Que se passe-t-il quand une « requête vise en réalité moins à voir résoudre un litige qu’à tester la patience des juges, et plus généralement à mobiliser inutilement les moyens du service public de la justice administrative à des fins étrangères à sa mission » ?

Dans le monde juridictionnel, nombreux sont les requérants ou défendeurs qui concourent à la palme du ridicule. Mais nul doute que la palme de l’impassibilité, elle, mérite d’être décernée au juge administratif.

A peine une ridule va-t-elle répondre à une tirade hors-sujet du requérant.

Un recadrage placide viendra re-canaliser les débats vers les chemins tracés au cordeau de la procédure contentieuse administrative, si balisés qu’à ses côtés un jardin à la française semble emprunt de fantaisie.

Et quand force est au juge de se faire plaignant, face à une partie qui sort de sa partition, alors force lui est de cesser, dans cette affaire, d’être juge (Conseil d’État, 21 mars 2023, n° 456347, aux tables du recueil Lebon ; voir ici cette décision et notre article).

Mais il est deux cas où le juge administratif peut, si ce n’est faire s’exprimer l’humain qui sommeille en lui, à tout le moins souligner qu’une requête était vraiment trop fantaisiste, voire irrespectueuse de l’emploi du temps du juge et de l’encombrement des prétoires.

Ces deux cas sont :

  • d’une part le rejet des recours pour inintelligibilité
  • et d’autre part celui des amendes pour recours abusif… procédé dont le juge use avec une légendaire parcimonie.
    Voir :

Quand les deux cas sont réunis, il arrive que la décision du juge administratif devienne la petite fenêtre de libre expression du juge, celui où peut, de manière certes feutrée comme il sied dans ce monde, s’entendre la petite voix de l’humain qui a souffert devant des pages d’inepties.

A preuve, ce morceau de bravoure de la CAA de Paris (que j’ai découvert ici grâce à M. Nicolas Hervieu, que je remercie pour cette pépite) en réponse à une requête d’une association intitulée le Grand Barreau de France (voir ici le frappant communiqué relatif à sa création) :

« […] la requête d’appel, qui comporte 221 pages, est incluse dans un document au format  » PDF  » comportant 1 265 pages, ses  » conclusions  » s’étendent sur cinq pages et environ un cinquième des écritures figure en caractères gras. La requérante y reproduit à l’envi d’interminables extraits de textes divers et de précédents jurisprudentiels, accompagnés de considérations théoriques prenant appui sur de longues citations, dont la pertinence et le lien avec le litige en cours n’apparaissent pas avec la force de l’évidence, telles que, notamment :

• Page 17 :  » Est, dans cet ordre d’idées, révélateur de la mentalité corporatiste qui domine l’ouvrage précité, alourdi de formulations sentencieuses et se voulant le canon indiscutable de la déontologie de l’Avocat, l’extrait tiré du Dialogue des Carmélites de Georges BERNANOS, cité en épigraphe. / Celui-ci est censé agir à la manière d’un avertissement solennel propre à impressionner le lecteur néophyte, à l’image de sentinelles fixant d’un regard menaçant le visiteur imprudent s’aventurant à l’entrée d’un temple sacré, qu’elles gardent jalousement : /  » Ce n’est pas la Règle qui nous garde, /Notre règle n’est pas un refuge, /Ce n’est pas la Règle qui nous garde, / C’est nous qui gardons la Règle.  » / Adepte du criticisme kantien, le GRAND BARREAU DE FRANCE – GBF – se serait plus volontiers fié, quant à lui, aux Pensées (IX, LV) de Joseph JOUBERT, moraliste et essayiste français, Secrétaire de DIDEROT : /  » Toute règle a sa raison, qui en est l’esprit, et quand, en observant la règle, on doit s’écarter de sa raison, c’est à celle-ci qu’il faut se conformer. En toutes choses donc, suis la règle, ou mieux encore la raison de la règle, si tu la connais.  » (cité par Le Dictionnaire culturel en langue française Le Robert 2005, sous la direction d’Alain REY, v° RÈGLE, p. 86). / En tout état de cause, la référence à une vie cloîtrée (l’ordre du Carmel) est, indubitablement, le signe manifeste d’un esprit tourné vers le passé et réfractaire au progrès social. La connotation religieuse que véhiculent les quatre lignes précitées s’inscrit, en outre, en contradiction avec le principe constitutionnel de laïcité qui préside à l’ordonnancement juridique de la France depuis plus d’un siècle (Loi du 09 Décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État ; article 1er de la Constitution du 04 Octobre 1958 :  » La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. () « . Antoine de SAINT-EXUPERY (Vol de nuit, IV) n’aurait pas démenti le propos critique :  » Le règlement () est semblable aux rites d’une religion qui semblent absurdes, mais façonnent les hommes.  » (ibid. v° RÈGLEMENT, p. 87 ). « .

• Page 114 :  » On rappelle, ici, que, selon Emmanuel KANT, le jugement analytique est celui où le prédicat est compris dans le sujet :  » Tous les hommes sont mortels « ;  » Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits  » / Il y a, ici, identité entre le sujet et le prédicat. / Le jugement synthétique, quant à lui, ajoute au sujet un concept qui ne s’y trouvait pas. / Ainsi s’exprime le grand philosophe : /  » IV. DE LA DIFFÉRENCE DES JUGEMENTS ANALYTIQUES ET DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES. / Dans tous les jugements, où est pensé. le rapport d’un sujet au prédicat ( si je considère seulement les jugements affirmatifs, car l’application aux jugements négatifs est ensuite facile ), ce rapport est possible de deux façons. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu (de manière cachée) dans ce concept A ; ou bien B est entièrement hors du concept A, quoique en connexion avec lui. Dans le premier cas, je nomme le jugement analytique, dans l’autre (A 7) synthétique. Des jugements analytiques (affirmatifs) sont donc ceux dans lesquels la connexion d u prédicat avec le sujet est pensée par identité, tandis que ceux dans lesquels la connexion est pensée sans identité doivent s’appeler justement (B 11) synthétiques ().  » (Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, Ed. Gallimard 1980, folio essais, Introduction, p. 71). / Cette distinction ne recouvre, cependant, pas totalement l’opposition entre jugement a priori et jugement empirique : selon KANT il existe des jugements synthétiques a priori (mathématiques), les jugements analytiques étant toujours a priori (en tant qu’ils portent sur des connaissances nécessaires et universelles). Rapportée au Droit, la distinction n’est pas sans intérêt. Elle permet notamment de rendre compte de la différence entre la sentence du juge et le jugement de la loi. « .

• Page 118 :  » Traduite en termes normatifs, la logique transcendantale (qui régit toutes les connaissances relatives aux conditions a priori de l’expérience, c’est dire nécessaires et universelles) conduit à distinguer la période avant 1958 de celle que la Vème République a inaugurée. « .

• Page 120 :  » L’analyse lexicographique et sémantique de l’article 15 de la loi n° 71-1130 du 31 Décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques confirme le propos. / LES VALEURS DU PRÉSENT DE L’INDICATIF / Six valeurs sont communément attribuées, en grammaire française, au présent de l’indicatif : / 1. Présent d’énonciation : actualité (je, dialogue, lettre). / 2. Présent d’habitude (adverbe de temps ; souvent, toutes les semaines). / 3. Présent de description (décrit un objet, une personne, un paysage). / 4. Présent de vérité générale (généralité, faits vrais, dictionnaire, proverbes). / 5. Présent de passé proche ou futur proche (venir de aller arriver). / 6. Présent de narration (donne de la vivacité au récit au passé). / Selon le contexte, l’usage du présent de l’indicatif peut avoir un effet prescriptif : (). « .

4. Le mémoire en réplique de l’association requérante comporte 224 pages et est inclus dans un document au format  » PDF  » comportant 316 pages. Il reprend la quasi-totalité des développements de la requête.

5. Le 25 novembre 2021, le président-assesseur de la 1ère Chambre de la Cour a, en application de l’article R. 611-8-1 précité du code de justice administratif, adressé à la requérante la mise en demeure suivante :  » Afin de faciliter l’instruction du dossier cité en référence, et en particulier d’éclairer la Cour sur l’exacte teneur et portée des moyens de droit exposés à l’appui des conclusions de la requête, eu égard au caractère inhabituellement prolixe de vos écritures, je vous mets en demeure de produire, en application de l’article R. 611-8-1 du code de justice administrative : / – un mémoire récapitulatif reprenant de manière concise, synthétique et exhaustive la liste des moyens de droit, tant de première instance que vous entendez maintenir, que d’appel, que vous entendez, à l’issue de l’instruction, soumettre à la juridiction. / Je vous informe que, si vous donnez suite à cette invitation d’ici au 30 décembre 2021 à 12h, les conclusions et les moyens qui ne seront pas repris dans ce mémoire récapitulatif seront, conformément aux dispositions précitées, réputés abandonnés et qu’il n’y sera pas statué « . »

 

On glisse vers l’hilarité à la lecture de ceci sur le terme « prolixe » :

« 6. Par une lettre en date du 26 novembre 2021, le conseil de l’association a répondu à cette mise en demeure que :  » () Au vu des circonstances particulières de l’affaire et de l’architectonique des écritures que j’ai produites devant la Cour, ci-dessus rappelées, qu’un nouveau mémoire récapitulatif, venant s’ajouter à mon mémoire en réplique du 23 Mars 2021, alors que l’instruction est clôturée depuis huit mois, n’apporterait aucune clarté ni intelligibilité supplémentaire pour le litige. () Le terme  » prolixe  » qu’on lit dans votre lettre susvisée du 25 Novembre 2021 (page 1/2), pour qualifier mes écritures, me semble, ici, inapproprié, si, toutefois, on l’entend comme le défaut de celui  » Qui est trop long, qui a tendance à délayer dans ses écrits ou ses discours. ()  » (Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la Langue Française Le Petit Robert 2014, v° PROLIXE, page 2041). / () Il ne saurait être demandé à la partie tributaire de la mise en demeure de réduire le volume de ses écritures, que ni l’article R. 611-8-1 CJA ni aucune autre norme n’obligent à être concises ( » Qui s’exprime, pour un contenu donne, en peu de mots.  » (ibid. v° CONCIS, ISE, page 498 ), mais, à l’inverse, exhaustives, ()./ Dans ces conditions, la production, si elle était jugée nécessaire, d’un mémoire en réplique à l’identique de celui que j’ai déposé le 23 Mars 2021, à 16h27, voire plus développé, devrait être regardée comme satisfaisant aux prescriptions du texte susmentionné, mettant à l’abri le GRAND BARREAU DE FRANCE – GBF – d’un désistement de sa requête d’appel et de son mémoire en réplique. L’appelant est, en effet, légitimement en droit, comme tout justiciable, d’attendre de l’État une protection juridictionnelle effective, que lui garantit l’article 1 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789 (DDH), à pleine valeur constitutionnelle.

« 7. L’association requérante a néanmoins produit le 28 décembre 2021, à la suite de la mise en demeure susmentionnée, un mémoire de 248 pages inclus dans un document au format  » PDF  » comportant 672 pages. Ce mémoire, dont les écritures dépassent encore en volume celles de la requête et du mémoire en réplique, se borne à en reproduire le contenu sans davantage l’expliciter ni le rendre intelligible, et ne place pas le juge dans la situation de remplir raisonnablement son office. Dès lors que le conseil de la requérante ne peut sérieusement prétendre se trouver dans l’impossibilité de produire, en exécution de la mise en demeure qui lui a été adressée à cette fin, la simple liste synthétique des moyens de droit qu’il entend soulever, distincte de l’argumentation appelée à les soutenir, le mémoire ne répond pas aux exigences d’intelligibilité et de concision posées par la mise en demeure du 25 novembre 2021. »

Ce qui est suivi de l’hallali :

« 8. Eu égard à tout ce qui précède, la requête doit être regardée dépourvue de toute intelligibilité et, par suite, comme ne permettant pas à la Cour de remettre en cause l’appréciation portée par les premiers juges sur l’action dont ils ont été saisis. Il y a dès lors lieu, par adoption des motifs qui doivent être regardés comme retenus à bon droit par les premiers juges, de rejeter la requête de l’association Le grand barreau de France comme manifestement dépourvue de fondement. »

« Sur le caractère abusif de la requête :

« 9. Aux termes de l’article R. 741-12 du code de justice administrative :  » Le juge peut infliger à l’auteur d’une requête qu’il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 3 000 euros « .

« 10. Eu égard à la forme inhabituellement profuse et logorrhéique, maintenue tout au long de l’instance des écritures de l’association requérante, et de l’obstination de son conseil à ne pas déférer à la simple demande de produire une liste raisonnablement intelligible et concise des moyens de droit qu’il entend soutenir, la requête vise en réalité moins à voir résoudre un litige qu’à tester la patience des juges, et plus généralement à mobiliser inutilement les moyens du service public de la justice administrative à des fins étrangères à sa mission. Elle présente ainsi un caractère abusif. S’il n’y a pas lieu de faire application immédiate des dispositions précitées de l’article R. 741-12 du code de justice administrative, il apparaît pour le moins nécessaire d’en rappeler l’existence à l’association requérante. »

Pour ceux qui trouveraient qu’il ne serait pas séant qu’un juge s’exprime ainsi, il faut comprendre que de tels propos restent fort mesurés face à la charge de travail imposée, souvent, par des requérants quérulents aussi bavards qu’inintelligibles. A chacun, en lisant les extraits ci-avant, de voir s’il n’aurait pas lui aussi estimé utile, sinon de pousser un coup de gueule, à tout le moins de faire tonner un coup de semonce. Ce qui a été fait en l’espèce.

 

Source :

Cour administrative d’appel de Paris, 1er août 2023, 20PA02787