« Ouvrage public mal planté ne se détruit point » : des générations de juristes ont appris cet adage selon lequel un ouvrage public, même construit illégalement, restait en l’état.
Ce principe n’est plus, loin s’en faut, aussi intégral qu’il le fut. Mais n’empêche : le juge ne pourra ordonner la démolition de l’ouvrage public que si plusieurs conditions se trouvent réunies :
- impossibilité de régulariser (par un permis de régularisation par exemple) ;
- bilan coût/avantage en faveur de la démolition (à apprécier par le juge au cas par cas) ;
- démolition qui n’est pas de nature à « entraîner une atteinte excessive à l’intérêt général ».
Il ne faut donc pas se ruer sur son « pic à démolition » à la moindre annulation de permis de construire…
Les formulations du juge ne conduisent en effet pas à une systématisation des destructions d’ouvrages publics mal plantés, c’est même peu de le dire :
« […] lorsque le juge administratif est saisi d’une demande d’exécution d’une décision juridictionnelle dont il résulte qu’un ouvrage public a été implanté de façon irrégulière il lui appartient, pour déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l’exécution de cette décision implique qu’il ordonne la démolition de cet ouvrage, de rechercher, d’abord, si, eu égard notamment aux motifs de la décision, une régularisation appropriée est possible ; que, dans la négative, il lui revient ensuite de prendre en considération, d’une part, les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence et notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général ». (CE, 9 janvier 2003, Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes et Commune de Clans, req. n° 245239, AJDA 2003, p. 784)
Il résulte de ce considérant de principe que le juge administratif doit opérer un contrôle du bilan, dans son appréciation de la nécessité d’ordonner la démolition d’un ouvrage public « mal planté » et ainsi mettre en balance, d’une part, les inconvénients que l’existence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence et d’autre part, les conséquences de sa démolition pour l’intérêt général.
Sources : CE 29 janvier 2003, synd. dép. élect. et gaz des Alpes-Marit., rec. p. 21, CE 9 juin 2004, Cne de Peillle, rec. p. 244. Voir aussi une évolution dès CE S., 19 avril 1991, n° 78275. Par opposition au droit antérieur (qui avait notamment été affirmé avec clarté — plus en judiciaire qu’en administratif — par CE, 3 avril 1968, Lepage, rec. T., p. 1128 et Cass. civ. 1, 17 février 1993 : Bull. civ. I, n° 76, p. 50 ; sur la répartition des compétences sous l’empire de l’état du droit alors voir TC, 6 mai 2002, n° C3287, rec., p. 544… jurisprudence abandonnée par la décision Bergoend du Tribunal des conflits du 17 juin 2013, C3911.. Cela dit, se pose parfois aussi la question de l’ouvrage public mal planté… sur le domaine public. Voir aussi antérieurement sur le principe de telles implantations CE, 15 mars 1955, V. de Grasse, rec. p. 161 ; CE, 18 février 1983, cne de Coubon, rec. p. 76…
Si l’adage « ouvrage public mal planté ne se détruit pas » a donc disparu, la doctrine note qu’en pratique il ne sera pas aisé d’obtenir la démolition d’un tel ouvrage.
Exemples de sources : N. Ach, Le principe d’intangibilité de l’ouvrage public ou le retour d’un mort-vivant, RLCT, n° 46, p. 45 ; C. Guillard, Abandon ou persistance du principe d’intangibilité de l’ouvrage public ?, Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 2004/4, p. 2471 ; N. Ach, L’intangibilité de l’ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d’être enterré, RDP 2003, n° 6, p. 1633 ; O. Abram, Le glas sonne-t-il vraiment pour l’adage « ouvrage public mal planté ne se détruit pas » ?, AJDI 2003, p. 613. Sur tous ces sujets, voir le très bon et précis Fascicule 9 du Juris-Classeur propriétés publiques (mise à jour 7 octobre 2019 par MM. Jacques Petit et Gweltaz Eveillard, n° 8… à 147).
D’ailleurs, les cas dans lesquels le juge administratif a effectivement ordonné la démolition ou le déplacement d’un ouvrage public sont rares.
NB : de plus les règles propres aux ouvrages de distribution électrique (voir art. L. 323-4 du Code de l’énergie) n »existent plus en droit. Ajoutons que l’ouvrage public mal planté peut donner lieu parfois à ce qu’on appelle l’expropriation indirecte et à l’indemnisation pour emprise irrégulière mais, en ce cas, sans déplacement ni destruction de l’ouvrage (Cass. civ. 1, 27 février 1956, Bull. civ. I, n° 95 ; CE, 17 octobre 1986, Weibel, rec., p. 535… non sans difficultés ni évolutions : voir par exemple TC, 9 décembre 2013, n° C3931 et CE, 15 avril 2016, n° 384890).
Le contentieux de ces ouvrages publics mal plantés devant le juge administratif pouvait être parfois en recours pour excès de pouvoir (notamment demande de démolition avec injonction) et parfois en responsabilité. Le problème est que non seulement cela pouvait porter à confusion pour les requérants, mais que surtout nous avons une difficulté car, la démolition étant souvent refusée, cela conduisait le requérant à un recours pour excès de pouvoir (REP) puis ensuite à une demande préalable après rejet de son REP… pour conduire ensuite (ou en parallèle) un contentieux indemnitaire. Sauf à n’engager qu’un plein contentieux ab initio, non sans limites alors.
Exemples : relevait déjà du plein contentieux un contentieux indemnitaire en ce domaine. De même était un recours de plein contentieux la saisine du juge administratif d’une demande d’exécution d’une décision juridictionnelle dont il résultait qu’un ouvrage public avait été implanté de façon irrégulière (CE, 29 janv. 2003, n° 245239). Cependant, relevaient du recours pour excès de pouvoir des conclusions dirigées contre le refus de démolir un ouvrage public irrégulièrement édifié (CE, 13 févr. 2009, n° 295885) et, bien sur, les contentieux relatifs aux permis de construire avec injonction de destruction des bâtiments déjà réalisés (CE, S., 14 oct. 2011, n° 320371).
Tout ceci a changé avec un arrêt important du Conseil d’Etat. En effet, par une décision notable (CE, 29 novembre 2019, n°410689, au rec. p. 402), la Haute Assemblée a posé que le contentieux administraatif en ce domaine relève, désormais, en un seul bloc, du régime du plein contentieux.
Voir ici cet arrêt, ainsi qu’un article et une vidéo (évoquant aussi d’autres transferts de même tonneau vers le régime du plein contentieux; conduisant d’ailleurs à ce qu’il soit moins iconoclaste que de par le passé de s’interroger sur le maintien de cette summa divisio):
Avec cet arrêt de 2019, la formulation de principe en ce domaine devenait la suivante :
« Lorsqu’il est saisi d’une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d’un ouvrage public dont il est allégué qu’il est irrégulièrement implanté par un requérant qui estime subir un préjudice du fait de l’implantation de cet ouvrage et qui en a demandé sans succès la démolition à l’administration, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l’ouvrage est irrégulièrement implanté, puis, si tel est le cas, de rechercher, d’abord, si eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible, puis, dans la négative, de prendre en considération, d’une part les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général.»
CE, 29 novembre 2019, n°410689, au rec. p. 402
Soit le graphique que voici :
Or, avec une nouvelle décision rendue le 27 septembre 2023, le Conseil d’Etat a légèrement fait évoluer son considérant point de principe. Voici celui-ci, avec une mise en gras, italique et souligné, par nous, de ce qui change :
« Lorsqu’il est saisi d’une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d’un ouvrage public dont il est allégué qu’il est irrégulièrement implanté par un requérant qui estime subir un préjudice du fait de l’implantation de cet ouvrage et qui en a demandé sans succès la démolition à l’administration, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l’ouvrage est irrégulièrement implanté, puis, si tel est le cas, de rechercher, d’abord, si eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible, puis, dans la négative, en tenant compte de l’écoulement du temps, de prendre en considération, d’une part les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général. »
Il faut donc, pour le juge, aussi tenir compte du temps qui passe contrôle du bilan entre les inconvénients de l’ouvrage et les conséquences de la démolition pour l’intérêt général.
Ce qui conduit au schéma précédent mais ainsi complété :
Et le Conseil d’Etat de préciser que compte tenu des spécificités « de l’action en démolition d’un ouvrage public empiétant irrégulièrement sur une propriété privée, ni l’article 2227 du code civil ni aucune autre disposition ni aucun principe prévoyant un délai de prescription ne sont applicables à une telle action », ce qui est une précision utile puisqu’on introduit la notion de l’écoulement du temps, mais qui n’a jamais fait de doute, puisque les prescriptions de droit civil de ce type de s’appliquent pas aux ouvrages publics.
Un des points en débat a été, en effet, de savoir si à cette occasion on allait, ou non, appliquer la prescription trentenaire (usucapion) de droit privé. La réponse du Conseil d’Etat, à cette question, fut négative : on ne prend pas en compte cette prescription trentenaire (le juge administratif souhaitant avoir ses propres concepts et ne pas s’enfermer dans une durée précise, à l’évidence). MAIS en imposant de prendre en considération le temps qui passe, comme un critère de l’appréciation « du bilan »… on impose tout de même de prendre en compte le facteur temps. Toutefois, ce sera donc sans le couperet précis (trop simple ?) que serait la prescription trentenaire.
En l’espèce, il était demandé d’annuler la décision d’Enedis de refuser de procéder à la dépose d’un pylône implanté irrégulièrement sur un terrain, ce que le TA avait refusé, avant que la CAA ne fasse droit à cette demande.
La position de la CAA est annulée, après un examen concret — qui inclut donc désormais la prise en compte du temps qui passe, de l’ancienneté de l’ouvrage donc — et un rejet de toute réflexion fondée sur la prescription trentenaire :
« 3. Lorsqu’il est saisi d’une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d’un ouvrage public dont il est allégué qu’il est irrégulièrement implanté par un requérant qui estime subir un préjudice du fait de l’implantation de cet ouvrage et qui en a demandé sans succès la démolition à l’administration, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l’ouvrage est irrégulièrement implanté, puis, si tel est le cas, de rechercher, d’abord, si eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible, puis, dans la négative, en tenant compte de l’écoulement du temps, de prendre en considération, d’une part les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général.
« 4. Aux termes de l’article 2227 du code civil : ” (…) les actions réelles immobilières se prescrivent par trente ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer “. Compte tenu des spécificités, rappelées au point précédent, de l’action en démolition d’un ouvrage public empiétant irrégulièrement sur une propriété privée, ni ces dispositions ni aucune autre disposition ni aucun principe prévoyant un délai de prescription ne sont applicables à une telle action. L’invocation de ces dispositions du code civil au soutien de l’exception de prescription trentenaire opposée par la société Enedis était donc inopérante. Ce motif devant être substitué au motif par lequel l’arrêt attaqué juge non fondée cette exception, il y a lieu, par suite, d’écarter les moyens de cassation dirigés contre le motif retenu par la cour administrative d’appel de Versailles.
« 5. Si, ainsi que l’a relevé la cour pour caractériser un trouble de jouissance résultant notamment de l’inconvénient visuel lié à la présence des ouvrages électriques en cause, la ligne électrique surplombe la voie d’accès à la maison d’habitation de Mmes D… et B… et longe sa façade et son entrée à une distance inférieure à quatre mètres et si l’un des pylônes soutenant cette ligne est implanté sur leur propriété, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’en dépit de l’ancienneté de la présence de ces ouvrages, les intéressées n’ont pas sollicité de mesures tendant à leur déplacement avant que la commune de Villers-en-Arthies ne décide de procéder à l’enfouissement de certaines lignes électriques par délibération du 7 mars 2014 de son conseil municipal sans intégrer la ligne litigieuse dans ce projet. Par ailleurs, si la cour s’est également fondée sur le refus opposé par le maire de Villers-en-Arthies au projet de construction d’une piscine sur leur propriété au motif des risques liés au surplomb par la ligne électrique, il ressort de ses constations que la demande de déclaration préalable de travaux n’a été présentée que postérieurement aux premières démarches entreprises afin d’obtenir le déplacement de la ligne électrique. En outre, si la cour a retenu l’existence d’un inconvénient pour l’intérêt public qui s’attache à la protection de l’église Saint-Martin, bâtiment inscrit au titre de la législation sur les monuments historiques, il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la commune n’a pas inclus les ouvrages litigieux dans son programme d’enfouissement des lignes électriques et que ceux-ci ne sont pas situés à proximité immédiate de l’édifice en cause. Dans ces conditions, en estimant qu’eu égard aux inconvénients causés à Mmes D… et B… par la présence des ouvrages sur leur propriété, leur démolition ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général, malgré les coûts liés à l’enfouissement de la ligne et à la dépose du pylône et malgré les risques d’interruption du service de distribution d’électricité durant les travaux et alors que le temps écoulé depuis l’acquisition de la propriété supportant les ouvrages en cause était de nature à limiter l’importance des inconvénients allégués, la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce.»
Source :
Conseil d’État, 27 septembre 2023, n° 466321, aux tables du recueil Lebon
Voir aussi les (tout à fait passionnantes) conclusions de Mme Dorothée PRADINES, Rapporteure publique :
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