La clause exorbitante, toujours vivante… parfois clivante [VIDEO + article + interview du Professeur J.-B. Vila)

Nouvelle diffusion 

On a souvent annoncé sa mort. Mais, en droit des contrats, la clause exorbitante, parfois clivante, reste vivante.

Voici en vidéo (I), via un article (II) et au fil d’une interview avec M. Jean-Baptiste Vila, Maître de conférences en droit public (Université de Bordeaux), une étude sur ce critère du contrat public, qui, loin d’être mort, s’avère surtout refondé, concentré sur l’essentiel de son utilité, de son sens. 

I. Vidéo 

Voici ce sujet traité via cette vidéo de 15 mn 08 :

https://youtu.be/Y6xVR1Y2IpQ

II. Article

Voir :

III. Interview de M. J.-B. VILA

 

J’ai cet été 2022 eu le plaisir d’échanger à ces sujets avec le Professeur J.-B. VILA et je lui ai proposé de nous faire part à tous de ses réflexions, via cette interview, à ce sujet :

 

Question n°1 : Est-ce que les décisions récentes du Conseil sur la qualification des contrats administratifs par le jeu de la clause exorbitante sont-elles historiques ? Remettent-elles en cause définitivement la clause exorbitante ?

M. J.-B. VILA : Il est vrai que l’attention se porte sur les décisions récentes du Conseil d’Etat. On pense nécessairement à celle du 20 juillet 2022 (n°457616, ONF) relative à une convention d’occupation domaniale de l’ONF portant sur une dépendance de son domaine privé. Mais pas uniquement. La Haute juridiction administrative travaille sur ses critères d’identification du contrat administratif. Cela ne fait aucun doute. Elle ne le fait d’ailleurs pas uniquement de sa propre initiative, mais par nécessité suite à la réforme de 2014-2019, j’y reviendrai. En revanche, il me semble nécessaire de repositionner la compréhension de ce débat en reprenant un peu plus de hauteur et de recul. Il n’est en effet pas possible de comprendre le mouvement en cours sans cela. Autrement formulé, permettez-moi de reformuler la question : la problématique n’est pas tant de savoir si la clause exorbitante a vécu et si elle pourrait être enterrée dans un avenir proche, mais plutôt de se demander quelle est sa place résiduelle aujourd’hui à l’aune à la fois de l’entrée en vigueur du Code de la commande publique depuis le 1er avril 2019 (avec un début de réforme en 2014 bien évidemment), mais aussi des décisions récentes rendues par la Haute juridiction administrative. Elle n’est donc pas morte. En revanche, que pèse-t-elle exactement ? Là est notre sujet aujourd’hui. Si vous permettez, j’apporterai deux éléments de réflexions pour amorcer une première réponse. Ils ne sont certainement pas exhaustifs. Mais ils sont significatifs.
L’office du juge administratif d’abord. On ne peut raisonnablement contester qu’il est en pleine mutation. Ceci est particulièrement avéré pour les contrats administratifs et, dans ceux-ci, les contrats de la commande publique. Les décisions récentes sur les biens de retour (v. par ex. CE, 16 mai 2022, n°459904, Commune de Nîmes qui porte sur les biens de retour immatériels et, ce qui a été moins commenté, les biens qui ont été à un moment donné nécessaire, mais qui ne le sont plus) pour l’anniversaire de la décision Commune de Douai de 2012 en sont un exemple démonstratif. Il en est de même s’agissant du processus de qualification des contrats administratifs. Mais nous n’en sommes plus aux temps où les grands théoriciens faisaient de cette clause le critère d’identification même du droit administratif (CE 31 juillet 1912, Société des granits Porphyroïdes des Vosges, n°30701 ; v. aussi les grands pionniers du droit public Maurice Hauriou pour sa Théorie de l’Institution ou encore Léon Duguit qui y revient dans son Traité élémentaire de droit constitutionnel 2° éd., t. III ; auteurs qui font échos aux analyses plus récentes, comme celle de Marguerite Canedo qui considère que « l’exorbitance a été largement mythifiée », in L’exorbitance du droit administratif en question(s), 2004, p 127) et par voie d’incidence des contrats administratifs. La clause exorbitante n’est de toute évidence plus tout à fait la même. D’une part elle était l’élément matériel qui emportait (ou non) la qualification contractuelle. Tel n’est plus le cas puisqu’elle est appréhendée dans un sens plus restreint : elle doit être prévue pour une potentielle mise en œuvre justifiée par l’intérêt général. Ainsi, dans la lignée de l’arrêt bien connu maintenant du TC, 13 octobre 2014, AXA France Iard (n°3963), le Conseil d’Etat a pu en avoir une lecture restrictive dans sa décision du 20 juillet dernier. D’aucun se demande même aujourd’hui quelle clause relève précisément de l’exorbitance tant certaines qui recevaient ce qualificatif par le passé ne semblent plus entrer dans ce champ aujourd’hui (résiliation anticipée sans indemnité ni préavis, la remise en état, certaines obligations d’intérêt général, voire de service public…).
D’une manière générale, la jurisprudence administrative de ces dix dernières années (ceci semble encore plus avéré dans la période des cinq dernières années) montre que le juge voit son office recentralisé sur deux points en matière de contrats administratifs : le contentieux de la passation (les référés n’ont jamais été aussi vivaces) et celui de l’exécution ou plus précisément de l’extinction, notamment lorsqu’elle intervient de manière anticipée. Comment pourrait-il en autrement étant donné que le processus de qualification lui échappe aujourd’hui de manière très majoritaire ? En effet, si on écarte les contrats de la commande publique (qui constituent la majorité des contrats administratifs conclus chaque année et pour lesquels le juge administratif se repositionne en discours sur le droit pour appliquer les critères législatifs qui s’imposent bien évidemment à lui), une partie notable des conventions d’occupation domaniale (pour lesquelles le juge administratif se focalise moins sur la nature exorbitante (ou non) des clauses que sur la notion d’exploitation du domaine dans la lignée des dispositions du CG3P ; v. par exemple CE, 30 avril 2019, Société Total marketing, n°426698, relatif à la qualification en contrat administratif une convention conclue entre deux personnes privées pour l’exploitation d’une aire d’autoroutes), la part des contrats qui seraient potentiellement soumis au processus de qualification par le truchement d’une « clause exorbitante de droit commun justifié par un intérêt général » apparaît très résiduel sur un plan quantitatif. Certes nous avons la décision du 20 juillet 2022 ONF. Mais combien en avons-nous chaque année ? Le fait même que l’attention se focalise sur celle-ci est tout à fait significatif. Vous me direz que la quantité ne fait pas la qualité. Certes… Mais tout de même.

Le contexte enfin qui impose une de recourir à une analyse plus générale. Je vais être plus succinct car il englobe de très nombreux domaines de l’action publique et conduit à une question : quelle est la place de l’exorbitance dans l’action publique et quelle en a été l’évolution depuis les années 50 ? La réponse est déjà, dans une certaine mesure, dans la question. Le déploiement du droit public économique, la prise en compte de la compliance (et les réponses apportées par la loi Sapin 2 aux dispositifs extraterritoriaux de lutte contre la corruption) ou encore plus simplement les conditions et les modalités de réponses publiques aux incidences du contexte économique sur l’action publique suffisent à démontrer que l’exorbitance n’a plus tout à fait la même place qu’hier dans notre droit. De ce point de vue, les contrats administratifs ne sont qu’un symptôme d’un mouvement plus global. Cette évolution n’est qu’une mise en adéquation du droit (ici administratif) avec le contexte actuel et ses problématiques particulières, notamment économiques. Dire que l’exorbitance n’a pas changé, notamment vis-à-vis des contrats administratifs, procède donc d’une déconnexion des analyses avec celui-ci.

Question n°2 : Devons-nous voir dans la jurisprudence récente un déclin de la clause exorbitante de droit pour l’identification des contrats administratifs ? Ou est-elle révélatrice de ce que le juge cherche désormais à appliquer ce critère tant qu’il répond à une finalité particulière ? Exception faite des cas où la classification résulte de la loi, la jurisprudence administrative n’est-elle pas révélatrice d’un mouvement d’ensemble consistant à refonder les critères du contrat public sur les cas où nous trouvons les critères du droit public (service public et/ou prérogatives de puissance publique) appréciés à l’aune des finalités de l’administration ?

M. J.-B. VILA : Eu égard à ma première réponse je dirai que les questions apportent une réponse liée. Si, comme je le disais précédemment, nous partons d’un postulat que la clause exorbitante de droit commun n’est plus tout à fait la même dans le process d’identification des contrats administratifs et que sa portée doit être revue à l’aune des qualifications législatives (notamment, mais aussi de la jurisprudence qui parfois ne se focalise pas sur celle-ci), il est évident que l’office du juge est en train de muter. Autrement formulé, nous identifions plusieurs cas de figure : soit le contrat entre dans le champ des textes en répondant à leurs critères appliqués par le juge et la qualification s’impose d’elle-même ; soit tel n’est pas le cas et la clause exorbitante peut éventuellement jouer. Mais là aussi sans certitude. Elle n’est pas l’alpha et l’omega de l’office du juge en matière de qualification contractuelle. Reprenons la décision de 2019 Société Total Marketing (évoquée supra) : ce qui a primé dans l’analyse du juge ce n’est pas l’exorbitance, sinon l’objet du contrat, pourquoi avait-il été conclu ? En l’espèce, l’exploitation économique d’une parcelle du domaine public (installation et commercialisation de produits et services sur une aire d’autoroutes) entre deux personnes morales de droit privé, dont l’une est concessionnaire de l’Etat pour l’exploitation d’un tronçon autoroutier, suffit à emporter la qualification en contrat administratif. Point d’exorbitance donc.
Encore une fois : il est vrai (comme le montre la décision du 20 juillet 2022, ONF, préc.) que dans d’autres circonstances la clause exorbitante peut jouer. Elle n’a pas disparu. Le juge l’utilise. Mais elle ne prime plus. Certains pourraient d’ailleurs être tentés de d’établir un parallèle avec l’identification des services publics par le juge administratif (exception faite donc des cas où une activité est qualifiée comme telle par une loi spécifique). On le sait, la décision APREI de 2007 (22 février, n°264541) a fait évoluer le processus d’identification jurisprudentielle : soit les trois critères (dont les prérogatives de puissance publique) de la décision Narcy de 1963 (28 juin, n°43834) sont remplis ; soit, en l’absence du troisième critère (PPP), le juge va rechercher l’intention de la personne publique. Et de conclure que le critère des prérogatives de puissance publique est devenu un critère alternatif. Ne doit-on pas y avoir une analogie avec le critère de clause exorbitante pour l’identification des contrats administratifs ? N’est-ce pas un témoignage de l’évolution en route s’agissant de la place de la clause exorbitante pour identifier un contrat administratif ? Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais on ne saurait sérieusement répondre négativement à cette question. Je crois même, en adoptant une focale plus large de l’action publique, que nous n’en sommes peut-être plus là et que ces questions ont peut-être perdu de leur objet, au moins en partie.
Essayons de nous projeter dans ce spectre plus général pour terminer. Nous nous intéressons ici aux contrats administratifs et donc au droit public des affaires ; positionnement qui peut s’adapter aussi au droit public économique (selon la définition que vous avez de l’un ou de l’autre et qui n’est pas complètement figée, comme le montre la définition adoptée par notre collègue le Prof. Sophie Nicinski dabs son ouvrage sur le droit public des affaires). On le sait ces branches s’opposent au droit des affaires et au droit économique en droit privé. Mais n’existe-t-il pas au contraire un droit des affaires avec deux branches, l’une privée et l’autre publique, avec à la fois des singularités et donc une autonomie relative de chacune d’entre elles, mais aussi des interconnexions, des interrelations et, par moment ou sur certains points, une influence de l’une sur l’autre ? L’amortissement dans les contrats publics, la question de la rentabilité, leur identification selon l’objet ou le risque (pour une partie importante d’entre eux), la loyauté contractuelle sont alors peut-être autant de symptômes d’une classification des grands pans du droit à repenser. Il est fréquent de dire que la summa divisio public privé du début du XXème siècle a été remise en cause et n’existe plus. En effet, sans aucun doute. Mais pourquoi demeure-t-elle pour distinguer ces droits (au demeurant pour les enseigner également) au prix d’incohérences dans les modes d’action ? Réfléchir à cette question, apporte me semble-t-il de nouvelles pistes de réflexion pour le positionnement de la clause exorbitante, et même de l’exorbitance tout court, dans l’action publique.

 

Jean-Baptiste Vila
MCF, HDR en droit public,
Directeur scientifique de la Chaire « Régulation et jeux »
Université de Bordeaux
Institut Léon Duguit

 

M. Jean-Baptiste Vila

IV. Sources

 

Art. L. 6 du Code de la commande publique ; TA Grenoble, ord., 16 mai 2022, n° 2202968 ; CAA Marseille, 17 mai 2021, 19MA03527 ; TC, 9 décembre 2019, n° C-4164 ; TC, 7 décembre 2020, n° C-4198 ; TC, 1er juillet 2019, n°C-4162 ; TC, 13 octobre 2014, SA AXA France IARD, n° C-3963 ; TC, 4 juillet 2016, n° C-4057 ; TC, 8 février 2021, n° c-4201 ; TC, 08/04/2019, C-4157 ; TC, 14 novembre 2016, Association professionnelle des hôteliers, restaurateurs, limonadiers (APHRL) c/région Ile-de-France, n° C-4065 ; TC, 4 juillet 2016, n°C-4052 ; TA Paris, 6 mai 2019, n°1801863/4-2 ; TC, 4 novembre 2019, n° C-4172 ; TC, 12 février 2018, n° C-4109 ; TC, 6 juin 2016, Commune d’Aragnouet c/ Commune de Vignec, n° C-4051 ; Cass. civ. 1, arrêt n° 140 du 17 février 2016 (14-26.632 ; TC, 2 novembre 2020, n° C-4196, à publier en intégral au recueil Lebon ; TC, 4 juillet 2016, Commune de Gélaucourt c/ Office public d’habitat de la ville de Toul, n° C-4057 ; CE, 20 juillet 2022, 457616 ; TC, 7 novembre 2022, n° 4252 (ou c-4252 ou C4252 selon les sources), aux tables du recueil Lebon