Attroupements : qui paye ? [VIDEO et article]

Complexe et toujours socialement tendu, notre pays connait régulièrement des dégâts ensuite d’attroupements. Avec un régime d’indemnisation qui a, lui aussi, sa part de tensions et de complexité. Voyons ceci au fil d’une vidéo et d’un article.

 

I. COURTE VIDEO

 

Voici en premier lieu, une vidéo de 5 mn 19 à ce sujet :

https://youtu.be/7ECltWJGLMc

 

 

II. ARTICLE

 

Voici, en second lieu, un article… Mais la réponse peut être brièvement résumée : in fine, c’est le contribuable qui paye. Certes. Toujours. Et un peu la victime puisque les indemnisations ne sont pas généreuses.

Mais au delà de cette évidence un brin caricaturale, voyons qui, de l’Etat ou des collectivités (qui ont toujours plus de mal à trouver des assureurs, ceci étant rappelé en passant) passera à la caisse…


 

 

1/ Un régime de responsabilité de l’Etat qui s’applique aux attroupements, mais non aux débordements distincts de ces attroupements, soit parce qu’ils s’en sont détachés en termes d’organisation, de déplacements… soit parce que l’intention de ses auteurs était préméditée, délictueuse, ab initio 

L’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure (CSI) dispose que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.
« L’Etat peut également exercer une action récursoire contre les auteurs du fait dommageable, dans les conditions prévues au chapitre Ier du sous-titre II du titre III du livre III du code civil.
« Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée. »

… la notion d’attroupement concerné par ce régime pouvant donner lieu à de subtiles, souvent trop subtiles, distinctions.

Voir : CE, 30 décembre 2016, SOCIETE GENERALI IARD et autres, n°389835 ; CE, 30 décembre 2016, Société Covea Risks SA, n° 386536, rec. T. p. 940 ; CE, 11 juill. 2011, Sté Mutuelle d’assurances des collectivités locales, n°331669 ; Voir aussi CE, 23 février 1968, Epoux Lemarchand et autres, nos 72416, 72417, 7241455, au Recueil p. 132 ; CAA Lyon, 18 mai 2015, M. Bourgerol, n° 14LY00131. Pour un cas intéressant voir TA Nice, 5ème chambre, 20 décembre 2016, Fonds de Garantie des Victimes d’Actes de Terrorisme et d’Autres Infractions, n° 1501370, M. Parisot, pdt, M. Pascal, rapp., M. Taormina, rapp. publ. 

Voir  :

Avec une application pour le cas des gilets jaunes :

 

Pour un cas d’application aux blocages d’autoroutes, voir encore récemment Conseil d’État, 28 octobre 2022, n° 451659, aux tables du recueil Lebon. Ne peuvent être regardés, pose la Haute Assemblée, comme étant le fait d’un attroupement ou rassemblement au sens de l’article L. 211-10 du CSI les actes délictuels commis sur l’autoroute alors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre.

Ceci confirmait :

 

Plus récemment encore, la même distinction a été appliquée à des dommages causés à SNCF réseau.
Si ces dégradations avaient été commises dans le prolongement d’un rassemblement spontané, sans préméditation ni organisation collective délictueuse, ce régime aurait en revanche trouvé à s’appliquer (voir l’arrêt précité CE, 30 décembre 2016, Société Covea Risks SA, n° 386536, rec. T. p. 940). Mais en l’espèce elles étaient trop organisées pour un objet délictueux pour que s’applique ce régime, selon l’Etat (dégradations de portions de la ligne à grande vitesse dans le secteur de Calais-Frethun, provoquées par des barricades de pneus et de palettes enflammés édifiées par des salariés d’une société de transport maritime qui protestaient contre une décision de la société Eurotunnel au sujet de l’exploitation des navires opérant la liaison transmanche entre Calais et Douvres… le fait qu’il ne s’agissait que d’une partie des salariés, qui ont pris alors leurs véhicules pour commettre ces déprédations, ont été déterminants pour que soit refusée la mise en oeuvre de ce régime).

Source : Conseil d’État, 11 octobre 2023, Société SNCF réseau, n° 465591, aux tables du recueil Lebon

NB : si ce régime de responsabilité au titre des attroupements ne s’applique pas, d’autres pourront prendre le relai. Par exemple le régime de l’indemnisation au fonds de garantie des victimes (FGTI) via la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (Civi).

Voir : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F2313

 

2/ Le juge indemnise les victimes, mais avec parcimonie, pour des préjudices vraiment directs et certains  

 

Si ce régime s’applique, les victimes (entreprises, collectivités pour leurs frais de nettoiement ou leur mobilier urbain… ou leurs assureurs) pourront se faire rembourser par l’Etat, non sans quelques complexités au contentieux.
Ce cadre juridique a, ainsi, bien sûr été utilisé à la suite des déprédations commises par certains des gilets jaunes qui ont, un peu partout sur le territoire national, commis de fortes dégradations au détriment des bâtiments publics, des voiries, du mobilier urbain… C’est un fait, quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir, par ailleurs, au sujet de ce mouvement.

Dans le cas des actuelles mobilisations du monde agricole, se posera la question de l’indemnisation des frais de nettoiement et de traitement des déchets accumulés sur l’espace public, en sus de diverses réparations. 

De nombreux TA et CAA ont donc, non sans quelques subtilités, reconnus ces fautes et indemnisés les victimes aux frais, au moins partiels, de l’Etat.

… Avec la parcimonie et la rigueur, défenderesse des deniers publics, qui sied usuellement au juge administratif.

VOIR LES JURISPRUDENCES CITÉES ET LA VIDÉO FAITE ICI :

 

Avec à chaque fois 4 étapes :

  • Etape 1 : calculer le préjudice, le faire évaluer de manière solide ; avec un contrôle juridique rigoureux à cette étape… et en prenant en compte ce qui a été, ou non, assuré. Parfois ce sera à l’assureur de suivre ce mode d’emploi.
    … en démontrant que la collectivité a tenté de protéger ses matériels (et donc n’a pas alimenté le mouvement et les casses qui en ont résulté).
  • Etape 2 : faire une demande préalable à l’Etat
  • Etape 3 : attaquer le refus explicite ou implicite de l’Etat par un recours indemnitaire (plein contentieux) à bien sécuriser en droit, naturellement
  • Etape 4 : espérer que l’Etat ne fera pas adopter en loi de finances un mécanisme spécifique d’indemnisation pour couper l’herbe sous le pied de ces recours. Mais cela semble à ce jour peu probable

 

Attention :

  • la collectivité ne pourra pas agir dans les domaines où elle a été intégralement indemnisée par son assureur (à charge pour l’assureur de se retourner, lui, contre l’Etat)… ce qui lui laisse tout de même les dommages non assurés ou affectés de franchises…
  • il faut réaliser un estimatif des dépenses, solide, après expertise ou autre production de factures, mais aussi et surtout prouver le lien de cause à effet (direct et certain) entre les dommages et les dégradations commises par les gilets jaunes (et non par des groupes isolés et non par des délinquants identifiés s’étant insérés dans la manifestation, pour schématiser).Citons l’affaire toulousaine, singulièrement instructive :
    • pour les dégradations subis par les horodateurs, recouverts de peinture ou détruits, la collectivité a gagné à avoir produit des clichés photographiques desquels il ressort que le contenu revendicatif des messages du mouvement des gilets jaunes s’y trouvaient reproduits, conduisant à rejeter l’argumentation de la préfecture imputant ceci à des groupes isolés (et donc pas à des attroupements). Mais la commune de Toulouse n’a pas pu prouver son préjudice notamment en raison du fait que les pertes de recettes liées à la mise hors service des horodateurs avait été peut être compensée par le recours, par les usagers, d’autres horodateurs (et la baisse globale pouvant avoir eu d’autres causes).
    • de même ne suffit-il pas de produire des devis pour prouver que des dégradations de caméras de vidéo-protection et de leurs mâts provenaient des gilets jaunes.
    • en revanche la ville a bien réussi à apporter une telle preuve pour les dégradations de ses espaces verts.
    • etc.
  • encore faut-il après envoyer à l’Etat une demande préalable (recours administratif préalable obligatoire, ou RAPO).
  • puis il sera possible de passer à la phase contentieuse (sur l’enchaînement entre RAPO et recours, voir CE, 16 juin 2021, n° 440064 puis CE, 21 juin 2021, n°437744).

Le TA à saisir est celui dans le ressort duquel se trouve le lieu où s’est produit le fait générateur du dommage (CE, 12 février 2020, n° 436603, aux tables).

Enfin, il ne faut pas trop traîner…gare à la déchéance quadriennale.

De plus, il n’est pas impossible que l’Etat, comme il a toujours bien su le faire, ne finisse par faire une loi d’indemnisation à des conditions avantageuses pour lui, afin de couper l’herbe sous le pied des plus tardifs des requérants…

 

Ceci confirmait d’autres décisions antérieures :

Ceci dit, tout ceci doit être manié avec prudence, car une analyse au cas par cas s’impose…

 

 

3/ Mais il faut penser aussi aux cas de responsabilité pour faute (simple ou lourde, selon les cas), voire sans faute, de l’Etat voire d’autres administrations, dans certains cas

 

Parfois, le débat se porte sur l’existence, ou non, d’une éventuelle responsabilité pour faute (simple ou lourde, selon les cas), de l’Etat (notamment au titre des mesures prises pour sécuriser les manifestations ou réprimer les attroupements), voire d’autres collectivités (au titre par exemple d’arrêtés de police des maires).

Un tel débat a eu lieu par exemple pour ce qui est de l’indemnisation par « l’État à réparer le préjudice moral causé à sa famille par le décès de Rémi Fraisse à Sivens ».
En l’espèce, il y a eu :

  • confirmation de la responsabilité sans faute de l’Etat (sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure)
  • rejet de l’hypothèse d’une responsabilité fautive
  • indemnisation qui en résulte est minorée de la faute de la victime en l’espèce.

Sources : TA Toulouse, 25 novembre 2021, n° 1805497 et CAA Toulouse, 21 février 2023, 2122TL20296_21022023_A.

Idem pour les dégâts commis par un LBD : TA Lyon, 25 novembre 2020, n° 1908886.