Abus de position dominante et marché électrique : la CJUE affine ses critères

Crédits photographiques : Cour de justice de l'Union européenne - CJUE

Dans un arrêt rendu ce jour (affaire C-377/20 Presse et Information Servizio Elettrico Nazionale e.a.), la CJUE a précisé les critères pour qualifier d’abusive une position dominante en matière de pratiques d’éviction, sur le fondement des effets anticoncurrentiels du comportement d’un opérateur historique dans le contexte de la libéralisation du marché électrique (en Italie en l’espèce).

A l’issue d’une enquête menée par l’autorité italienne de la concurrence, a été prise en Italie une décision censurant un abus de position dominante de l’opérateur historique italien de l’électricité (ENEL) et de ses filiales, en violation de l’article 102 TFUE. Le comportement reproché a consisté en la mise en œuvre d’une stratégie d’éviction visant à transférer la clientèle d’une filiale en tant que gestionnaire historique du marché protégé, à une autre filiale d’ENEL opérant sur le marché libre, et ce en vue de pallier le risque d’un départ massif des clients du premier  vers de nouveaux fournisseurs lors de l’ouverture ultérieure à la concurrence du marché concerné.

Puis, sur cet article 102 TFUE, le juge italien a saisi la CJUE qui, donc, s’est prononcée ce jour.

Et c’est là que cela devient intéressant car, par son arrêt, la Cour apporte des précisions sur les conditions dans lesquelles le comportement d’une entreprise peut être considéré, sur le fondement de ses effets anticoncurrentiels, comme constitutif d’un abus de position dominante, lorsqu’un tel comportement repose sur l’exploitation de ressources ou de moyens propres à la détention d’une telle position dans le contexte de la libéralisation d’un marché. À cette occasion, la Cour délimite les critères d’appréciation pertinents ainsi que la portée de la charge de la preuve incombant à l’autorité nationale de concurrence concernée ayant adopté une décision sur le fondement de l’article 102 TFUE.

NB : ce qui suit reprend largement le communiqué de la Cour, lequel reprend fidèlement le contenu de l’arrêt… 

 

Sur les éléments propres à caractériser l’exploitation abusive d’une position dominante

Sur ce premier point, la CJUE :

  • impose que l’on regarde l’objectif ultime du droit de la concurrence.
    La Cour précise les éléments propres à caractériser l’exploitation abusive d’une position dominante. À cet effet, elle observe, d’une part, que le bien-être des consommateurs, tant intermédiaires que finals, doit être regardé comme constituant l’objectif ultime justifiant l’intervention du droit de la concurrence pour réprimer l’exploitation abusive d’une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
  • libère l’autorité de concurrence d’avoir à prouver autre chose que de démontrer qu’a été mis en place « une pratique […] susceptible de porter atteinte, en ayant recours à des ressources ou à des moyens autres que ceux qui gouvernent une compétition normale, à une structure de concurrence effective ». Nul n’est besoin de démontrer que ladite pratique a, en outre, la capacité de causer un préjudice direct aux consommateurs.
  • pose que l’entreprise dominante concernée peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE si elle démontre que l’effet d’éviction pouvant résulter de la pratique en cause est contrebalancé, voire surpassé, par des effets positifs pour les consommateurs.
  • rappelle que le caractère abusif d’un comportement d’une entreprise en position dominante ne peut être retenu qu’à condition d’avoir démontré sa capacité de restreindre la concurrence, en l’occurrence, de produire les effets d’éviction reprochés.En revanche, cette qualification ne requiert pas de démontrer que le résultat escompté d’un tel comportement visant à évincer ses concurrents du marché concerné a été atteint. Dans ces conditions, la preuve produite par une entreprise en position dominante de l’absence d’effets d’éviction concrets ne saurait être considérée comme étant suffisante, à elle seule, pour écarter l’application de l’article 102 TFUE. En revanche, cet élément peut constituer un indice de l’incapacité du comportement en cause à produire les effets d’éviction allégués, pourvu qu’il soit corroboré par d’autres éléments de preuve visant à établir cette incapacité.

 

En ce qui concerne la prise en compte d’une éventuelle intention de l’entreprise en cause

Sur ce point, qui recoupe en partie le précédent, la Cour :

  • rappelle que l’existence d’une pratique d’éviction abusive par une entreprise en position dominante doit être appréciée sur le fondement de la capacité de cette pratique à produire des effets anticoncurrentiels.
  • en déduit qu’une autorité de concurrence n’est pas tenue d’établir l’intention de l’entreprise en cause d’évincer ses concurrents par des moyens ou en recourant à des ressourcesautres que ceux gouvernant une concurrence par les mérites.
  • précise toutefois que la preuve d’une telle intention constitue, si on en dispose, néanmoins (évidemment !) une circonstance factuelle susceptible d’être prise en compte aux fins de la détermination d’un abus de position dominante.

 

En ce qui concerne le tri dès lors à opérer entre les pratiques de l’entreprise

En troisième lieu, la Cour apporte les éléments d’interprétation sollicités par la juridiction nationale en vue de l’application de l’article 102 TFUE afin de distinguer, parmi les pratiques mises en œuvre par une entreprise en position dominante qui reposent sur l’exploitation licite en dehors du droit de la concurrence de ressources ou de moyens propres à la détention d’une telle position celles qui pourraient échapper à l’interdiction énoncée à cet article, dans la mesure où elles relèveraient d’une concurrence normale, de celles qui, au contraire, seraient à considérer comme « abusives » au sens de cette disposition.

À cet égard, la Cour rappelle, tout d’abord, que le caractère abusif de ces pratiques suppose qu’elles aient eu la capacité de produire les effets d’éviction décrits dans la décision contestée. Certes, des entreprises en position dominante, indépendamment des causes d’une telle position, peuvent se défendre contre leurs concurrents, mais elles doivent néanmoins le faire en recourant aux seuls moyens relevant d’une concurrence « normale », c’est-à-dire fondée sur les mérites.

Or, une pratique insusceptible d’être adoptée par un hypothétique concurrent aussi efficace sur le marché en cause, en ce qu’elle repose sur l’exploitation de ressources ou de moyens propres à la détention d’une position dominante, ne peut être considérée comme relevant d’une concurrence fondée sur les mérites. Dans ces conditions, lorsqu’une entreprise perd le monopole légal qu’elle détenait auparavant sur un marché, celle-ci doit s’abstenir, pendant toute la phase de libéralisation de ce marché, de recourir à des moyens dont elle disposait au titre de son ancien monopole et qui, à ce titre, ne sont pas disponibles pour ses concurrents, aux fins de conserver, autrement que par ses propres mérites, une position dominante sur le marché en cause nouvellement libéralisé.

Cela étant, une telle pratique peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE si l’entreprise en position dominante concernée établit qu’elle était soit objectivement justifiée par des circonstances extérieures à l’entreprise et proportionnée à cette justification, soit contrebalancée, voire surpassée, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs.

 

Sur l’imputabilité des actions d’une filiale à sa société mère 

En quatrième lieu, invitée par la juridiction nationale à préciser les conditions permettant d’imputer la responsabilité du comportement d’une filiale à sa société mère, la Cour juge que, lorsqu’une position dominante est exploitée de façon abusive par une ou plusieurs filiales appartenant à une unité économique, l’existence de cette unité est suffisante pour considérer que la société mère est elle aussi responsable de cet abus.

L’existence d’une telle unité doit être présumée, pose la CJUE, si, au moment des faits, au moins la quasi-totalité du capital de ces filiales était détenue, directement ou indirectement, par la société mère.

Dans de telles circonstances, l’autorité de concurrence n’est pas, selon la Cour, tenue de rapporter une quelconque preuve supplémentaire, à moins que la société mère n’établisse que, malgré la détention d’un tel pourcentage du capital social, elle n’avait pas le pouvoir de définir les comportements de ses filiales, celles-ci agissant de manière autonome.

 

Source : CJUE, 12 mai 2022,affaire C‑377:20, Servizio Elettrico Nazionale SpA, ENEL SpA, Enel Energia SpA contre Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato e.a