Commande publique : jusqu’où peut-on exclure certains candidats pour cause de risque de conflits d’intérêts ? [VIDEO et article]

Nouvelle diffusion pour les 6 mois de la décision du 12 avril 2023

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Commande publique : jusqu’où peut-on exclure certains candidats pour cause de risque de conflits d’intérêts ? Réponse, à la faveur de l’arrêt n° 466740 du Conseil d’État, en date 12 avril 2023, sous forme de vidéo puis d’article. 

 

 

I. VIDEO

 

Voici ce sujet abordé en vidéo par Me Evangelia Karamitrou et par moi-même (Eric Landot) en 8 mn 16 :

https://youtu.be/p4JqU_xbm1k

 

II. ARTICLE

 

Le droit des conflits d’intérêts s’avère très problématique en gestion publique, mais avec des singularités, souvent mal connues, en commande publique.

Le conflit d’intérêt (très largement entendu) entraîne l’annulation du contrat même si personne n’a été favorisé…

On notera que sur ce point la définition retenue pour l’opposition d’intérêts au sens du code de la commande publique rejoint l’interprétation large au pénal de la prise illégale d’intérêts… directement ou via la notion d’impartialité.

Sources : CE, 25 novembre 2021, Corsica Networks a c/ collectivité de Corse et NXO France, n° 454466, à publier au rec. Voir aussi : Voir également CE, 20 octobre 2021, n° 453653. ; CE, 14 octobre 2015, Société Applicam Région Nord-Pas-de-Calais, n°s 390968 391105, rec. T. pp. 540-747-758-800. (2) Cf., sur cette notion, CE, Assemblée, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994, p. 70. Rappr., s’agissant de vices révélant une volonté de la personne publique de favoriser un candidat et ayant affecté gravement la légalité du choix du concessionnaire, CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d’économie mixte, n° 413584, p. 63. Cf., sur le principe et les modalités de cette réparation, CE, Section, 13 mai 1970, Monti c/ Commune de Ranspach, n° 74601, p. 322 ; CE, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua TP, n° 249630, T. pp. 865-909 ; CE, 8 février 2010, Commune de La Rochelle, n° 314075, p. 14 ; CE, 19 janvier 2015, Société Spie Est, n° 384653, T. pp. 760-872 ; CE, 2 décembre 2019, Groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine, n° 423936, T. pp. 838-1018.

 

Les personnels mêmes de l’acheteur public, dans leur parcours, doivent ne pas avoir travaillé pour les soumissionnaires il y a peu de temps et, sans doute, y compris dans leur vie personnelle, avoir une vraie séparation des risques d’intérêts (conjoints ; enfants…) sauf à organiser que l’on ne participe pas à la mission pour laquelle existe, même très potentiellement, un conflit d’intérêts (ce qui correspond déjà en réalité au minimum de base qui s’impose en termes de sécurité pénale…).

Avec un vrai problème au stade des AMO pour lequel le Conseil d’Etat ne nous aide pas toujours.

Source : Conseil d’État, 10 février 2022, n° 456503, au rec.

 

Mais c’est aussi sur les candidats que l’on et, même, si l’on est prudent, que l’on doit agir.

Et c’est ce que vient de nous confirmer le Conseil d’Etat (12 avril 2023, 466740).

Il faut alors faire usage des dispositions des articles L. 2141-10 et L. 2142-1 du Code de la commande publique :

Article L. 2141-10 du CCP
L’acheteur peut exclure de la procédure de passation du marché les personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d’intérêts, lorsqu’il ne peut y être remédié par d’autres moyens. Constitue une telle situation toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché ou est susceptible d’en influencer l’issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché.

Article L. 2142-1 du CCP
L’acheteur ne peut imposer aux candidats des conditions de participation à la procédure de passation autres que celles propres à garantir qu’ils disposent de l’aptitude à exercer l’activité professionnelle, de la capacité économique et financière ou des capacités techniques et professionnelles nécessaires à l’exécution du marché.
Ces conditions sont liées et proportionnées à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution.

Certes, quand on lit ces articles, il ne semble pas évident que l’acheteur public dispose d’énormes marges de manœuvre.

D’où le fait qu’il est rassurant que le Conseil d’Etat ait interprété ces dispositions dans un sens favorable à l’acheteur public et, surtout, aux préventions de conflits d’intérêts.

Il a rappelé qu’un pouvoir adjudicateur peut imposer aux candidats des conditions de participation visant à garantir que les candidats disposent des capacités professionnelles nécessaires à l’exécution du marché…

… ça, c’est juste un rappel de ce que pose le texte. Certes.

Mais le Conseil d’Etat, et c’est là que c’est intéressant, accepte qu’il peut en résulter le pouvoir (voire le devoir ?) pour l’acheteur d’exclure de la procédure tout opérateur qui se trouve dans une situation de conflit d’intérêts pouvant avoir une incidence négative sur l’exécution du marché.

En l’espèce, l’Office national des forêts (ONF) avait lancé une consultation pour la passation d’un accord-cadre pour des missions de travail aérien et de transport public en Guyane.

Le RC prévoyait que :

« Les opérateurs économiques ayant un lien organique ou capitalistique avec une personne physique et/ou morale exerçant une activité professionnelle, soit d’exploitation du sol ou du sous-sol (extraction minière notamment), soit étroitement liée à ce secteur d’activité, ne peuvent pas candidater à la présente consultation. »

On n’était donc ni dans un engagement flou, dans un mémoire technique libre…. Mais dans une interdiction pure et simple de soumissionner pour un cas de risque fort de conflit d’intérêts sinon.

Une société a déposé un recours car elle se voyait exclue de toute candidature à ce marché.

La juge des référés du tribunal administratif de Guyane a enjoint à l’ONF de supprimer cette clause des documents de la consultation, d’informer les opérateurs économiques intéressés de cette modification et d’ouvrir un nouveau délai de réception des offres au moins égal à cinquante jours.

Mais le Conseil d’Etat a censuré cette ordonnance et il a donné raison à l’ONF.

« 3. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du référé précontractuel que la clause contestée par la société Héli-Cojyp, qui vise à exclure des candidats de la consultation, a pour objet d’assurer l’indépendance de l’attributaire du marché et de ses pilotes vis-à-vis des entités ou activités susceptibles d’être contrôlées dans le cadre de l’exécution de ce marché. Elle doit ainsi être regardée comme une condition de participation à la procédure de passation propre à garantir les capacités professionnelles des candidats nécessaires à l’exécution du marché, au sens des dispositions de l’article L. 2142-1 du code de la commande publique. Dès lors, en jugeant que cette clause portait sur les conditions d’exécution du marché lui-même, soumise à ce titre aux dispositions de l’article L. 2112-2 du même code, la juge des référés du tribunal administratif de Guyane a commis une erreur de droit. Par suite, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, son ordonnance doit être annulée. »

«  le juge du référé précontractuel ne peut annuler une procédure de passation d’un marché pour manquement du pouvoir adjudicateur à ses obligations de fixer des niveaux minimaux de capacité liés et proportionnés à l’objet du marché résultant de l’article L. 2142-1 du code de la commande publique que si l’exigence de capacité imposée aux candidats est manifestement dépourvue de lien avec l’objet du marché ou manifestement disproportionnée. »

«7. Il résulte de l’instruction que le marché en cause porte sur la réalisation de missions héliportées, comptabilisées en heure de vol, ayant notamment pour objet la surveillance des activités minières légales et illégales, et que la bonne exécution de ces missions impose des exigences de confidentialité et d’indépendance des pilotes vis-à-vis notamment des personnes susceptibles de faire l’objet de cette surveillance. Par suite, et alors qu’il est manifeste, en l’état de l’instruction, qu’aucune des autres modalités que la société Héli-Cojyp présente comme alternatives à la clause litigieuse n’aurait permis à l’ONF de garantir que les candidats disposent des capacités professionnelles nécessaires à l’exécution du marché compte tenu des exigences de confidentialité et d’indépendance précitées, la clause litigieuse, imposant aux candidats à ce marché de n’avoir ni lien organique ni lien capitalistique avec une personne physique ou morale exerçant une activité d’exploitation du sol ou du sous-sol, n’est ni manifestement dépourvue de lien avec l’objet du marché ni manifestement disproportionnée. »

On le voit, tout ceci passe par une analyse au cas par cas.

A l’acheteur public de démontrer qu’il a choisi une solution proportionnée, la moins restrictive possible permettant d’éviter ces risques.

A noter : une intéressante note de la DAJ à ce sujet

Source :

Conseil d’État, 12 avril 2023, 466740

 

 

A noter : sur un conflit d’intérêts en marchés publics mais au stade de la composition du Jury, et sur la possibilité alors, sous conditions, de faire un sans suite, sans indemnisation, voir CAA Marseille, 19 juin 2023, 21MA02899

Cf. à ce sujet notre article :