Référé liberté : pour quelques euros de plus… (car « plaie d’argent » PEUT « être mortelle »)

Source : duel final du film « Et pour quelques dollars de plus » de S. Leone, 1965.

Le régime du référé liberté, dont il est utile de rappeler quelques fondamentaux (I) pourra être mis en oeuvre si est constatée une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et si à très bref délai des mesures de sauvegarde nécessaire peuvent être utilement prises. 

Cette urgence, et cette gravité de l’atteinte à une liberté fondamentale, portent en général sur des litiges conséquents. Rarement sur quelques dizaines ou centaines d’euros, plaie d’argent n’étant que rarement mortelle. 

Mais le Conseil d’Etat vient de démontrer qu’il n’apprécie pas pareilles urgence et gravité à l’aune des comptes en banques des classes moyennes ou supérieures de la société : pour les plus humbles, plaie d’argent, même pour quelques sous, peut être mortelle… et donc donner lieu à référé liberté. 

 

I. Rappels sur le référé liberté

 

L’article L. 521-2 du code de justice administrative restreint l’usage de l’outil rapide et puissant qu’est le référé liberté à des cas exceptionnels.

Le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

Cela impose cumulativement :

  • une atteinte grave et manifestement illégale, certes, à ladite liberté fondamentale (y compris en cas de carence de l’action de l’autorité publique oui bien sûr) ;
  • qu’à très bref délai des mesures de sauvegarde nécessaire puissent être utilement prises (ce qui est conforme à l’office du juge en pareil cas). Voir ci-après

 

De telles libertés fondamentales restent limitativement énumérées. Voir la liste établie par le Conseil d’Etat lui-même ici  :

A ce sujet, voir cette vidéo de 11 mn 43 avec une éclairante interview de M. Jacques-Henri Stahl, Président adjoint de la Section du contentieux du Conseil d’Etat :

 

II. Une urgence qui s’apprécie au cas par cas, ce qui peut conduire, en cas de grande précarité, à admettre un référé liberté pour quelques (dizaines ou centaines) d’euros de plus

 

On le voit, un référé liberté ne concerne que les sujets conséquents, puisque doivent être réunis deux conditions :

  • une atteinte grave et manifestement illégale, certes, à une liberté fondamentale (y compris en cas de carence de l’action de l’autorité publique oui bien sûr) ;
  • qu’à très bref délai des mesures de sauvegarde nécessaire puissent être utilement prises (ce qui est conforme à l’office du juge en pareil cas). Voir ci-après

 

La gravité de l’atteinte impose un certain niveau donc par définition pour ladite atteinte.

Cette gravité s’ajustera, cependant, au niveau de chacun.

En général, le juge des référés, tant en référé suspension, qu’en référé liberté, tend à estimer que « plaie d’argent n’est pas mortelle » … surtout pour les personnes morales de droit public il est vrai.

OUI MAIS il peut arriver que plaie d’argent peut être mortelle, même pour des montants qui seront considérés comme modeste par la majorité de nos concitoyens.

Ainsi le Conseil d’Etat vient-il d’admettre une telle urgence, avec le critère de gravité que cela implique, pour des saisies portant sur des montants limités :

 

« 2. Il résulte de l’instruction que l’administration fiscale a notifié à Mme A… le 11 juillet 2023 une saisie administrative à tiers détenteur auprès de Pôle emploi afin d’obtenir le paiement de la somme de 1 016 euros correspondant à des reliquats de cotisations de taxe d’habitation de l’année 2007 et d’impôt sur le revenu de 2006. En application de l’article L. 281 du livre des procédures fiscales, Mme A… a contesté l’obligation de payer ces sommes par une réclamation adressée au service des impôts de Fréjus le 25 juillet 2023, demeurée sans réponse, puis saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulon, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’une demande tendant à la suspension de l’exécution de cette saisie administrative à tiers détenteur et à la restitution des sommes d’ores et déjà prélevées. Par l’ordonnance du 13 octobre 2023 dont Mme A… relève appel devant le juge des référés du Conseil d’Etat, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande.
[…] 

« 5. A l’appui des conclusions dirigées contre l’ordonnance qu’elle attaque, Mme A…, pour justifier de l’urgence, a produit des pièces démontrant qu’en dehors de la somme de 143 euros dont elle dispose mensuellement après déduction des sommes prélevées sur les allocations qui lui sont versées par Pôle emploi en exécution de la saisie administrative à tiers détenteur en litige, l’intéressée ne dispose d’aucune autre ressource pour subvenir à ses besoins. Il résulte par ailleurs de ces mêmes pièces que son compte bancaire présentait au 10 octobre 2023 un solde débiteur de 122 euros, et qu’elle n’est détentrice d’aucun produit d’épargne dans l’établissement bancaire concerné. Au regard de ces éléments, qui ne sont pas contestés par l’administration fiscale, Mme A… est fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés a rejeté sa demande pour défaut d’urgence.»

 

La condition d’urgence est donc constituée. Et comme la somme en cause était prescrite, la requérante a gagné son référé liberté.

 

Source :

Conseil d’État, ord., 15 novembre 2023, n° 488864