Le juge reste réticent à admettre que soit un acte de droit souple, attaquable, un courriel d’une administration répondant à une demande d’information sur une réglementation applicable, et ce au terme d’une décision rendue hier par le Conseil d’Etat dont il serait imprudent de tirer une règle générale.
Au contraire, cet arrêt est une porte ouverte vers la possibilité de tel recours.
Ceci s’avère d’ailleurs fort logique puisqu‘un acte de droit souple attaquable peut, par définition, prendre n’importe quelle forme et qu’un courriel à destination d’un syndicat peut avoir pour conséquence à terme d’influer sur les agissements des membres dudit syndicat.
Le « droit souple » ne cesse d’être toujours plus étroitement pris en compte par le juge administratif, lequel maintenant étend son contrôle aux lignes directrices de l’administration même non impératives, même hors le champ étroit des actes des autorités administratives indépendantes…
Avec l’arrêt GISTI (12 juin 2020, n° 418142), le Conseil d’Etat avait ainsi unifié le régime juridique de ces éléments de droit souple y compris les lignes directrices, les circulaires, les guides, etc.
De cette nouvelle jurisprudence, ressortent :
- 1/ un cadre unique (ce qui est nouveau) pour les « documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif »
- 2/ avec une recevabilité des recours contre ces actes lorsque ceux-ci sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ce qui inclut les actes impératifs (ce qui était déjà le cas) mais aussi les actes ayant un caractère de ligne directrice (ce qui est pus large qu’avant, dont sans doute, en fonction publique, les fameuses lignes directrices de gestion, sauf pour les agents chargés de les mettre en oeuvre).
- 3/ et avec un office du juge en ce domaine qui en ressort clarifié et unifié.
Dans ce cadre, hier, le Conseil d’Etat a rendu une intéressante décision dont il ressort que le juge reste réticent à admettre que soit un acte de droit souple, attaquable, un courriel d’une administration répondant à une demande d’information sur la réglementation applicable.
Le juge commence par rappeler que les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre.
OK c’est le considérant de principe de l’arrêt Gisti rappelé à chaque fois. Pour l’instant rien de neuf.
Puis on nous rappelle qu’ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.
OK idem. Confirmation.
C’est l’application en l’espèce qui est ensuite intéressante et qui sans doute justifie l’entrée de cette décision aux tables du recueil Lebon.
Le juge avait à connaître d’un courriel par lequel un chef de bureau des établissements de jeux de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur avait répondu à un courrier d’une fédération syndicale en lui faisant part de l’interprétation, par l’administration, de la réglementation applicable aux casinos résultant de l’arrêté du 14 mai 2007 relatif à la réglementation des jeux dans les casinos ne révèle par lui-même aucune décision.
Assez logiquement, selon nous, le Conseil d’Etat pose en ce cas que dès lors qu’il se borne à répondre à une demande d’information présentée par le syndicat requérant, il ne saurait être regardé comme constituant un document de portée générale susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des établissements de jeux ou de leurs salariés.
Dès lors,les conclusions tendant à l’annulation pour excès de pouvoir d’une décision contenue dans le courriel sont manifestement irrecevables.
Mais cela ne veut pas dire que tout courriel envoyé, même à une fédération professionnelle qui le diffusera sans doute à ses adhérents, sera considéré comme inattaquable.
Au contraire, cet arrêt est une porte ouverte vers la possibilité de tel recours.
Ceci s’avère d’ailleurs fort logique puisqu‘un acte de droit souple attaquable peut, par définition, prendre n’importe quelle forme et qu’un courriel à destination d’un syndicat peut avoir pour conséquence à terme d’influer sur les agissements des membres dudit syndicat.
En l’espèce, dans la formulation « dès lors qu’il se borne à répondre à une demande d’information » il faut sans doute entendre que la réponse à cette demande d’information n’était pas en l’espèce une « prise de position révélant une décision »… ce qui ne sera pas toujours le cas.
Par ces motifs nous concluons… que comme d’habitude le juge nous renvoie à un mode d’emploi qui imposera en ces domaines à une analyse au cas par cas.
Source : Conseil d’État, 21 juillet 2022, n° 449388, à mentionner aux tables du recueil Lebon
Compléments
J’avais alors fait un premier point sur cette mini-révolution en droit public, et ce en 3 mn 49 :
Sources : CE, 12 juin 2020, GISTI, n° 418142 ; pour les circulaires, voir le célèbre arrêt Duvignères (CE, S., 18 décembre 2002, n° 233618 ; voir aussi CE, 20 juin 2016, n° 389730) ; pour les directives de droit national, voir CE, S, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France, rec. p. 750 ; pour le droit souple des autorités de régulation, voir les décisions d’Assemblée du contentieux du CE du 21 mars 2016, Fairvesta International, n° 368082, et Société Numéricable, n° 390023 ; s’agissant du refus d’une autorité de régulation d’abroger un acte de droit souple, voir CE, Section, 13 juillet 2016, Société GDF Suez, n° 388150, p. 384 ; sur les recours contre les actes de droit souple susceptibles d’avoir des effets notables sur les intéressés, voir CE, Ass., 19 juillet 2019, n° 426389. A comparer avec CE, 21 octobre 2019, n°419996 419997 ; pour le cas des décisions des autorités administratives indépendantes non décisoires mais pouvant avoir une influence, voir CE, 4 décembre 2019, n° 416798 et n°415550 (voir aussi CE, 30 janvier 2019, n° 411132 ; CE, 2 mai 2019, n°414410) ; pour les guides voir CE, 29 mai 2020, n° 440452 ; sur l’état du droit quant aux lignes attaquables ou non avant ce nouvel arrêt GISTI voir CE, 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu, n° 245961.
D’un point de vue plus opérationnel, j’avais d’ailleurs fait aussi, ensuite, cette autre vidéo de 6 mn 16 qui tentait de répondre à une question simple : on parle beaucoup de « droit souple » mais qu’est-ce que cela change pour « mon » administration ?
Voir aussi :
- A sol mouvant, droit souple ?
- Abrogation des actes de droit souple : le juge flexible sur les vices de forme ou de procédure…
- Actes de droit souple : l’irrésistible extension du domaine du recours pour excès de pouvoir (confirmation hier avec des informations, des mises en garde, de l’ARJEL)
- Directives, lignes directrices de gestion, circulaires, droit souple… la grande unification [MINI VIDEO]
- Droit souple : le juge rigide [suite avec, cette fois, l’extension des recours aux lignes directrices de l’administration même non impératives et une importante unification jurisprudentielle]
- Droit souple : le juge de plus en plus dur
- Abrogation d’une mesure de droit souple et contrôle juridictionnel
- etc.