Il s’agit d’une question parlementaire adressée au ministre de l’Économie des Finances et de la Relance Bruno Lemaire par Mme la députée Typhanie Degois (La République en Marche – Savoie), au sujet des conséquences de la jurisprudence région Haute-Normandie (CE, 5 juin 2013, n°352917, mentionné aux tables du recueil Lebon), dont la réponse a été publiée le 17 mai 2022 au journal officiel (Question écrite n°44937 De Mme. Typhanie Degois, 15ème législature, JO du 15 mai 2022, p.3201).
Au centre des enjeux soulevés par cette question, se trouvent les bouleversements causés par la jurisprudence « Région Haute-Normandie ». En effet, l’on peut aller jusqu’à parler d’un changement de physionomie du régime applicable en matière de responsabilité du maître d’ouvrage et des autres intervenants, notamment vis-à-vis de l’équilibre qui était alors inhérent au marché public de travaux à forfait.
A titre liminaire, il convient de préciser que si l’exécution d’un marché de travaux à forfait se fait en principe sans difficulté sur le plan de la durée, il peut arriver, comme relevé par le professeur Stéphane Braconnier, « que l’entrepreneur se trouve empêché de remplir ses obligations contractuelles par des facteurs qui non seulement lui sont étrangers mais lui causent, de surcroît, un préjudice : désorganisation du chantier, carences ou défaillances des autres entreprises intervenant sur le chantier, atermoiement et hésitations du maître d’œuvre, etc. » (S.Braconnier, « Retard de chantier et (dés) équilibre des relations contractuelles », AJDA 2014, p.2343).
Dès lors, comme dans les faits d’espèces à l’origine du litige lié à la décision Région Haute-Normandie, l’entrepreneur sera probablement désireux de pouvoir obtenir une indemnisation afin de couvrir les surcoûts liés aux retards en cause. La question, et le régime en découlant, est alors de savoir qui sera considéré comme responsable des dysfonctionnements à l’origine du retard, et sur quel fondement.
Comme la députée le précise dans sa question, auparavant, lorsqu’un retard intervenait au cours d’un chantier, l’entrepreneur titulaire du marché disposait de la possibilité d’engager la responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage, même lorsque le retard était imputable à d’autres intervenants qu’il avait lui-même désigné.
En d’autres termes, la jurisprudence antérieure avait pu admettre l’indemnisation de l’entrepreneur sur la base d’un simple fait de l’administration, ce qui menait à la mise en cause de la responsabilité de la personne publique peu importe la cause du retard (voir par exemple, CAA Douai, 19 juill. 2011, Société JPV Bâtiment, n°08DA01278 ; CAA Bordeaux, 3 nov. 2009, Société Groupe Vinet SA, n°08BX02282 ; exemples cités par J.-E. Martin Lavigne à l’occasion d’un développement sur les limites à donner au régime de responsabilité pour faute de l’administration dans son commentaire sur l’arrêt Région Haute-Normandie, AJDA 2013.209 ). Il y avait l’idée, rendue par l’expression du rapporteur public Bertrand Dacosta, d’une forme de responsabilité sans faute incombant au maître d’ouvrage, « guichet unique » des entrepreneurs, simplifiant par là même les hypothèses contentieuses, à charge le cas échéant pour la personne publique d’attraire ultérieurement les intervenants en justice pour recouvrir les sommes liées aux retards qui ne leur étaient pas imputables.
Cependant, à la faveur de la jurisprudence « Région Haute-Normandie », le maître d’ouvrage n’est plus responsable pour le compte de ses cocontractants. Ainsi, l’entrepreneur peut solliciter une indemnisation liée aux surcoûts engendrés par le retard si et seulement si le maître d’ouvrage est directement responsable de cet allongement.
En l’absence d’une responsabilité de plein droit, les possibilités d’action à l’égard du maître d’ouvrage s’amenuisent, et les entrepreneurs sont contraints d’engager des recours sur le terrain de la responsabilité délictuelle contre les tiers intervenants, avec lesquels l’entreprise n’est pas liée par un contrat de droit privé. Au surplus, l’exigence de la démonstration d’une faute du maître d’ouvrage « fait peser sur le cocontractant la charge de preuves très difficiles à rapporter » (L.Richer et F.Lichère, Droit des contrats administratifs, 12e édition, p.291).
Après avoir évoqué l’évolution intervenue en jurisprudence, la députée se focalise sur les conséquences pour les entreprises de BTP d’un tel changement de paradigme : « Une telle évolution entraîne une augmentation des procédures juridiques, un allongement des délais de traitement des demandes portées et génère de lourdes pertes économiques ».
Cette évolution n’avait pas manqué de susciter dès l’origine des critiques doctrinales, sur fond de mise en balance des intérêts des entrepreneurs avec la sécurité juridique des personnes publiques. Ainsi, le professeur Stéphane Braconnier soulignait-il que « le fait d’arrimer aussi solidement cette indemnisation à la notion de faute (qu’elle ait été commise par le maître d’ouvrage ou par un des intervenants au chantier) conduit à éroder l’importance des obligations générales de la maitrise d’ouvrage dans l’organisation du chantier » (ibid.).
Dans le même sens, exiger la démonstration d’une faute du maître d’ouvrage conduit à atténuer sa responsabilité dans l’organisation du chantier, au niveau de l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction, notamment dans les choix d’organisation et de processus d’exécution, pouvant être à l’origine de retards dommageables pour l’entrepreneur, même en se situant à un niveau insuffisant pour être qualifiés de faute.
La question posée s’inscrit dans la continuité de ces problématiques. L’intitulé de la question était le suivant : la députée Typhanie Degois « souhaitait alerter le ministre sur l’insécurité juridique que subissent aujourd’hui les entreprises du BTP et, compte tenu des retombées, lui demande son interprétation du partage actuel de la responsabilité dans le cadre de la résolution de litige dans le secteur du BTP afin de revenir sur cette jurisprudence et de réintroduire le guichet unique. »
Quelle réponse le ministre allait-il apporter à la question posée ?
- Une réponse réaffirmant l’état du droit découlant de la jurisprudence « Région Haute-Normandie »
Dans un second temps, comme on pouvait s’y attendre, la réponse du ministre de l’Économie des Finances et de la Relance ne traduit pas de volonté de s’écarter de la jurisprudence du Conseil d’Etat et se borne à rappeler les principes issus l’arrêt « Région Haute-Normandie », assortis des principes les justifiant et d’un bref panorama des voies de recours susceptibles d’être employées par les entrepreneurs titulaires de marchés.
Premièrement, le ministre a réaffirmé qu’
« en l’absence de toute faute contractuelle [du maître d’ouvrage], il ne saurait supporter, au titre d’une supposée responsabilité sans faute, les conséquences des agissements des différents constructeurs, et il ne lui appartient pas davantage de jouer par principe le rôle de guichet unique pour les ou les victimes ».
Deuxièmement, trois justifications sous-tendent cette position.
En premier lieu, le ministre explique que « la clarification apportée par la jurisprudence « Haute Normandie » constitue une garantie du bon usage des deniers publics ». Ensuite, celui-ci fait référence au principe découlant de la décision Mergui (CE, 19 mars 1971, n°79962, publié au recueil Lebon) en vertu duquel « les personnes publiques ne peuvent pas être condamnées à payer des sommes dont elle ne sont pas redevables ». Pour finir, le ministre considère, contrairement à la députée, que la présomption de responsabilité du maître d’ouvrage en cas de retard de chantier n’a jamais existé en l’absence de toute faute, puisqu’elle jouait dans les hypothèses où le retard était lié à un défaut de coordination.
Troisièmement, le ministre expose les deux voies de recours dont dispose l’entrepreneur titulaire du marché, dans le cadre du partage actuel de la responsabilité :
- engager la responsabilité pour faute du maître d’ouvrage, notamment dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction, dans l’estimation des besoins, dans la conception même du marché ou sa mise en œuvre (CE, 12 novembre 2015, Société Tonin, n°384716, mentionné aux tables du recueil Lebon) ;
- ou bien rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres intervenants sur le chantier avec lesquels il n’est lié par aucun contrat (CE, 5 juill. 2017, Société Eurovia Champagne-Ardennes, n°396430, mentionné aux tables du recueil Lebon).
Toutefois, l’on peut souligner les difficultés liées à l’exercice d’une action en responsabilité quasi-délictuelle, notamment au regard de l’identification de l’origine du retard. Compte tenu de la complexité des processus de construction d’un ouvrage, il est coûteux et malaisé pour l’entrepreneur de pouvoir déterminer parmi les multiples intervenants celui ayant causé le retard.
C’est ainsi que pour une partie de la doctrine, la solution pourrait se trouver dans une appréciation libérale de la faute dans le cadre de la responsabilité contractuelle du maitre d’ouvrage, voire dans la mise en place d’un « régime de responsabilité pour faute présumée, comme cela existe pour les accidents subis par les usagers d’un ouvrage public, à charge pour l’administration d’apporter la preuve qu’elle a mis en œuvre tous les moyens à sa disposition pour éviter les retards » (L. Richer et F. Lichère, ibid. ; voir également l’article précité de S.Braconnier, préconisant comme solution d’équilibre une évolution prudente vers un régime de présomption irréfragable de faute).
*article rédigé avec la collaboration de Thomas Mancuso