La collectivité territoriale, soumissionnaire ordinaire ? [ARTICLE + VIDEO]

NOUVELLE DIFFUSION 

 

Par un arrêt du 14 juin 2019, le Conseil d’Etat a affiné sa jurisprudence sur le point de savoir quand une collectivité territoriale peut répondre au marché public d’une autre collectivité.

VOICI :

1/ une vidéo explicative, pédagogique, de 11 mn 47 préparée par Me Eric Landot à ce sujet.

2/ un article détaillé à ce propos

3/ cet arrêt

 

1/ VIDEO

 

 

2/ ARTICLE

 

Détaillons cet arrêt (III) après avoir rappelé l’état du droit français avant 2008 qui en réalité selon nous n’a que marginalement changé depuis car cet arrêt du 14 juin 2019 DOIT être replacé dans son cadre qui est, selon nous, celui d’une grande continuité jurisprudentielle (I), puis quelques éléments de droit européen (II).

 

I. Il n’est absolument pas nouveau qu’une collectivité territoriale puisse soumissionner si un intérêt public local le justifie, si c’est dans ses statuts (s’agissant des EP) et si la concurrence n’est pas faussée

 

Depuis plus de 75 ans, le Conseil d’Etat affirme avec constance qu’il n’est pas, par principe, interdit aux personnes de droit public d’assurer, entre elles, des prestations de services :« le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce qu’un établissement public se porte candidat à l’obtention d’une délégation de service public proposée par une collectivité territoriale » a-t-il rappelé le 16 octobre 2000. La Haute Assemblée a précisé, dans cette même décision, que le juge des référés précontractuels n’est pas compétent pour connaître des éventuelles violations du principe de spécialité commises par le soumissionnaire public dans sa décision de se porter candidat à un marché public ou à une délégation de service public.

Sources : CE, 27 juin 1930, Bourrageas ; CE, 29 avril 1970, Société Unipain, rec., p. 280 ; CE, 29 juillet 1994, CAMIF, rec., p. 365 ; CE, 16 octobre 2000, Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau,n°212054,Moniteur BTPdu 10 novembre 2000, p. 421, rec. p.422, BJDCP 2001 105.

La liberté du commerce et de l’industrie cède d’ailleurs le pas lorsqu’il s’agit pour une personne publique d’agir afin d’assurer un complément de son activité principale (CE, 18 décembre 1959, Delansorme, rec., p. 692 ; CE, 15 octobre 1965, Département du Var c/ Cie l’Abeille, rec. p. 516 — voir notamment le considérant sur le « risque grêle »), pour des motifs d’intérêt général.. .

Important : en cas de recours au fond, c’est donc moins sur la violation de la liberté du commerce et de l’industrie que buttent les collectivités soumissionnaires que sur l’omission de la faculté de telles prestations pour des non membres dans leurs statuts lorsqu’il s’agit d’établissements publics (CAA Paris, 23 novembre  2004, Syndicat intercommunal  de la périphérie de Paris pour  l’électricité et les  réseaux de communication, n°00PA3920 ; CE, 25 mai 1994, Syndicat  intercommunal des eaux de Gravelotte et de la vallée de l’Orne,n°  106.876, DA 1994 n° 435 ; voir aussi TA Nancy 18 avril 1974 Commune d’Aydoilles : rec., T, p.695 ; cf. a contrario, TA Clermont Ferrand 10 janvier 1985 CoRep du Puy-de-Dôme c. Sivom de Randan, n°84-1035 ; cf. aussi implicitement [mais un moyen sur ce point avait-il été soulevé ?] CAA Bordeaux 8 février 1994 Commune d’Ardin, n° 91BX00664). Ce mouvement jurisprudentiel a connu son aboutissement avec la jurisprudence SNC Armor (CE, Assemblée, 20 décembre 2014, n° 355563, A),

Il en a résulté une grille de lecture stricte des conditions pour qu’une telle soumission ne viole pas les sacro-saints principes de la concurrence : c’est cette grille qui, toujours plus, ne cesse de se préciser.

Et le juge a toujours vérifié que l’action publique, alors, était un complément normal et nécessaire de son activité principale (pour reprendre par analogie la formulation de l’arrêt Delansorme), bref qu’il y avait un intérêt public (local pour les collectivités) à cette action (voir plus ou moins clairement dans l’avis contentieux JL Bernard consultant cité ci-après ; voir TA Rennes, Ord., 26 décembre 2005, CGE c/ Commune de Plérin, n° 0504913-6 ; CAA Douai, 9 juin 2005, Compagnie Générale des Eaux c/ Cne de Saint-Michel, n° 03DA00269…). Le soumissionnaire public doit donc prendre garde à justifier de ce qu’il dispose d’un intérêt public (interconnections de réseaux par exemple) à agir au delà de ses frontières (voir, par analogie : CE Section, 6 mars 1981, Assoc. de défense des habitants du quartier de chèvre-morte, Rec. p. 125 ; CAA Douai, 13 septembre 2004, CA du Soissonais c/ Cnes de Chaudun et Ploisy, n°04DA00046).

 

Encore faut-il en sus que la concurrence ne soit pas faussée. Encore faut-il un jeu à armes égales.

L’avis contentieux « Société Jean-Louis Bernard consultants » (n°222208, rec. p. 492 , D.A., 2000, n°249), rendu le 8 novembre 2000 par le Conseil d’Etat, reprenait cette solution en posant qu’aucun « texte ni aucun principe n’interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l’attribution d’un marché public ou d’un contrat de délégation de service public ». Le soumissionnaire était, en l’espèce, un établissement public administratif (l’IGN) d’Etat, gestionnaire traditionnellement d’un service public administratif (SPA). Un tel service, comme chacun sait, se distingue en bien des points des services publics industriels et commerciaux (SPIC) encadrés par des règles budgétaires beaucoup plus strictes, dont notamment celle posée par l’article L. 2224-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT).

Le Conseil d’Etat a détaillé, à cette occasion, une série de règles à respecter pour que l’offre de prestations de services émanant de la personne morale de droit public ne fausse pas la mise en concurrence, celle-ci devant :

  • s’assujettir aux mêmes obligations fiscales que les entreprises privées pour la part correspondant à ces prestations de services (en revanche, ce qui est vrai en matière d’impôts ne l’est pas quand il s’agit de l’URSSAF. En effet, selon le Conseil d’Etat, les différences qui existent entre les établissements publics administratifs et les entreprises privées en matière de droit du travail et de sécurité sociale n’ont ni pour objet ni pour effet de placer les premiers dans une situation nécessairement plus avantageuse que les secondes ; le Conseil d’Etat reprenant sur ce point l’avis 96‑A‑10 du Conseil de la concurrence, en date du 25 juin 1996).
  • s’interdire d’utiliser les avantages structurels dont elle pourrait être dotée à raison de ses missions de service public pour fausser la concurrence.
  • déterminer son offre de prix proposé « en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat », sans pouvoir « bénéficier, pour déterminer le prix qu’il a proposé, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public »…

 

La collectivité qui « joue dans la cour du privé », lorsqu’elle se place dans la position du soumissionnaire, doit donc en assumer les conséquences, en supportant les mêmes contraintes que celles qui pèsent sur ses compétiteurs.

 

Si les principes posés semblent clairs, la portée exacte de cet avis restait souvent assez obscure et, du reste, quelques zones d’ombres demeurent aujourd’hui encore (comptabilité analytique ? budget à part ?). Notamment, deux questions taraudaient les praticiens :

  • fallait-il n’appliquer ces principes qu’aux « établissements administratifs », visés par cet avis contentieux, ou les étendre aux gestionnaires de services publics industriels et commerciaux ?
  • l’offre de la personne publique devait-elle être contrôlée par la collectivité acheteuse ou délégante, à l’aune des éléments expressément indiqués par le Conseil d’Etat, même lorsque le prix n’est pas anormalement bas ?

 

Sur ces deux points, la jurisprudence est, disons, encore aujourd’hui un peu fluctuante (mais nous préférons ne pas les diffuser pour cause de protection des intérêts de nos clients).

 

II. Il est par ailleurs à rappeler que de telles prestations peuvent en droit européen être opérées hors mise en concurrence et publicité dans un cadre plus large qu’il ne l’est usuellement entendu

 

De telles prestations peuvent par ailleurs être exonérées de règles de concurrence et de publicité plus libéralement qu’il ne l’est usuellement supposé.

Quand une personne, même publique, rend un service à une autre personne publique (une commune par exemple), il y a marché public ou délégation de service public, sauf dans 4 cas :

  • si l’on est dans un domaine où le droit exclut ces mises en concurrence (location de biens immobiliers sans service annexe, par exemple) ;
  • si les relations sont fondées sur l’octroi d’un « droit exclusif ». Très schématiquement, il y a droits exclusifs quand deux « pouvoirs adjudicateurs » agissent l’un envers l’autre non pas par contrat, mais « en vertu de dispositions législatives, réglementaires ou administratives publiées », ce que le juge français a plus ou moins traduit par « acte unilatéral ». En clair : pas de mise en concurrence ni de publicité lorsqu’on agit, par exemple, en vertu d’un arrêté préfectoral d’extension de compétences, ou encore lorsqu’une communauté d’agglomération fixe son intérêt communautaire unilatéralement à la majorité des deux tiers. Ou pour les dévolutions de missions des oeuvres sociales à un COS au sein d’une administration. Ou si deux départements forment une entente interdépartementale. Ou si une région et des EPCI à fiscalité propre forment un Syndicat mixte ouvert. Etc.
    Sources : art. L. 5216-5 du CGCT ; CJUE, 10 novembre 1998, Gemeente Arhnem, Gemeente Rheden / BFI Holding, C 360/96 ; CJUE, 23 mai 2000, Sydhavnens, C 209 /98, concl. Léger.
  • s’il s’agit de prestations intégrées (« in house »). Il n’y a, en effet, ni mise en concurrence ni publicité entre une entité adjudicatrice et le prestataire si deux conditions se trouvent réunies : le bénéficiaire du service doit exercer sur son fournisseur « un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services » ; ce prestataire doit réaliser « l’essentiel de son activité avec la ou les personnes qui la détiennent ».
    Sources : art. L. 327-1 du Code de l’urbanisme ; CJUE, 11 janvier 2005, Stadt Halle, aff. C-26/03 ; CJUE,18 novembre 1999, Teckal, Rec. CJCE 1999, p. 8121 ; CJUE, 10 novembre 2005, Commission c/ Autriche, aff. C-29/04 ; CJCE, 6 avril 2006, ANAV c/ Comune di Bari, aff. C-410/04 ; CJUE, 11 mai 2006, Carbotermo SpA Consorzio Alisei c/ Comune di Busto Arsizio AGESP SpA, aff. C-340-04 ; CJUE, 21 juillet 2005, Coname c/ Comune di Cingia de Botti, aff. C-231-03 ; CJUE, 13 octobre 2005, Parking Brixen GmbH, aff. C-458/03.
    La CJUE qui a rendu, le 13 novembre 2008, un important arrêt « Coditel Brabant SA » (C-324/07) : le juge a validé que des prestations de services ou autres concessions pouvaient être conclues entre communes et groupements intercommunaux, sans mise en concurrence ni publicité, même si la commune ne contrôle pas majoritairement la structure intercommunale, du moment que les communes, ensemble, contrôlent à 100 % cette structure (« in house par contrôle de la maison commune ») par des représentants des communes. Cela a libéré les usages de mutualisation, à quelques autres montages (voir par exemple CAA paris, 30 juin 2009, Ville de Paris, n°07PA02380) comme les GIP ou les biens indivis (etc.) ainsi que le recours aux SPL et SPLA (même si le Conseil d’Etat est sourcilleux sur le contrôle analogue ce qui impose une particulière prudence dans divers cas : CE, 6 novembre 2013, commune de Marsannay-la-Côte, n°365079).
  • les contrats de gestion conjointe de service public entre collectivités sous condition de réciprocité, d’économies d’échelles (et non de bénéfice) et d’absence de personne privée dans les échanges (CJUE, 9 juin 2009, X c/ RFA [déchets de Hambourg], aff. C‑480/06)

 

 

 

III. Le nouvel arrêt s’inscrit dans la droite ligne des jurisprudences pour ceux qui décident de répondre à de tels appels d’offres, mais en précisant mieux, en illustrant, ce qu’est un intérêt public local

 

Le département de la Vendée a engagé une procédure d’appel d’offres en vue de la réalisation de travaux de dragage de l’estuaire du Lay. La commission d’appel d’offres a attribué ce marché au département de la Charente-Maritime, ce qui n’a pas été goûté par un soumissionnaire privé évincé.

Le Conseil d’Etat impose que l’intérêt public local en question soit justifié (ce qui est logique) au point de constituer :

 le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de la mission.

Et le Conseil d’Etat de rappeler ensuite, ce qui est clair depuis au moins la décision Jean-Louis Bernard  consultant précitée qu’une :

« fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence.»

« En particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié.»

 

Et le Conseil d’Etat de rappeler judicieusement que cela ne s’applique pas si on s’exonère des cas de règles de concurrence et de publicité dans les cas ci-avant exposés au point II du présent billet de blog :

« Ces règles s’appliquent enfin sans préjudice des coopérations que les personnes publiques peuvent organiser entre elles, dans le cadre de relations distinctes de celles d’opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel. »

 

Un intérêt public local peut-il juste résulter du fait que l’attribution du contrat permettrait d’amortir des équipements dont dispose cette personne publique soumissionnaire ?

OUI MAIS  :

« Cet amortissement ne doit toutefois pas s’entendre dans un sens précisément comptable, mais plus largement comme traduisant l’intérêt qui s’attache à l’augmentation du taux d’utilisation des équipements de la collectivité, dès lors que ces derniers ne sont pas surdimensionnés par rapport à ses propres besoins. Par suite, en se bornant à prendre en compte la durée d’amortissement comptable de la drague ” Fort Boyard ” pour apprécier l’intérêt public local de la candidature du département de la Charente-Maritime, la cour administrative d’appel de Nantes a commis une erreur de droit. »

NB à comparer donc avec la jurisprudence SNC Armor, précitée. 

Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce l’offre déposée par le département de Charente-Maritime était légale, mais au terme d’une analyse plus fine que le simple amortissement comptable, incluant l’usage réel du bien

« Il ressort des pièces du dossier que la drague ” Fort Boyard “, acquise en mai 2002 par le département de la Charente-Maritime, a été dimensionnée pour faire face aux besoins et spécificités des ports de ce département mais n’est utilisée qu’une partie de l’année pour répondre à ces besoins. Dès lors, son utilisation hors du territoire départemental peut être regardée comme s’inscrivant dans le prolongement du service public de création, d’aménagement et d’exploitation des ports maritimes de pêche dont le département a la charge en application des dispositions de l’article L. 601-1 du code des ports maritimes, sans compromettre l’exercice de cette mission, une telle utilisation de la drague ” Fort Boyard ” permettant d’amortir l’équipement et de valoriser les moyens dont dispose, dans ce cadre, le service public de dragage de la Charente-Maritime. Par suite, le moyen tiré de ce que la candidature du département de la Charente-Maritime n’aurait pas répondu à un intérêt public local doit être écarté. »

 

Avec un rappel des obligations de vérification de prix à ce stade :

« En quatrième lieu, lorsque le prix de l’offre d’une collectivité territoriale est nettement inférieur à ceux des offres des autres candidats, il appartient au pouvoir adjudicateur de s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour fixer ce prix, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence. Si l’offre de la collectivité est retenue et si le prix de l’offre est contesté dans le cadre d’un recours formé par un tiers, il appartient au juge administratif de vérifier que le pouvoir adjudicateur ne s’est pas fondé, pour retenir l’offre de la collectivité, sur un prix manifestement sous-estimé au regard de l’ensemble des coûts exposés et au vu des documents communiqués par la collectivité candidate.

11. Il ressort des pièces du dossier que la commission d’appel d’offres du département de la Vendée, après avoir constaté que l’offre du département de la Charente-Maritime était inférieure tant à sa propre estimation qu’aux prix proposés par les deux entreprises ayant soumissionné, a obtenu du département candidat la production d’un sous-détail des prix, montrant que la différence de prix s’expliquait par l’utilisation d’une drague hydraulique aspiratrice équipée d’une benne pour stocker les déblais et les claper en mer, dont les rendements sont nettement supérieurs à l’utilisation de pelles sur pontons qui requièrent l’utilisation de chalands pour transporter les déblais. Le pouvoir adjudicateur a pu, sans sous-estimation manifeste, considérer, au vu de ce sous-détail des prix établi à partir de la comptabilité analytique du service, que l’ensemble des coûts, y compris les charges d’amortissement de la drague ” Fort Boyard “, avaient été pris en compte pour la détermination du prix. A cet égard, la société requérante ne peut pas utilement soutenir, dans le cadre du présent litige, que le service de dragage aurait dû être assujetti à l’impôt sur les sociétés.»

 

3/ VOICI CET ARRET

 

Conseil d’État

N° 411444
ECLI:FR:CECHR:2019:411444.20190614
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
Mme Cécile Renault, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP COUTARD, MUNIER-APAIRE ; SCP MONOD, COLIN, STOCLET ; SCP RICARD, BENDEL-VASSEUR, GHNASSIA, avocats

Lecture du vendredi 14 juin 2019

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

 


Vu la procédure suivante :

La société Armor SNC a demandé au tribunal administratif de Nantes d’annuler, d’une part, la décision du 16 juin 2006 par laquelle la commission d’appel d’offres du département de la Vendée a rejeté sa candidature dans le cadre du marché de travaux de dragage de l’estuaire du Lay et a retenu celle du département de la Charente-Maritime, d’autre part, la décision du président du conseil général de la Vendée de signer le marché correspondant. Par un jugement n° 0603521 du 9 avril 2010, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 10NT01095 du 4 novembre 2011, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par cette société contre ce jugement.

Par une décision n° 355563 du 30 décembre 2014, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt et renvoyé l’affaire devant la cour administrative d’appel de Nantes.

Par un nouvel arrêt n° 15NT00322 du 12 avril 2017, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé contre le jugement du tribunal administratif.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et cinq nouveaux mémoires, enregistrés les 12 juin et 12 septembre 2017, les 3 et 22 octobre 2018 et les 16, 21 et 24 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Vinci construction maritime et fluvial, venant aux droits de l’Entreprise Morillon Corvol Courbot, venant elle-même aux droits de la société Armor SNC, demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler ce dernier arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge solidairement des départements de la Vendée et de la Charente-Maritime la somme de 6 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code général des impôts ;
– le code des ports maritimes ;
– l’arrêté du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie du 30 janvier 2004 pris en application des articles 40 et 80 du code des marchés publics et fixant les modèles de formulaires pour la publication des avis relatifs à la passation et à l’attribution de marchés publics ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

  • le rapport de Mme Cécile Renault, auditrice,

  • les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Monod, Colin, Stoclet, avocat de la société Vinci construction maritime et fluvial, à la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat du département de la Vendée et à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat du département de la Charente-Maritime ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 28 mai 2019, présentée par la société Vinci construction maritime et fluvial ;

Considérant ce qui suit :

  1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Vendée a engagé, en 2006, une procédure d’appel d’offres en vue de la réalisation de travaux de dragage de l’estuaire du Lay, pour une durée d’un an avec possibilité de reconduction pendant trois années. Par une décision du 16 juin 2006, la commission d’appel d’offres a attribué ce marché au département de la Charente-Maritime. La société Armor SNC, dont l’offre n’a pas été retenue, a demandé au tribunal administratif de Nantes, d’une part, d’annuler la décision du 16 juin 2006, ainsi que celle du président du conseil général de la Vendée de signer ce marché avec le département attributaire et, d’autre part, d’enjoindre au président du conseil général de la Vendée de saisir le juge compétent afin de constater la nullité du marché. Par un jugement du 9 avril 2010, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande. Par un arrêt du 4 novembre 2011, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Armor SNC contre ce jugement. Par une décision du 30 décembre 2014, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a annulé l’arrêt de la cour et lui a renvoyé l’affaire. La société Vinci construction maritime et fluvial, venant aux droits de la société Entreprises Morillon Corvol Courbot, venant elle-même aux droits de la société Armor SNC, se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 12 avril 2017 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a, de nouveau, rejeté l’appel formé contre le jugement du 9 avril 2010 du tribunal administratif de Nantes.

  2. Hormis celles qui leur sont confiées pour le compte de l’Etat, les compétences dont disposent les collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération s’exercent en vue de satisfaire un intérêt public local. Si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l’attribution d’un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d’une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public, c’est-à-dire si elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de la mission. Une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence. En particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié. Ces règles s’appliquent enfin sans préjudice des coopérations que les personnes publiques peuvent organiser entre elles, dans le cadre de relations distinctes de celles d’opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel.

Sur le pourvoi :

  1. Ainsi qu’il a été dit au point 2, la candidature d’une collectivité territoriale à l’attribution d’un contrat de commande publique peut être regardée comme répondant à un intérêt public local lorsqu’elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité a la charge, notamment parce que l’attribution du contrat permettrait d’amortir des équipements dont elle dispose. Cet amortissement ne doit toutefois pas s’entendre dans un sens précisément comptable, mais plus largement comme traduisant l’intérêt qui s’attache à l’augmentation du taux d’utilisation des équipements de la collectivité, dès lors que ces derniers ne sont pas surdimensionnés par rapport à ses propres besoins. Par suite, en se bornant à prendre en compte la durée d’amortissement comptable de la drague ” Fort Boyard ” pour apprécier l’intérêt public local de la candidature du département de la Charente-Maritime, la cour administrative d’appel de Nantes a commis une erreur de droit.

  2. Il résulte de ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de son pourvoi, la société Vinci construction maritime et fluvial est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

  3. Aux termes du second alinéa de l’article L. 821-2 du code de justice administrative : ” Lorsque l’affaire fait l’objet d’un second pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat statue définitivement sur cette affaire “. Le Conseil d’Etat étant saisi, en l’espèce, d’un second pourvoi en cassation, il lui incombe de régler l’affaire au fond.

Sur la requête d’appel :

  1. En premier lieu, aux termes de l’article 40 du code des marchés publics alors en vigueur : ” (…) IV. – Pour les marchés de travaux d’un montant compris entre 90 000 euros HT et 5 270 000 euros HT, la personne publique est tenue de publier un avis d’appel public à la concurrence soit dans le Bulletin officiel des annonces des marchés publics, soit dans un journal habilité à recevoir des annonces légales. La personne publique apprécie de plus si, compte tenu de la nature ou du montant des travaux en cause, une publication dans un journal spécialisé correspondant au secteur économique concerné est par ailleurs utile pour assurer une publicité conforme aux objectifs mentionnés à l’article 1er du présent code. (…) VI. Les avis mentionnés aux III, IV et V sont établis conformément aux modèles fixés par arrêté du ministre chargé de l’économie (…) “. L’arrêté du 30 janvier 2004, alors en vigueur, par lequel le ministre chargé de l’économie a fixé les modèles de formulaires pour la publication de ces avis précise notamment les mentions obligatoires et celles présentant un caractère facultatif.

  2. Il résulte de ce qui précède qu’eu égard au montant du marché en cause, le département de la Vendée n’était tenu de procéder à la publication que d’un seul avis d’appel public à la concurrence, ce qu’il a fait par une publication du 29 avril 2006 au Bulletin officiel des annonces de marchés publics. La publication, en outre, d’un avis résumé dans un autre journal est sans incidence sur la régularité de la procédure d’appel à la concurrence litigieuse. Dès lors, le moyen tiré de l’irrégularité de la procédure d’appel d’offres en raison de l’absence, dans cette seconde publication, de certaines des mentions exigées par l’arrêté du 30 janvier 2004 ne peut qu’être écarté.

  3. En deuxième lieu, aux termes du premier alinéa de l’article L. 1412-1 du code général des collectivités territoriales : ” Les collectivités territoriales, (…) pour l’exploitation directe d’un service public industriel et commercial relevant de leur compétence, constituent une régie soumise aux dispositions du chapitre 1er du titre II du livre II de la deuxième partie (…) “. Aux termes de l’article L. 2221-1 du même code : ” Les communes et les syndicats de communes peuvent exploiter directement des services d’intérêt public à caractère industriel ou commercial (…) “. Aux termes de l’article L. 2221-4 du même code, rendu applicable aux départements par les dispositions précitées de l’article L. 1412-1 du même code : ” Les régies mentionnées aux articles L. 2221-1 et L. 2221-2 sont dotées: / 1° Soit de la personnalité morale et de l’autonomie financière, si le conseil municipal ou le comité du syndicat en a ainsi décidé ; / 2° Soit de la seule autonomie financière “. Aux termes de l’article L. 2221-14 du même code : ” Les régies dotées de la seule autonomie financière sont créées, et leur organisation administrative et financière déterminée, par délibération du conseil municipal. Elles sont administrées, sous l’autorité du maire et du conseil municipal, par un conseil d’exploitation et un directeur désignés dans les mêmes conditions sur proposition du maire “. Il résulte de ces dispositions que si les collectivités territoriales doivent, pour exploiter un service public industriel et commercial, créer une régie dotée de l’autonomie financière, elles ne sont pas tenues de leur conférer la personnalité morale. Par suite, le département de la Vendée a pu légalement retenir l’offre d’une régie départementale dont les comptes sont retracés dans le budget annexe du département.

  4. En troisième lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 2 que les collectivités territoriales peuvent se porter candidates à un marché public lorsque cette activité répond à un intérêt public local. Il ressort des pièces du dossier que la drague ” Fort Boyard “, acquise en mai 2002 par le département de la Charente-Maritime, a été dimensionnée pour faire face aux besoins et spécificités des ports de ce département mais n’est utilisée qu’une partie de l’année pour répondre à ces besoins. Dès lors, son utilisation hors du territoire départemental peut être regardée comme s’inscrivant dans le prolongement du service public de création, d’aménagement et d’exploitation des ports maritimes de pêche dont le département a la charge en application des dispositions de l’article L. 601-1 du code des ports maritimes, sans compromettre l’exercice de cette mission, une telle utilisation de la drague ” Fort Boyard ” permettant d’amortir l’équipement et de valoriser les moyens dont dispose, dans ce cadre, le service public de dragage de la Charente-Maritime. Par suite, le moyen tiré de ce que la candidature du département de la Charente-Maritime n’aurait pas répondu à un intérêt public local doit être écarté.

  5. En quatrième lieu, lorsque le prix de l’offre d’une collectivité territoriale est nettement inférieur à ceux des offres des autres candidats, il appartient au pouvoir adjudicateur de s’assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l’ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour fixer ce prix, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence. Si l’offre de la collectivité est retenue et si le prix de l’offre est contesté dans le cadre d’un recours formé par un tiers, il appartient au juge administratif de vérifier que le pouvoir adjudicateur ne s’est pas fondé, pour retenir l’offre de la collectivité, sur un prix manifestement sous-estimé au regard de l’ensemble des coûts exposés et au vu des documents communiqués par la collectivité candidate.

  6. Il ressort des pièces du dossier que la commission d’appel d’offres du département de la Vendée, après avoir constaté que l’offre du département de la Charente-Maritime était inférieure tant à sa propre estimation qu’aux prix proposés par les deux entreprises ayant soumissionné, a obtenu du département candidat la production d’un sous-détail des prix, montrant que la différence de prix s’expliquait par l’utilisation d’une drague hydraulique aspiratrice équipée d’une benne pour stocker les déblais et les claper en mer, dont les rendements sont nettement supérieurs à l’utilisation de pelles sur pontons qui requièrent l’utilisation de chalands pour transporter les déblais. Le pouvoir adjudicateur a pu, sans sous-estimation manifeste, considérer, au vu de ce sous-détail des prix établi à partir de la comptabilité analytique du service, que l’ensemble des coûts, y compris les charges d’amortissement de la drague ” Fort Boyard “, avaient été pris en compte pour la détermination du prix. A cet égard, la société requérante ne peut pas utilement soutenir, dans le cadre du présent litige, que le service de dragage aurait dû être assujetti à l’impôt sur les sociétés.

  7. Il résulte de tout ce qui précède que la société Vinci construction maritime et fluvial n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.

Sur les conclusions relatives aux frais d’instance :

  1. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Vinci construction maritime et fluvial la somme de 3 000 euros à verser, d’une part, au département de la Vendée et, d’autre part, au département de la Charente-Maritime, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge des deux départements qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes.

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt du 12 avril 2017 de la cour administrative d’appel de Nantes est annulé.
Article 2 : La requête présentée par la société Armor SNC, aux droits de laquelle est venue la société Vinci construction maritime et fluvial, devant la cour administrative d’appel de Nantes est rejetée.
Article 3 : La société Vinci construction maritime et fluvial versera une somme de 3 000 euros au département de la Charente-Maritime et une somme de 3 000 euros au département de la Vendée au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par cette société sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Vinci construction maritime et fluvial et aux départements de la Vendée et de la Charente-Maritime.