Les pensionnaires du pénitentiaire pourraient-ils cesser d’être des retraités pensionnés ?

La Convention européenne des droits de l’homme permet-elle qu’un détenu voie sa retraite suspendue ? Oui vient de répondre la CEDH dans un cas concernant l’Etat irlandais. La France, elle, permet ce cumul. Si d’aventure il venait à réformer son droit sur ce point, notre pays n’aurait donc pas d’obstacle tiré de la CEDH (ce qui ne veut pas dire que ce serait pour autant conforme à notre Constitution). 

 

 

En France, les prisonniers peuvent être retraités et, à ce titre, en percevoir la pension. De même le travail effectué en prison et, à ce titre, (certes mal) rémunéré, est-il considéré comme donnant droit à cotisations retraite, et ensuite au calcul des droits correspondants.

Mais s’il venait à en être autrement, serait-ce conforme à la CEDH ?

Des Etats ont fait d’autres choix, comme l’Irlande qui a suspendu les droits à pension de retraite le temps que lesdits retraités soient pensionnaires d’institutions pénitentiaires.

Il en résulté des litiges au niveau national non sans complexité. Sur ce point cf. les points 3 à 42 de la nouvelle décision de la CEDH ci-après exposée et, pour un résumé de l’étape antérieure, voir :

State Pension For Old Age Prisoners – MacGuill and Co Takes The Case To The Supreme Court

 

La réponse de la CEDH est claire : il n’est pas contraire à la convention européenne  qu’un droit national prévoie une telle suspension des droits à pension de retraite le temps de l’incarcération.

Dans son arrêt de chambre ce jour dans l’affaire P.C. c. Irlande (requête no 26922/19), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme, combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention.

 

Concernant le caractère prétendument discriminatoire de la politique en la matière, la Cour juge en particulier que le requérant n’a pas démontré l’existence d’une discrimination à l’égard des personnes âgées, que les comparaisons avec les détenus bénéficiant d’autres sources de revenus ne relèvent pas de l’article 14, et que la situation du requérant n’est pas suffisamment analogue à celle des personnes hospitalisées dans des services psychiatriques sécurisés ou à celle des personnes en détention provisoire pour fonder un grief de discrimination sur cette base.

 

Reprenons les faits et cette décision, telle que résumés par la Cour elle-même

Le requérant, P.C., est un ressortissant irlandais, né en 1940 et résidant à Dublin.

Les cotisations salariales versées par M. P.C. au système de protection sociale pendant sa carrière professionnelle lui permirent de prétendre à une pension d’État à l’âge de 66 ans.

Le 25 mars 2011, il fut reconnu coupable de 60 chefs d’agression sexuelle et de 14 chefs de viol, et condamné à 15 ans d’emprisonnement.

La loi de synthèse de 2005 sur la protection sociale (Social Welfare Consolidation Act 2005) interdisait aux personnes en prison ou en détention de percevoir de nombreuses prestations sociales énumérées dans la loi, notamment les pensions contributives d’État.

M. P.C. engagea une procédure contre l’État dans laquelle, invoquant plusieurs articles de la Convention, il soutenait en particulier que la suspension des versements de sa pension l’avait laissé sans ressources, et demandait 100 000 euros (EUR) pour perte de revenus. En 2016, il fut débouté par la High Court, qui déclara dans un arrêt de portée générale que la pension contributive ne constituait pas un droit de propriété, et fit allusion notamment à la nécessité d’avoir une certaine souplesse dans le système de sécurité sociale. La haute juridiction rejeta totalement le grief de discrimination par rapport aux détenus bénéficiant de pensions dans le cadre d’un régime privé, estimant que celles-ci constituaient clairement des biens privés, et conclut de manière générale que la mesure était proportionnée. Le requérant se pourvut devant la Cour suprême.

La Cour suprême rendit deux arrêts dans l’affaire en 2017 et 2018. Dans le premier, elle jugea établi que le non-versement des pensions contributives s’appliquait seulement à ceux « dont la culpabilité pénale avait été pleinement reconnue ». Pour la haute juridiction, il s’agissait donc d’une forme de sanction appliquée de manière extrajudiciaire. Déclarant que « l’organisation du procès, la prise de décision et l’infliction de la peine [faisaient] partie intégrante de l’administration de la justice en matière pénale, confiée par la Constitution aux tribunaux », la Cour suprême rendit une décision en faveur du requérant, sans ordonner de réparation. Le Gouvernement procéda à un paiement provisoire de 7 500 euros à l’intéressé.

Dans le deuxième arrêt, la Cour suprême rendit une décision concernant les mesures de redressement. Elle annula la disposition pertinente de la loi de synthèse sur la protection sociale (à savoir l’article 249 § 1, alinéa b), ce qui, toutefois, ne donnait pas au requérant un droit automatique à réparation.

La haute juridiction déclara que si on accordait au requérant le bénéfice de prestations sociales pendant sa détention, cela créerait un nouveau droit législatif qui irait directement à l’encontre de la volonté du législateur – dès lors, il n’existait pas de voie légale par laquelle l’État aurait pu effectuer les paiements à l’intéressé. La Cour suprême octroya au total 10 000 EUR au requérant (somme qui comprenait le paiement provisoire déjà effectué)

Globalement, les versements de pensions au requérant furent suspendus du 25 mars 2011 au 29 novembre 2017.

Invoquant les articles 14 (interdiction de la discrimination) et 13 (droit à un recours effectif), ainsi que l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété), le requérant se plaignait d’avoir été privé de sa pension, d’avoir été victime de discrimination pour différents motifs et de ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui lui aurait permis de faire valoir ces griefs.

Le requérant prétendait avoir subi trois types de discrimination.

En ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur l’âge, la Cour relève que la suspension des versements de prestations sociales a également été appliquée aux personnes en âge de travailler ; partant, cette mesure n’est pas discriminatoire à l’égard des détenus ayant atteint l’âge de la retraite. Quant à une éventuelle discrimination indirecte fondée sur l’âge, il serait nécessaire de démontrer que la mesure a eu un effet disproportionné sur les personnes âgées. Le requérant a évoqué sa situation personnelle, mais n’a apporté aucun élément de preuve concernant le groupe en question, alors qu’il a été établi au cours de la procédure interne que les détenus âgés avaient la possibilité de travailler en prison. Dès lors, la Cour juge que l’allégation de discrimination fondée sur l’âge est dénuée de fondement.

En ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur la source ou le niveau de revenus, la Cour relève que toute personne, quel que soit son niveau de revenus, est dans l’impossibilité de percevoir une pension contributive d’État pendant qu’elle purge une peine d’emprisonnement. Le requérant voit dans cette mesure une discrimination indirecte en ce qu’elle aurait un effet disproportionné sur les personnes ne disposant pas d’autres sources de revenus. Toutefois, la Cour estime que la différence d’impact qu’a la suspension des versements d’une pension d’État sur les détenus ayant une autre source de revenus et sur ceux n’en ayant pas ne concerne pas leur situation personnelle au sens de l’article 14, et ne tombe donc pas sous l’empire de cette disposition.

Enfin, la Cour a examiné l’allégation de discrimination fondée sur la situation de détenu condamné, situation qui constitue certainement une « autre situation » au sens de l’article 14, par comparaison avec d’autres personnes privées de leur liberté.

Elle précise que l’hospitalisation d’individus dans des établissements psychiatriques sécurisés en droit civil a un objectif de traitement, alors que l’emprisonnement des détenus condamnés pénalement a essentiellement un but punitif. Dès lors, ces deux groupes ne se trouvent pas dans une position comparable, ce qui exclut tout grief de discrimination sur ce fondement.

Quant à la comparaison avec les personnes en détention provisoire, au vu des différences déterminantes entre ce groupe et celui du requérant – présomption d’innocence et libération immédiate, par opposition à réinsertion et liberté conditionnelle, etc. –, la Cour estime que la situation de ces personnes, à l’instar de celle des patients hospitalisés dans des services psychiatriques, n’est pas comparable à celle du requérant ; en conséquence, celui-ci ne saurait invoquer une différence de traitement.

La Cour conclut en général à l’absence de discrimination et donc à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1.

Quant au grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1 pris isolément, dès lors que l’intéressé a été privé des versements de sa pension pendant une période où la loi lui interdisait de les percevoir, ces versements ne sauraient être considérés comme des « biens » au sens de cet article. Partant, la Cour rejette ce grief.

Quant à l’article 13 de la Convention, la Cour rappelle que l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. Relevant que le requérant a soulevé ce grief au regard de la Constitution, elle rappelle que les États ont un pouvoir discrétionnaire (« marge d’appréciation ») en matière constitutionnelle. Elle souligne qu’en l’espèce, le recours du requérant contestant la suspension des versements de sa pension a été accueilli et que l’intéressé a bénéficié d’un paiement. Même si la réparation octroyée n’était pas à la hauteur du montant réclamé par le requérant, l’État n’a pas manqué à son obligation d’offrir des recours effectifs. Dès lors, la Cour rejette le grief pour défaut manifeste de fondement.

CEDH, 1er septembre 2022, PC c Irlande, 26922/19

Mais attention : si un autre pays, la France, réformait son droit pour permettre que les pensionnaires des pénitenciers cessent d’être des retraités pensionnés (et à supposer que ce soit jugé équitable par le législateur donc…) encore faudrait-il que ce soit conforme au droit supra-législatif du pays. Ainsi en France une loi en ce sens ne serait donc pas nécessairement contraire à la CEDH, certes, mais encore faudrait-il que ce ne soit pas non plus contraire à la Constitution.