Résiliation d’un marché de travaux : pas besoin de décompte de résiliation pour récupérer les avances versées à des sous-traitants, si la créance est exigible et certaine !

Par deux décisions du 1er juin 2023, le Conseil d’Etat est venu préciser comment un maître d’ouvrage peut récupérer les avances versées à des sous-traitants, dans l’hypothèse où il résilie un marché en cours d’exécution (CE, 7e – 2e ch. r., 1er juin 2023, Centre hospitalier de Capesterre Belle-Eau c/ Sté Savima, n° 462211 ; CE, 7e – 2e ch. r., 1er juin 2023, Centre hospitalier de Capesterre Belle-Eau c/ Sté Alu Couleur, n° 462213).

Les deux décisions concernaient une même affaire, un centre hospitalier guadeloupéen qui avait passé un marché de conception-réalisation pour la construction d’un nouvel hôpital. Conformément aux pièces du marché, deux sociétés, en leur qualité de sous-traitants, s’étaient vues verser chacune une avance forfaitaire de 20% du montant des travaux qui leur étaient sous-traités. Toutefois, quelques années plus tard, l’acheteur résilie pour faute le marché passé avec l’attributaire, et en informe les sous-traitants, qui avaient exécuté une partie des prestations. L’acheteur émet ensuite un titre de recettes à l’encontre des chacun des deux sous-traitants, afin de leur réclamer le remboursement de l’avance forfaitaire sur travaux qui leur avait été versée. Les sous-traitants ont contesté les titres exécutoires émis à leur encontre.

Cette affaire avait déjà été tranchée en cassation une première fois. Dans deux décisions du 4 mars 2020, le Conseil d’Etat avait déjà jugé que dans cette configuration, les demandes de remboursement ne pouvaient pas se fonder sur la répétition de l’indu, car les versements étaient initialement justifiés, ou sur l’enrichissement sans cause, car le marché, qui n’avait pas disparu rétroactivement, en était la cause (CE, 4 mars 2020, n° 423443 et n° 423447).

Il a précisé que l’acheteur pouvait obtenir le remboursement de l’avance versée au titulaire du marché́ ou à son sous-traitant « sous réserve des dépenses qu’ils ont exposées et qui correspondent à des prestations prévues au marché et effectivement réalisées ». Toutefois, cela n’empêche pas le sous-traitant, en cas de résiliation pour faute du marché, d’engager une action indemnitaire contre le titulaire pour lui demander la réparation du que cette résiliation lui a causé́ à raison des dépenses engagées en vue de l’exécution de prestations prévues initialement au marché́.

 La cour administrative d’appel ayant statué après cassation a annulé les titres exécutoires, au motif que le centre hospitalier aurait dû établir un décompte de résiliation du marché, afin d’établir un précompte, et ainsi faire apparaître une créance certaine et exigible. Le centre hospitalier a saisi le Conseil d’Etat, afin qu’il détermine si le remboursement des avances forfaitaires est subordonné à l’établissement d’un décompte de résiliation du marché.

Pour rappel, le titulaire d’un marché peut obtenir des avances forfaitaires (art. 88 code des marchés publics, art. R. 2191-11 et R. 2191-12 du code de la commande publique), faculté étendue aux sous-traitants bénéficiaires du paiement direct (art. 115 code des marchés publics, art. R. 2193-17 et suivants du code de la commande publique).

Or, il est de jurisprudence constante que lorsque le maître d’ouvrage accepte un sous-traitant, cela a uniquement pour effet de garantir au sous-traitant un paiement direct, et non de créer un lien contractuel entre eux, comme le rappelle le rapporteur public de l’affaire (CE, 28 juillet 1951 Société La Callendrite ; CE, 6 mars 1987, O.P.H.L.M. de Châtillon-sous-Bagneux, n° 37731 ; CE 11 juillet 1988, Chambre des métiers d’Ille- et-Vilaine).

Le paiement direct est un droit du sous-traitant qui répond aux conditions pour l’obtenir, à l’encontre du maître d’ouvrage, dès lors qu’il avait été accepté par celui-ci. À plusieurs reprises, la jurisprudence a développé des solutions qui appuyaient la distinction entre l’obligation pour le maître d’ouvrage de payer directement le sous-traitant et la relation contractuelle qui le lie au titulaire. Ainsi, comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions, même si le maître d’ouvrage paie au titulaire les prestations effectuées par le sous-traitant, cela ne libère pas le maître d’ouvrage de son obligation de payer directement le sous-traitant (CE, 3 novembre 1989, SA Jean-Michel ; CE, 23 octobre 2017, Société Colas Ile-de- France Normandie, n° 410235, inédite au receuil Lebon). Un arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux, aux tables du recueil, avait même indiqué que le décompte général et définitif d’un marché n’était pas opposable au sous-traitant admis au paiement direct (CAA Bordeaux, 12 décembre 1995, Commune d’Agen et société d’aménagement de Lot-et-Garonne (SEM 47), n°94BX01680, 94BX01693). Cette solution s’explique notamment car le décompte général et définitif est lié à la relation contractuelle entre le maître d’ouvrage et le titulaire, relation qui n’existe pas entre le sous-traitant et le maître d’ouvrage.

Toutefois, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux à l’origine du pourvoi en cassation avait, quant à lui, subordonné le remboursement des avances forfaitaires à l’établissement d’un décompte de résiliation du marché entre le titulaire et le sous-traitant, estimant que ce mécanisme rendait la créance certaine et exigible, critères permettant d’émettre un titre exécutoire. Cette solution revenait à imposer le décompte général et définitif dans une relation extracontractuelle.

Annulant ces arrêts, le Conseil d’État a jugé, dans des termes identiques dans les deux décisions, que :

« 6. Les avances accordées et versées au titulaire d’un marché sur le fondement des dispositions de l’article 87 du code des marchés publics, applicable au litige, ont pour objet de lui fournir une trésorerie suffisante destinée à assurer le préfinancement de l’exécution des prestations qui lui ont été confiées. Le principe et les modalités de leur remboursement sont prévus par les dispositions de l’article 88 de ce code, dont la substance a été reprise aux articles R. 2191-11 et R. 2191-12 du code de la commande publique, qui permettent au maître d’ouvraged’imputer le remboursement des avances par précompte sur les sommes dues au titulaire du marché à titre d’acomptes, de règlement partiel définitif ou de solde. L’article 115 du même code, dont la substance a été reprise aux articles R. 2193-17 et suivants du code de la commande publique, prévoit que ces dispositions s’appliquent aux sous-traitants bénéficiaires du paiement direct. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que lorsque le marché est résilié avant que l’avance puisse être remboursée par précompte sur les prestations dues, le maître d’ouvrage peut obtenir le remboursement de l’avance versée au titulaire du marché ou à son sous-traitant sous réserve des dépenses qu’ils ont exposées et qui correspondent à des prestations prévues au marché et effectivement réalisées. S’agissant des prestations réalisées par le sous-traitant, il appartient au maître d’ouvrage de consulter le titulaire du marché pour s’assurer que ces conditions remplies. En cas de résiliation pour faute du marché, le remboursement de l’avance par le sous-traitant ne fait pas obstacle à ce que celui-ci engage une action contre le titulaire du marché et lui demande, le cas échéant, réparation du préjudice que cette résiliation lui a causé à raison des dépenses engagées en vue de l’exécution de prestations prévues initialement au marché. 

 

  1. Lorsque le contrat prévoit l’établissement d’un décompte général et définitif, […] ni les dispositions mentionnées aux points 2 à 5, ni aucun autre texte, ni aucun principe ne subordonne à l’établissement préalable d’un tel décompte l’exigibilité́ de la créance que détient le maître d’ouvrage sur le sous-traitant, notamment pour le remboursement des avances qu’il a versées à ce dernier.»(CE, 7e – 2e ch. r., 1er juin 2023, Centre hospitalier de Capesterre Belle-Eau c/ Sté Savima, n° 462213).

Il en résulte que lorsqu’il résilie un marché pour faute, le maître d’ouvrage peut demander au sous-traitant de rembourser l’avance forfaitaire sans devoir établir un décompte général et définitif. Afin d’être certaine et exigible, cette créance devra toutefois être justifiée. Il conviendra pour cela que soient examinées les dépenses et les prestations effectuées par le sous-traitant, en lien avec le titulaire du marché.

Si les dispositions applicables à ce litige sont celles issues du code des marchés publics, le juge précise explicitement que la substance de ces règles a été reprise dans le code de la commande publique.

Le rapporteur public précise dans ses conclusions que si un litige était intervenu entre le titulaire et le maître d’ouvrage, ce dernier aurait sûrement dû se fonder sur le décompte général et définitif (/ décompte de résiliation) afin de déterminer le montant de la créance, afin que celle-ci soit certaine et exigible.

La décision du Conseil d’Etat permet une certaine symétrie entre le sous-traitant et le maître d’ouvrage : si ce dernier ne peut se voir opposer un décompte général définitif, il était souhaitable qu’un tel document lui soit exigé pour être remboursé d’une avance.

En tout état de cause, comme c’était jugé en 2020 et comme le rappellent les deux décisions de juin 2023, « le remboursement de l’avance par le sous-traitant ne fait pas obstacle à ce que celui-ci engage une action contre le titulaire du marché́ et lui demande, le cas échéant, réparation du préjudice que cette résiliation lui a causé́ à raison des dépenses engagées en vue de l’exécution de prestations prévues initialement au marché́ ». Ainsi, si des voies de droit permettraient au sous-traitant de récupérer les sommes perdues en raison de la faute commise par le titulaire, les décisions analysées font peser un nouveau risque sur la trésorerie des sous-traitants.

Sources :

CE, 7e – 2e ch. r., 1er juin 2023, Centre hospitalier de Capesterre Belle-Eau c/ Sté Savima, n° 462211 : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2023-06-01/462211

CE, 7e – 2e ch. r., 1er juin 2023, Centre hospitalier de Capesterre Belle-Eau c/ Sté Alu Couleur, n° 462213 : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2023-06-01/462213

Les conclusions du rapporteur pour ces deux décisions : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2023-06-01/462211

CE, 4 mars 2020, n° 423443 et n° 423447 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000041688023?init=true&page=1&query=423447&searchField=ALL&tab_selection=all

*article rédigé avec le concours de Yasmine Chevreuil, juriste