements publics ainsi que des groupements des collectivités territoriales (…) II. – Toutefois, ne sont pas justiciables de la Cour à raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions : (…) e) Les maires et, quand ils agissent dans le cadre des dispositions des articles L. 2122-17 à L. 2122-20 et L. 2122-25 du code général des collectivités territoriales, les adjoints et autres membres du conseil municipal (…) ». Selon l’article L. 312-2 du même code, « Par dérogation à l’article L. 312-1, les personnes mentionnées aux b à l de cet article sont justiciables de la Cour, à raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, lorsqu’elles ont commis les infractions définies par les articles L. 313-7 ou L. 313-12 (…) ». Ces dispositions, désormais codifiées aux articles L. 131-1 et L. 131-2 du CJF depuis le 1er janvier 2023, demeurent inchangées.

« 10. Les maires, ainsi que les élus bénéficiant d’une délégation du maire, sont justiciables de la Cour lorsque les poursuites sont fondées, comme en l’espèce, d’une part, sur l’infraction prévue à l’article L. 313-7 du même code, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2022 et remplacé par le 1° de l’article L. 131-14 du même code depuis le 1er janvier 2023, qui réprime la condamnation d’une personne morale de droit public à une astreinte pour ne pas avoir exécuté une décision de justice, d’autre part, sur l’infraction prévue à l’article L. 313-12 du même code, en vigueur également jusqu’au 31 décembre 2022 et remplacé par le 2° de l’article L. 131-14 du même code depuis le 1er janvier 2023, qui sanctionne l’absence de mandatement de dépenses dans le délai de deux mois prévu par le II de l’article 1er de la loi du 16 juillet 1980 susvisée. »

 

 

III. La Cour précise les modalités de calcul de prescription pour ces deux infractions

III.A. Rappels liminaires

 

Plus sérieuse était la question de la prescription.

La prescription est de 5 ans dans le nouveau régime (et 10 ans en cas de gestion de fait). Mais existent de nombreuses solutions pour repousser les délais de cette prescription. Si l’on raisonne par analogie avec la jurisprudence de feue la CDBF :

« les dispositions modifiant le délai de prescription sont applicables aux actions nées avant leur promulgation et non encore prescrites, il y a lieu de retenir en l’espèce le délai de cinq ans en vigueur à la date à laquelle la saisine de la Cour de discipline budgétaire et financière a interrompu la prescription  (CDBF, 4 octobre 1984, Université Louis Pasteur de Strasbourg, laboratoire de physique corpusculaire et cosmique (LPCC), n° 49-98).

Voir aussi sur la prise en compte en bloc d’irrégularités en cas d’opération complexe :

« Considérant que les faits postérieurs au 23 juillet 1994 ne sont pas couverts par la prescription de cinq ans prévue par l’article L. 314-2 du code des juridictions financières ;
« […]
« Considérant que les opérations de préparation du contrat de vente des sous-marins au Pakistan signé le 21 septembre 1994 constituent un ensemble indissociable de ce dernier et peuvent donc être examinées par la Cour de discipline budgétaire et financière sans que soit méconnue la règle de prescription prévue par l’article L. 314-2 du code des juridictions financières, même si elles sont antérieures au 23 juillet 1994 ; »
(CDBF, 28 octobre 2005, n° 493)

N.B. : mais encore faut-il que le réquisitoire soit précis, porte sur les mêmes fait que ceux donnant ensuite lieu aux poursuites (voir CDBF, 24 février 2006, n° 0404-II).

 

 

III.B. Pour l’inexécution des décisions de Justice : interruption de la prescription  la date du réquisitoire introductif ; début de la prescription à la date du prononcé des décisions de justice condamnant à une astreinte ou liquidation d’astreinte.

 

En l’espèce, la Cour a posé que :

« 14. S’agissant des faits qualifiables au titre de l’infraction prévue au 1° de l’article L. 131-14 du CJF, l’alinéa 2 de l’article R. 921-7 du CJA, applicable aux tribunaux administratifs, prévoyait, au moment des faits, que « Lorsqu’il est procédé à la liquidation de l’astreinte, copie du jugement ou de l’arrêt prononçant l’astreinte et de la décision qui la liquide est adressée au ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière ». Depuis le 1er janvier 2023, les mots « Cour de discipline budgétaire et financière » ont été remplacés par les mots « Cour des comptes » en application de l’article 2 du décret n° 2022-1605 du 22 décembre 2022 portant application de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics et modifiant diverses dispositions relatives aux comptables publics.

« 15. La communication de copies de jugements de liquidation d’astreintes ne constituant pas un déféré au sens de l’article L. 142-1-1 du CJF, et cette disposition n’habilitant pas le créancier à formuler un déféré pour des faits constitutifs d’une infraction au sens du 1° de l’article L.131-14 du même code, la date d’interruption de la prescription, pour cette infraction, est celle de la date du réquisitoire introductif du 2 mai 2022. La prescription est donc acquise pour tous les faits antérieurs au 2 mai 2017. 

« 16. L’infraction prévue à l’article L. 313-7 du CJF dont les dispositions ont été reprises au 1° de l’article L. 131-14 du même code est constituée par « les agissements qui auront entraîné la condamnation d’une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public à une astreinte en raison de l’inexécution totale ou partielle ou de l’exécution tardive d’une décision de justice ». Alors que les « agissements » peuvent présenter un caractère continu, la condamnation à une astreinte est un événement instantané. Dans le cadre d’un contentieux répressif, il convient de retenir l’interprétation la plus favorable à la personne mise en cause et de prendre en compte pour l’examen de la prescription prévue par les articles, anciennement L. 314-2, désormais L. 142-1-3 du CJF, la date du prononcé des décisions de justice condamnant à une astreinte ou liquidation d’astreinte. »

 

DONC pour l’infraction relative au prononcé d’une « astreinte en raison de l’inexécution totale ou partielle ou de l’exécution tardive d’une décision de justice » :

  • la date d’interruption de la prescription, pour cette infraction, est celle de la date du réquisitoire introductif.
  • il convient de prendre en compte, pour l’examen de la prescription, la date du prononcé des décisions de justice condamnant à une astreinte ou liquidation d’astreinte

 

 

III.C. Pour l’autre infraction, celle relative à l’absence ou au retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles : « la date d’interruption de la prescription est celle de l’enregistrement au ministère public du déféré susvisé de la créancière ». Surtout, il s’agit d’une infraction continue : « la date à prendre en compte pour l’examen de la prescription [est, non pas] le fait générateur de l’irrégularité, mais le moment où celle-ci prend fin. »

 

Pour l’autre infraction, celle relative à l’absence ou au retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles, la Cour pose que :

« 17. Aux termes de l’article L. 142-1-1 du CJF, « Ont qualité pour déférer au ministère public près la Cour des comptes des faits susceptibles de constituer des infractions (…) 12° Les créanciers pour les faits mentionnés au 2° de l’article L. 131-14 ».
« 18.S’agissant des sommes dues par la commune d’Ajaccio à MmeX, la date d’interruption de la prescription est celle de l’enregistrement au ministère public du déféré susvisé de la créancière, en l’espèce le 17 décembre 2021. Les irrégularités postérieures au 17 décembre 2016 ne sont donc pas couvertes par la prescription.
« 19. S’agissant des sommes dues par la commune d’Ajaccio à l’État, en l’absence de déféré du créancier, la date d’interruption de la prescription est celle du réquisitoire introductif du 2 mai 2022. Les irrégularités postérieures au 2 mai 2017 ne sont donc pas couvertes par la prescription.
« 20.En ce qui concerne les faits nouveaux apportés par le déféré complémentaire de Mme X du 29 septembre 2022, la date d’interruption de la prescription est celle de son enregistrement au ministère public le 4 octobre 2022. Les irrégularités postérieures au 4 octobre 2017, dès lors qu’elles constituent une infraction au sens de l’article L. 131-14 du CJF, ne sont donc pas couvertes par la prescription.
« 21. S’agissant du déféré incident susvisé de la chambre régionale des comptes Corse, la date d’interruption de la prescription est celle de son enregistrement au ministère public, le 20 juin 2022. Les irrégularités postérieures au 20 juin 2017, dès lors qu’elles constituent une infraction au sens de l’article L. 131-14 du CJF, ne sont pas couvertes par la prescription.
« 22. Toutefois, tant que dure l’inexécution d’une décision de justice condamnant au paiement d’une somme d’argent, l’absence de mandatement de ladite somme mise à la charge de la personne publique par la décision juridictionnelle est susceptible de constituer une infraction continue. La date à prendre en compte pour l’examen de la prescription prévue par les articles, anciennement L. 314-2, désormais L. 142-1-3 du CJF est donc, non le fait générateur de l’irrégularité, mais le moment où celle-ci prend fin.
« 23.Il résulte de ce qui précède qu’à la différence de ce qu’observent M.Y et son avocat Me PUGEAULT, dénommés ci-après « la défense », les sommes mises à la charge de la commune d’Ajaccio par le jugement du 3 novembre 2016, mandatées au cours de la période non prescrite, soit après le 17 décembre 2016, le 2 février 2017 pour les frais irrépétibles et la part de l’astreinte liquidée revenant à MmeX, et après le 2mai2017, le 13 mars 2019 pour celle revenant à l’État, sont en cause dans la présente procédure. »

DONC pour cette autre infraction relative à l’absence ou au retard d’ordonnancement de sommes résultant de décisions juridictionnelles :

  • « la date d’interruption de la prescription est celle de l’enregistrement au ministère public du déféré susvisé de la créancière, »
  • il s’agit d’une infraction continue : « la date à prendre en compte pour l’examen de la prescription [est, non pas] le fait générateur de l’irrégularité, mais le moment où celle-ci prend fin. »

 

 

III.D. « L’appréciation des circonstances peut inclure des faits survenus en période prescrite mais qui ont produit un effet continu au cours de la période non prescrite. »

 

Avec une formulation qui ne ménage pas la défense, la Cour poursuit en posant que « l’appréciation des circonstances peut inclure des faits survenus en période prescrite mais qui ont produit un effet continu au cours de la période non prescrite » :

« 24. Les observations de la défense sont ambiguës sur ce point. D’une part, elle considère que les condamnations à astreintes prononcées dans la période prescrite ne devraient pas être prises en compte pour conclure, comme le fait le ministère public, à une particulière gravité des faits. D’autre part, toute l’argumentation de la défense porte sur l’exposé de circonstances en très grande partie liées à des faits intervenus en période prescrite et conclut que « les infractions reprochées à Monsieur Y, en sa seule qualité d’ordonnateur de la collectivité, doivent cependant être jugées en prenant en compte l’intégralité du contexte singulier de cette affaire ».
« 25. Le caractère continu des faits, agissements entraînant la condamnation à une astreinte ou mandatement tardif de condamnations pécuniaires, implique néanmoins de les considérer jusqu’au moment où ils prennent fin pour l’appréciation des circonstances.
« 26. Il résulte de ce qui précède que, si les règles de prescription sont d’interprétation stricte en ce qui concerne les décisions de justice en cause au titre de l’article L. 131-14 du CJF, l’appréciation des circonstances peut inclure des faits survenus en période prescrite mais qui ont produit un effet continu au cours de la période non prescrite. »

 

 

IV. Sur le fond, s’agissant de la condamnation à astreinte pour inexécution de décision de Justice (avec une importante mention qui confirme que, pour cette infraction au moins, on peut aller chercher loin dans la liste des agents potentiellement responsables, même si ce n’était pas le cas en l’espèce).

 

Avouons que dans ce dossier, le résumé établi par la Cour est assez frappant s’agissant de refus de réintégration d’un agent pour les seuls faits postérieurs à 2017 :

« 46. En raison de l’inexécution partielle de décisions de justice antérieures, entre le 2 mai 2017 et la fin des fonctions de M. Y, la commune d’Ajaccio a été :

      • –  soumise à 5 décisions de liquidation de l’astreinte prononcée par le jugement n° 0601154 du 15 décembre 2006, pour un montant total de 186 600 € (jugements des 18 janvier et 31 décembre 2018, 23 juin 2020, 23 février et 30 septembre 2021) ;
      • –  soumise à 4 augmentations du taux de ladite astreinte, porté successivement de 50 à 100, 200, 400 puis 800 € par jour de retard (jugements des 18 janvier 2018, 23 juin 2020, 23 février et 30 septembre 2021) ;
      • –  condamnée à 2 astreintes de 50 euros par jour assortissant l’injonction de régler les intérêts légaux dus au titre des astreintes liquidées par les jugements n° 1400861 du 3 novembre 2016 et n° 1700824 du 18 janvier 2018 (jugement du 31 décembre 2018).

« 47. La commune d’Ajaccio a ainsi été soumise à 11 décisions de condamnation à une astreinte passibles du 1° de l’article L. 131-14, comme de l’ancien L. 313-7, du CJF, prononcées par 5 jugements du tribunal administratif de Bastia. »

 

A ce niveau là, on frise la qualification olympique.

Notons tout de suite que, même si ce n’était pas utile en l’espèce, la Cour a glissé une importante mention qui confirme que, pour cette infraction au moins, on peut aller chercher loin dans la liste des agents potentiellement responsables :

« 48.Les infractions constatées ne résultent pas d’un comportement fautif directement imputable à un ou des agents identifiés de la commune, mais la Cour ne limite pas la sanction aux agents ayant pris une part directe dans les irrégularités et recherche également la responsabilité de tout justiciable du fait des obligations attachées à ses fonctions, même s’il n’est pas démontré que celui-ci a activement participé à la commission des irrégularités.»

 

Même si en l’espèce, c’est bien le maire qu’il était logique de sanctionner :

« 49. M. Y a été élu maire d’Ajaccio le 5 avril 2014. Il est demeuré en fonctions jusqu’au 22 octobre 2014, date d’annulation des élections municipales, puis a été réélu le 8 février 2015. Il a occupé les fonctions de maire jusqu’au 9 juillet 2022. En sa qualité de représentant légal et d’ordonnateur de la commune, les infractions prévues à l’article L. 131-14 (1°), ancien L. 313-7, du CJF qui se sont produites sous sa mandature peuvent lui être imputées en application du 1°de l’article L. 131-4 du CJF en vigueur depuis le 1er janvier 2023, article qui reprend les dispositions définies antérieurement à cette date à l’article L. 312-2 du CJF.»

 

Avec des circonstances aggravantes de responsabilité… le début des points de l’arrêt de la Cour, sur ce point, méritent d’être cités pour démontrer que dans les services municipaux, il faut vraiment bien s’organiser pour être informé des lettres qui ont des emblèmes d’une des institutions de la rue Cambon sur l’enveloppe ou en signature d’un courriel :

« 50. La défense réfute toute intention de porter atteinte à l’autorité de la chose jugée. Néanmoins la passivité de la commune a eu pour effet de reporter jusqu’au 6 novembre 2021 l’exécution considérée comme complète des jugements des 30 mars et 15 décembre 2006, malgré plusieurs condamnations à astreintes et liquidation d’astreintes. Sur plus de 15 années d’inexécution continue dudit jugement, 8 années relèvent de la gestion de M. Y.

« 51.M.Y soutient avoir pris connaissance du dossier à l’occasion de sa mise en cause devant la Cour des comptes. Toutefois, par courrier du 15 mars 2017, le procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la CDBF, l’avait alerté sur l’inexécution du jugement du 3 novembre 2016. L’absence de suite donnée à cette alerte solennelle constitue une circonstance aggravante. »

 

Il est à noter que la Cour s’étend ensuite longuement sur les allégations en défense en matière de circonstances atténuantes de responsabilité, confirmant que la Cour opère un contrôle in concreto très poussé, au cas par cas, des difficultés concrètes des personnes publiques en de tels domaines ( voir déjà, dans le même sens, la décision précitée CDBF, 11 févr. 1998, n°122-346).

 

 

 

V. Sur le défaut de mandatement… avec une formulation qui conduit à une relative automaticité de la constitution de l’infraction financière (sauf impossibilité de mandater) au delà du délai de deux mois (ce qui n’est pas sans conséquences pratiques)

 

Six des condamnations pécuniaires précitées (pour des montants qui ne pouvaient passer inaperçu…) n’ont pas été mandatées dans le délai de 2 mois à compter de la notification de la décision de justice.

Ces faits, passibles du 2° de l’article L. 131-14 du code des juridictions financières, se sont déroulés sous la mandature de l’ancien maire renvoyé devant la Cour. Au vu des faits la Cour a considéré que l’infraction prévue au 2° de l’article L. 131-14 du code des juridictions financières en vigueur depuis le 1er janvier 2023, dispositions définies antérieurement à cette date à l’article L. 313-12 du même code, était constituée et imputable à la personne visée par la décision de renvoi… avec une formulation qui conduit à une relative automaticité de la constitution de l’infraction financière (sauf impossibilité de mandater) au delà du délai de deux mois :

« 79. Il résulte des dispositions des articles 1231-7 du code civil et L. 313-3 du code monétaire et financier cités au point 29 ci-dessus que tout jugement prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts à compter du jour de son prononcé, au taux légal, puis au taux majoré s’il n’est pas exécuté dans les deux mois suivant sa notification, jusqu’à l’exécution du jugement, c’est-à-dire, en application du II de l’article 1er de la loi du 16 juillet 1980 susvisée, jusqu’à la date à laquelle l’indemnité est mandatée ou ordonnancée.»

 

Conclusion : si un maire souhaite mandater mais qu’il n’a pas les crédits disponibles par exemple, en cas de blocage de son budget pour cause de crise municipale; mieux vaut pour lui mandater la somme quitte à ce qu’ensuite on constate l’absence de crédits disponibles (et donc quitte à glisser vers une mise en œuvre de la tutelle financière du préfet en lien avec la CRTC…) plutôt que de refuser le mandatement. 

 

 

VI. Sanctions

 

L’élu renvoyé devant la Cour des comptes au titre des deux infractions précitées a été condamné à une amende de 10 000 euros. Pour la fixation du quantum de l’amende, la Cour a retenu des circonstances atténuantes en relevant notamment que cette affaire s’était nouée sous la gestion du précédent maire. La Juridiction a, en revanche, pris en compte des circonstances aggravantes (précitées).

 

 

VII. Voici cette décision

 

Cour des comptes, 31 mai 2023, Commune d’Ajaccio, n°S-2023-0667

 

Crédits photographiques : montage depuis une photo (collection personnelle), d’une part, et une photo d’Alexas Fotos (Pixabay)

 

VIII. VIDEO « En bref » à ce sujet

 

Au fil de cette vidéo de 12 mn 10, nous abordons les questions suivantes :

  • 1/ Quand une administration n’exécute pas une décision de Justice, peut-elle avoir des retours de bâton à redouter ?
  • 2/ De quelle responsabilité financière parlons-nous ?
  • 3/ De quelles infractions financières parlons-nous ?
  • 4/ Qui risque quoi ? Cela touche-t-il aussi les élus locaux ?
  • 5/ Quid de la prescription ?
  • 6/ Quelle était l’affaire au fond ?
  • 7/ Et que retenir au fond ?
  • 8/ Quelle fut la condamnation infligée à l’élu ?

 

https://youtu.be/UhNfWjMwfb8