Le ou les plein(s) contentieux ?

Au sein du présent blog, déjà, je m’échine à traiter de matières fort variées, alimentant pour moi un plaisir réel limité par le temps disponible, le tout au carré, pondéré, souvent, par un certain épuisement.

Autant dire qu’en fonction de cette équation, cela fait longtemps que je me suis résolu à NE PAS me plonger dans le droit d’asile ni, plus largement, dans le droit public des étrangers, étant ignare en ces domaines.

Cependant, je vais faire une dérogation, non pas pour traiter d’un arrêt à ce sujet, mais pour signaler l’exorde de conclusions d’un rapporteur public traitant d’une affaire en matière de droit d’asile.

Car ce RAPU introduit ainsi lesdites conclusions :

« S’il est plus exact de parler des pleins contentieux administratifs (au pluriel) plutôt que du plein contentieux, c’est, entre autres, que selon les matières qui en relèvent, l’office du juge peut être radicalement différent en ce qui concerne la régularité de la décision contestée devant lui.»
Conclusions de M. Philippe Ranquet, Rapporteur public, sur CE, 21 juillet 2022, n° 452868 OFPRA 

Cette réflexion, cette acceptation du caractère en réalité fourre-tout de cette notion, m’ont semblé intéressantes.

 

L’unité de cette notion est en général assurée justement par la plénitude des pouvoirs du juge. Citons une source aussi importante que récente (la mise en gras étant de nous, bien évidemment) :

« La comparaison entre ces deux branches maîtresses du contentieux administratif fait ressortir la grande hétérogénéité à la fois conceptuelle et matérielle du plein contentieux au regard de l’unité du recours pour excès de pouvoir. Celui-ci se définit aisément par son objet […]. Le plein contentieux, en revanche, échappe à toute tentative de définition matérielle. […] Le recours de pleine juridiction se définit donc, comme son intitulé l’indique, par la plénitude des pouvoirs reconnus au juge. »
Gilles Pellissier – Maître des requêtes au Conseil d’État, Fasc. 1122 : Régime général des recours de plein contentieux, Juris-classeur administratif, mise à jour nov. 2021

Ce n’est certes pas nouveau. Le doyen René Chapus n’exposait-il pas, déjà, que :

« le plein contentieux se manifeste, contrairement au contentieux de l’excès de pouvoir, comme un contentieux composite, parfaitement (si l’on peut dire) hétérogène »
R. Chapus,  « Droit du contentieux administratif », Montchrestien 13e éd. n°261

Mais il y voyait un:

« facteur d’unité lié à ce qu’est l’office du juge »
R. Chapus,  « Droit du contentieux administratif », Montchrestien 13e éd. n°261

Or, cette unité elle-même est un peu fictive.

Elle est réelle en ce qu’à chaque fois le pouvoir du juge est complet, qu’il est moins bridé qu’en recours pour excès de pouvoir (et encore est-ce moins vrai qu’autrefois).

Mais on le voit, dans ses conclusions, M. Ranquet, précité, justement, reconnaissait, que cette unité est à fortement relativiser au moins pour ce qui est de l’office du juge en tant qu’il porte sur « la régularité de la décision contestée devant lui ».

Il me parait intéressant que le mythe de cette unité liée, au minimum, à un même office du juge, finisse par tomber petit à petit.

Cette unité existe en ce que l’office du juge reste plus étendu qu’en REP. Certes.

Mais quand le seul facteur d’unité qu’il reste à brandir pour justifier d’une catégorie juridique se révèle en réalité fort bigarré… C’est peut-être tout simplement qu’il faut arrêter d’y voir une catégorie unitaire. 

La doctrine a beaucoup (et bien) travaillé pour  tenter de catégoriser les divers pans de cet ensemble baroque, voire en remettre en cause les fondements mêmes :

  • D. Botteghi et A. Lallet, « Le plein contentieux et ses faux-semblants », AJDA 2011, p. 157
  • Pascal Caille, « Contentieux administratif- Chapitre introductif » : Revue générale du droit, voir les intéressants n° 21 et suivants 
  • H. Lepetit-Collin et A. Perrin, « La distinction des recours contentieux en matière administrative. Nouvelles perspectives », RFDA 2011, pp. 813 et s.
  • F. Melleray, « La distinction des contentieux est-elle un archaïsme ? », JCPA 25 juillet 2005, 1296
  • Bernard Pacteau, René Chapus, Jacques Molinié, Jean-Paul Costa and Guy Braibant, « Du recours pour excès de pouvoir au recours de pleine juridiction ? [et Débat] », La Revue administrative, 52e Année, n° 1, 1999
  • D. Truchet, « Office du juge et distinction des contentieux : renoncer « aux branches », RFDA 2015, pp. 657 et s.
  • etc.

 

… Et ces démarches ne sont pas nouvelles :

  • L. Duguit, Traité de droit constitutionnel : Éd. de Boccard, 1928 (tentative de distinction entre contentieux objectif et subjectif)
  • M. Waline, Vers un reclassement des recours du contentieux administratif ? : RDP 1935, p. 205

 

Bref, quand le seul critère qui unifie une catégorie fourre-tout se fragmente lui-aussi, il faut :

  • soit défragmenter ce qui unifiait (sans doute par voie législative, sauf à attendre une longue et incertaine évolution de la jurisprudence ce qui prendrait sans doute des décennies),
  • soit changer notre catégorisation.

Faute de réforme, il appartient donc à la doctrine de réformer ses catégories. Le juge, lui, commence déjà de le faire…