Refus de concours de la force publique : le juge fait évoluer, à la marge, son contrôle pour y intégrer les demandes de délais avant expulsion formulées devant le juge judiciaire

Refus de concours de la force publique : le juge administratif doit tenir compte de la sauvegarde de l’ordre public, qui peut fonder une telle décision (et ce n’est pas nouveau), et/ou des circonstances postérieures à la décision du juge judiciaire statuant sur la demande d’expulsion (ce n’est pas non plus nouveau), y compris avec prise en compte des demandes formulées après coup devant le juge judiciaire pour obtenir un délai avant expulsion (et, ça, c’est nouveau). 


 

Les étudiants en droit ont tous appris, un jour, que l’administration pouvait, parfois, décider de ne pas mettre fin à un trouble à l’Ordre public, que cette décision pouvait même parfois être légale (pour éviter un trouble plus grand encore, par exemple), mais qu’en pareil cas l’administration doit, sans faute, indemniser la victime de cette inaction, qu’il s’agisse de refus de chasser des populations locales (CE, 30 novembre 1923, Couitéas, GAJA 38) ou du refus de mettre fin à une occupation d’usine (CE Ass. 3 juin 1938 Société “La cartonnerie et imprimerie Saint-Charles” n° 58698 et 58699)… et les étudiants, alors, d’apprendre que de telles occurrences sont rarissimes.

Et les élus, face à l’inaction des forces de l’Ordre en cas d’occupation du domaine public, de tenter cette voie, parfois, pour faire bouger un peu l’Etat… en général avec un succès mitigé.

Depuis 2010, la formule canonique en ce domaine (intégrant aussi la dimension sociale, humaine, de ces expulsions, désormais) est la suivante :

« Toute décision de justice ayant force exécutoire peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle est requise, prêter main forte à cette exécution. Toutefois, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public ou à la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire d’expulsion – telles que l’exécution de celle-ci serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine – peuvent légalement justifier, sans qu’il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique. En cas d’octroi de la force publique, il appartient au juge de rechercher si l’appréciation à laquelle s’est livrée l’administration sur la nature et l’ampleur des troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par sa décision ou sur les conséquences de l’expulsion des occupants compte tenu de la survenance de circonstances postérieures à la décision de justice l’ayant ordonnée, n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.»
CE, 30 juin 2010, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales c/ M. et Mme , n° 332259, rec. p. 225.

 

Le Conseil d’Etat vient, à la marge, de faire évoluer cette formulation avec cette nouvelle rédaction qui va entrer aux tables du rec. :

«  Toute décision de justice ayant force exécutoire peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle est requise, prêter main forte à cette exécution. Toutefois, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public ou à la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire statuant sur la demande d’expulsion ou sur la demande de délai pour quitter les lieux et telles que l’exécution de l’expulsion serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu’il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique. En cas d’octroi de la force publique il appartient au juge de rechercher si l’appréciation à laquelle s’est livrée l’administration sur la nature et l’ampleur des troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par sa décision ou sur les conséquences de l’expulsion des occupants compte tenu de la survenance de circonstances postérieures à la décision de justice l’ayant ordonné, n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. »

Ce qui change est la prise en compte, donc, par le juge administratif, pour apprécier si c’est légalement qu’a été refusé le concours de la force publique, après la décision judiciaire d’expulsion donc, de nouvelles demandes formulées devant le juge judiciaire tendant à obtenir, pour la personne à expulser, de délais supplémentaires pour quitter les lieux.

En l’espèce, en septembre 2022, le tribunal judiciaire de Paris a déclaré M. B… occupant sans droit ni titre du logement qu’il occupe à Paris et a ordonné son expulsion de ce logement.

Par une décision du 23 mars 2023, le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris a rejeté la demande de M. B… tendant à obtenir un délai pour quitter les lieux.

Par une décision du 6 avril 2023, le préfet de police a accordé le concours de la force publique à compter du 1er juin 2023.

Mais le juge des référés du tribunal administratif de Paris, faisant droit à la demande de M. B…, a suspendu l’exécution de cette décision, en estimant « qu’était propre à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée, laquelle s’apprécie à la date à laquelle elle a été prise, le moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation en raison de l’atteinte à la dignité de la personne humaine, eu égard notamment à l’état de santé dégradé de M. B… et à l’absence de solution de relogement. »

Cette ordonnance du TA de Paris est censurée par le Conseil d’Etat :

« En retenant ce motif, sans rechercher si les circonstances sur lesquelles il se fondait, pour estimer que l’exécution de la décision contestée serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine, étaient, par la date à laquelle elles sont survenues ou ont été révélées, postérieures à la décision du juge de l’exécution qui avait refusé d’octroyer à M. B… un délai pour quitter les lieux, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a commis une erreur de droit. »

… Au juge des référés du TA de Paris de connaître de nouveau de cette affaire sur le fond, avec ce nouveau mode d’emploi.

Source :

Conseil d’État, 11 octobre 2023, n° 474491, aux tables du recueil Lebon