Abeilles, principe de précaution et utilisateurs de produits phytosanitaires : une très intéressante décision du Conseil d’Etat

Les principes de précaution et de prévention doivent être distingués (I.A.), ce qui est conceptuellement à peu près clair, mais qui donne lieu — très logiquement — à des applications jurisprudentielles un peu bigarrées (I.B.). Si l’on combine ce régime avec celui des droits des générations futures et des autres peuples (I.C.), on peut tenter d’esquisser une synthèse en ce domaine (I.D.). 

Le Conseil d’Etat vient d’appliquer ces subtiles distinctions juridiques aux produits phytosanitaires Closer et Transform, pouvant affecter les abeilles et autres pollinisateurs.

Les positions extensives des juges du fond (II.A.) viennent d’être censurées par la Haute Assemblée (II.B.). Avec quelques leçons :

  • le dommage potentiel doit être démontré et non présumé, et la présomption de mauvaise application par une profession alors que cette mauvaise application est sanctionnée pénalement… n’est pas un argument aisément recevable sauf preuve contraire
  • la contestation de la « mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques » puis de « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage », même quand le principe de précaution est à appliquer, doit se faire (pour les requérants puis, in fine, pour le juge) de manière concrète et détaillée.

 

 

I. Rappels sur la frontière entre principes de précaution et de prévention et leur combinaison avec les droits des générations futures et des autres peuples 

 

Les principes de précaution et de prévention doivent être distingués (I.A.), ce qui est conceptuellement à peu près clair, mais qui donne lieu à des applications jurisprudentielles un peu bigarrées (I.B.), ce qui est d’ailleurs tout à fait normal. Si l’on combine ce régime avec celui des droits des générations futures et des autres peuples (I.C.), on peut tenter d’esquisser une synthèse en ce domaine (I.D.). 

 

Crédits : Constitution de 1958 ; montage depuis trois photographies (droits : Conseil constitutionnel)

 

I.A. Principes de précaution et de prévention

 

Aux termes de l’article 1er de la Charte de l’environnement :

« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Aux termes de son article 5 :

« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».

Ces dispositions ont bien valeur constitutionnelle (Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC ; CE Ass., 3 octobre 2008, n° 297931).

Aux termes du 1° du II de l’article L. 110-1 du code de l’environnement, la protection et la gestion des espaces, ressources et milieux naturels s’inspirent notamment du :

« principe de précaution, selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».

L’on retrouve aussi la notion de principe de précaution dans d’autres textes, dont l’article 174 du traité instituant la Communauté européenne, notamment son point 2. ainsi rédigé :

«2. La politique de la Communauté dans le domaine de l’environnement vise un niveau de protection élevé, en tenant compte de la diversité des situations dans les différentes régions de la Communauté. Elle est fondée sur les principes de précaution et d’action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur.
«
Dans ce contexte, les mesures d’harmonisation répondant aux exigences en matière de protection de l’environnement comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les États membres à prendre, pour des motifs environnementaux non économiques, des mesures provisoires soumises à une procédure communautaire de contrôle.»

Ainsi, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques, les institutions peuvent prendre des mesures de précaution :

« sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées » (TPICE, 21 oct. 2003, aff. T-392/02, Solvay Pharmaceuticals c/ Cons., points 121 et 122 : Rec. CJCE 2003, II, p. 4555 ; voir encore récemment CE, 1er mars 2024, 468266).

Pour un rappel clair, citons un TA :

« Considérant que le principe de précaution, selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable, est inopérant dès lors que, comme en l’espèce, les risques et les nuisances allégués par les requérants sont connus et documentés, notamment par des mesures ou des calculs de probabilité » (TA Orléans, 16 mars 2010, Association Tempête en Beauce et autres, req. n°0801394).

A défaut d’application du principe de précaution, pour les risques connus donc, s’applique (contrairement à ce que croit usuellement le grand public) simplement le principe de prévention tel que posé par l’article L. 110-1, II, du Code de l’environnement qui vise à prévenir les :

« atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ».

Citons le point 2° dudit II en entier :

« 2° Le principe d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. Ce principe implique d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, d’en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées ;
« 
Ce principe doit viser un objectif d’absence de perte nette de biodiversité, voire tendre vers un gain de biodiversité ; »

 

 

I.B. Des applications qui défient la systématisation, puisque par définition tout dépend d’une appréciation, nécessairement subjective, des risques, des mesures prises et des connaissances scientifiques

 

Ce qui conduit à une jurisprudence un peu  bigarrée, défiant la systématisation, puisque par définition tout dépend d’une appréciation, nécessairement subjective, des risques, des mesures prises et des connaissances scientifiques :

• en matière de substance active Fenbutatin oxyde, le Conseil d’Etat a rendu, le 24 juillet 2009, une décision n° 316013 dont le résumé aux tables peut être utilement rappelé :

« 1) En application des dispositions des articles L. 253-1, R. 253-38 et R. 253-46 du code rural, qui transposent la directive 91/414/CEE du 15 juillet 1991, le ministre de l’agriculture peut retirer, à titre de mesure de précaution, une autorisation de mise sur le marché s’il fait état d’indices sérieux permettant d’avoir un doute raisonnable sur l’innocuité du produit à l’égard de la santé publique et de l’environnement ou de douter qu’il est suffisamment efficace, compte tenu des risques qu’il présente par ailleurs, pour apporter un bénéfice.
« 2) Le ministre peut fonder une décision de retrait d’autorisation de mise sur le marché sur des éléments tirés de procédures et études non encore achevées dès lors que celles-ci le conduisent à faire état d’indices sérieux permettant de douter raisonnablement de l’innocuité du produit. 3) Double contrôle, a) d’une part, de la proportionnalité de la mesure aux risques encourus ; b) d’autre part, de l’erreur manifeste d’appréciation sur les indices susceptibles de susciter un doute sérieux. En l’espèce, erreur manifeste d’appréciation en se fondant sur des éléments à la fois contestés et incertains.
»

• impossibilité en pareil cas de « s’en sortir » par une autorisation juste au motif que celle-ci serait inférieure à dix ans, dans le cas du « Cruiser » et de son effet sur les abeilles et autres pollinisateurs : CE, 3 octobre 2011, n° 336647.

• idem pour le Roundup avec la très intéressante décision CE, 7 mars 2012, n° 332805. Dans la grande saga concernant cette famille de produits, voir le fait que la CAA de Lyon a ensuite imposé de prendre en compte l’effet cocktail et de ne pas se fonder sur des études antédiluviennes  ( 29 juin 2021, n° 19LY01017-19LY01031).

•  non application à l’utilisation de bromadiolone et de scilliroside contre le ragondin et de chlorophacinone contre le rat musqué (CE, 6 décembre 2004, n° 260438) faute d’élément probant sur les risques.

• Obligation de mieux réglementer les OGM (CE, 7 février 2020, n° 388649 ; astreinte ensuite voir CE, 8 novembre 2021, 451264 ; CJUE, 25 juillet 2018, aff. C-528/16 ; au milieu d’une pluie de décisions en ce domaine…). Dans la décision de février 2020 le Conseil d’État avait ainsi jugé que les organismes obtenus par certaines techniques de mutagénèse doivent être soumis à la réglementation relative aux organismes génétiquement modifiés (OGM). Il enjoint notamment au Gouvernement de modifier le code de l’environnement en ce sens, d’identifier au sein du catalogue des variétés de plantes agricoles celles qui ont été obtenues par mutagénèse et qui auraient dû être soumises aux évaluations applicables aux OGM et de mieux évaluer les risques liés aux variétés de plantes rendues tolérantes aux herbicides (VRTH) : voir ici notre article .

• le risque d’érosion côtière lié à l’exploitation de granulats en mer doit être regardé comme une hypothèse suffisamment plausible en l’état des connaissances scientifiques pour justifier l’application du principe de précaution (CE, 25 février 2019, Association Peuple des dunes de Pays de la Loire et Commune de Noirmoutier, nos 410170, 410171, 410417, 410420, B)

• violation de ce principe de précaution dans l’établissement des distances d’épandage de pesticides entre exploitations agricoles et habitations (CE, 26 juillet 2021, n° 437815… ce qui était au moins pour partie un tête-à-queue du Conseil d’Etat sous couvert de prétendue continuité)

etc.

 

N.B. 1 : ce principe ne permet en général pas aux maires d’agir en dehors de leurs domaines de compétences, même au titre de leurs pouvoirs de police (CE, 26 décembre 2012, n° 352117 ; pour les compteurs linky voir  CE, 11 juillet 2019, n° 426060 ; de distance d’épandage de pesticides que ce soit directement CE, 31 décembre 2020, n° 439253 ou indirectement via le pouvoir de police propre aux déchets ; voir ici  ; pour les OGM, cf. CE, 24 septembre 2012, n°342990 et pour les communications électroniques, voir CE, Ass., 26 octobre 2011, n°326492, n°329904 et n° 341767 – 341768). Voir aussi ici pour une vaine tentative via le PLU.
Mais là encore la nuance s’impose car parfois, certes rarement, le juge admet que le maire, au titre de ses pouvoirs de police générale, intervienne en cas de situation particulière même dans les domaines où l’Etat dispose d’un pouvoir de police spéciale (CE, S., 18 décembre 1959, Lutétia, n°36385 36428, publié au rec.) avec des combinaisons au final entre pouvoir de police générale du maire et pouvoirs de police spéciale qui restent bâtis par le juge régime par régime, mais cela est rarement accepté en matières environnementales (pour deux exemples, voir CE, 5 juin 2019, n° 417305 et CE, 27 juillet 2015, 367484). Pour un exemple récent, voir CAA Versailles, 4 juillet 2019, 16VE02718 ; pour des acceptations récentes mais très limitées, voir CE, 5 juin 2019, n° 417305 et CE, ord., 17 avril 2020, n°440057).

N.B. 2 : pour le volet responsabilité, voir par exemple TA Paris, 29 juin 2023, n°2200534/4-1.

 

 

 

I.C. Combinaison avec les droits des générations futures et des autres peuples

 

Le juge apprécie au cas par cas si ce mode d’emploi (étude du caractère plus ou moins certain des connaissances scientifiques et des risques réels ou non d’affecter l’environnement de manière grave et irréversible) est, ou non, respecté. Citons un arrêt important et récent du Conseil d’Etat à ce sujet (pour une déclaration d’utilité publique sur le projet CIGEO) :

« Il appartient dès lors à l’autorité compétente de l’Etat […] de rechercher s’il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l’hypothèse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou d’atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l’état des connaissances scientifiques, l’application du principe de précaution. »
Source : CE, ord., 1er décembre 2023, Association Meuse nature environnement et autres, n°467331 et 467370
Voir ici notre article à ce sujet. 

Il s’agissait en l’espèce de prolonger le principe ainsi posé en 2023 par le Conseil constitutionnel :

« 6. Il découle de l’article 1er de la Charte de l’environnement éclairé par le septième alinéa de son préambule que, lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé, le législateur doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard. »

Avec bien sûr un contrôle du motif d’intérêt général et de la proportionnalité comme toujours en matière environnementale :

« 7. Les limitations apportées par le législateur à l’exercice du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé doivent être liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi.»

Source : Décision n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, Association Meuse nature environnement et autres [Stockage en couche géologique profonde des déchets radioactifs], Conformité

D’ailleurs, très vite ce principe était mis en oeuvre par un TA. Voir :

 

 

I.D. Tentative de résumé

 

DONC si on se résume, le juge va apprécier s’il y a, ou non, matière à appliquer le principe de précaution (et non pas le plus limité principe de prévention) selon que se trouvent, ou non, réunis plusieurs critères :

  • un dommage potentiel (non application en cas d’absence de dommage possible, certes, mais sans doute non application également en cas de dommage certain, qu’il s’agirait seulement de rendre plus ou moins grave auquel cas on est en application du principe de prévention, mais ce point pourrait être débattu)
  • incertain en l’état des connaissances scientifiques
  • qui « pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement »

Si ces trois conditions sont réunies, alors les autorités publiques doivent veiller, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions :

  • à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques
  • à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.

Ce qui conduit à une jurisprudence un peu  bigarrée, défiant la systématisation, puisque par définition tout dépend d’une appréciation, nécessairement subjective, des risques, des mesures prises et des connaissances scientifiques

Et si ces trois conditions ne sont pas réunies (dommages certains qu’il s’agit de prévenir ; niveau de connaissance scientifique suffisant), alors s’applique le principe de prévention et non le principe de précaution, mais cette présentation simple est relativisée par certains auteurs. 

NB : voir en ce sens les points 18 et 19 du fascicule 2410 du JurisClasseur Environnement et Développement durable, MAJ 2020, par Mme Émilie Gaillard. 

Avec de toute manière pour le législateur et, sans doute, le pouvoir réglementaire, une limite :

  • si ces mesures sont « susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé, »
  • alors le législateur ou le pouvoir réglementaire « doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard. »

 

II. Application aux produits phytosanitaires Closer et Transform, pouvant affecter les abeilles et autres pollinisateurs.  

 

Le Conseil d’Etat vient d’appliquer ces subtiles distinctions juridiques aux produits phytosanitaires Closer et Transform, pouvant affecter les abeilles et autres pollinisateurs. Les positions extensives des juges du fond (II.A.) viennent d’être censurées par la Haute Assemblée (II.B.). Avec quelques leçons :
le dommage potentiel doit être démontré et non présumé, et la présomption de mauvaise application par une profession alors que cette mauvaise application est sanctionnée pénalement… n’est pas un argument aisément recevable sauf preuve contraire
la contestation de la « mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques » puis de « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage », même quand le principe de précaution est à appliquer, doit se faire (pour les requérants puis, in fine, pour le juge) de manière concrète et détaillée.

 

 

II.A. Des positions extensives du principe de précaution par le TA de Nice et la CAA de Marseille

 

En 2019, le TA de Nice interdisait la commercialisation de deux produits pesticides. Saisi par deux associations de protection et de défense de l’environnement et par l’union nationale de l’apiculture française, le tribunal administratif de Nice annulait en effet deux décisions de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) autorisant la mise sur le marché français  de deux pesticides produits par la société Dow Agrosciences.

Le tribunal estimait que le sulfoxaflor, qui entre dans la composition de ces pesticides et qui a pour effet d’agir sur le système nerveux central des insectes,  était susceptible, en l’état des connaissances scientifiques,  de présenter un risque de toxicité important pour les insectes pollinisateurs. Par suite, eu égard à la dangerosité potentielle de ces pesticides relevant de la catégorie des  sulfoximines sur les  insectes pollinisateurs,  le principe de précaution consacré notamment par l’article 5 de la Charte de l’environnement justifiait leur interdiction de commercialisation.

Source : TA Nice, n°1704687, 1704689, 1705145, 1705146 du 29 novembre 2019

En 2021, la CAA de Marseille confirmait ce jugement en ces termes :

« 8. Il ressort des pièces du dossier que les produits phytopharmaceutiques  » Closer  » et  » Transform « , dont les décisions litigieuses autorisent la mise sur le marché, intègrent du sulfoxaflor dans leur formule. La circonstance que cette substance a été approuvée par les autorités communautaires ne fait pas obstacle à ce qu’elle soit prise en compte, comme l’ensemble des substances qui entrent dans la composition de ces produits, pour apprécier l’existence d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou d’atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, justifiant l’application du principe de précaution. En revanche, ce risque devant être apprécié en l’état des connaissances scientifiques au jour de l’autorisation en litige, les parties ne sauraient utilement se prévaloir des différents avis et études intervenus postérieurement.
9. Il ressort des pièces du dossier, en particulier du rapport de conclusions de l’ANSES, établi sur la base des résultats de l’étude menée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) au cours des années 2013 et 2014, que les niveaux d’exposition au sulfoxaflor estimés pour les espèces non-cibles, en particulier les insectes pollinisateurs, sont inférieurs aux valeurs de toxicité de référence, dans les conditions d’emploi précisées sur l’étiquette des produits  » Transform  » et  » Closer « , et qu’aucun effet néfaste particulier sur le couvain n’a pu être mis en évidence. Toutefois, ces conditions d’emploi, notamment en ce qu’elles prescrivent de ne pas faire application du produit  » durant la floraison et les périodes de production d’exsudats  » ou  » à partir de cinq jours avant le début de la floraison pour les applications en préfloraison « , ou encore  » Pour les usages sous abris (…) Eviter toute exposition inutile  » et  » éviter la contamination via les systèmes d’évacuation des eaux à partir des cours de ferme ou des routes « , s’avèrent insuffisamment précises et contraignantes pour garantir, en dépit de leur caractère obligatoire, une utilisation des produits en cause sans risque pour les insectes pollinisateurs.
10. Dans ces conditions, à la date des décisions litigieuses, le risque de dommage grave et irréversible sur les insectes pollinisateurs résultant de l’utilisation des produits  » Transform  » et  » Closer  » justifiait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l’état des connaissances scientifiques, l’application du principe de précaution.»
Source : CAA Marseille, 17 décembre 2021, 20MA00410

 

La CAA de Marseille et le TA de Nice avaient donc censuré le travail de l’ANSES, posant que dans ce domaine le principe de précaution imposait une telle annulation. Avec dans les éléments à prendre en compte les risques que les praticiens que sont les agriculteurs ne soient pas raisonnables.

Cette interdiction tranchait par son application en France avec les 18 pays de l’Union européenne où ce produit était autorisé.

Il est à rappeler par ailleurs que les conditions d’utilisation de ces produits donnent lieu à une réglementation particulière. Voir :

 

 

II.B. Le Conseil d’Etat censure cette position des juges du fond. Avec quelques leçons :
• le dommage potentiel doit être démontré et non présumé, et la présomption de mauvaise application par une profession alors que cette mauvaise application est sanctionnée pénalement… n’est pas un argument aisément recevable sauf preuve contraire
• la contestation de la « mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques » puis de « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage », même quand le principe de précaution est à appliquer, doit se faire (pour les requérants puis, in fine, pour le juge) de manière concrète et détaillée.

 

Pour juger que les autorisations en litige avaient été accordées en méconnaissance du principe de précaution, la CAA avait, de manière assez lapidaire, retenu qu’en l’état des connaissances disponibles à la date de ces autorisations, les niveaux d’exposition au sulfoxaflor estimés pour les espèces non-cibles, en particulier les insectes pollinisateurs, étaient inférieurs aux valeurs de toxicité de référence, si les conditions d’emploi précitées étaient respectées, mais que ces mêmes conditions étaient insuffisamment précises et contraignantes pour garantir, en dépit de leur caractère obligatoire, une utilisation des produits en cause sans risque pour les insectes pollinisateurs.
Or, comme le note le Conseil d’Etat, ce n’est pas exactement ainsi que fonctionne le principe de précaution.
Il faut identifier :
  • le dommage potentiel,
  • incertain en l’état des connaissances scientifiques,
  • et qui « pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement »

Si ces trois conditions sont réunies, alors les autorités publiques doivent veiller, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions :

  • à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques
  • à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Or,
  • sur le premier point (les conditions d’application du principe de précaution), le dommage potentiel grave et irréversible était affirmé un peu comme une pétition de principe par la CAA alors que si les conditions d’emploi sont respectées, nous sommes en dessous des valeurs de toxicité de référence,
  • et même si le principe de précaution trouve à s’appliquer, l’évaluation a eu lieu (il faut sinon qu’il soit prouvé que l’étude est viciée avant de censurer) et les mesures ont un peu été disqualifiées par principe sans réelle étude sur le point de savoir si les mesures adoptées sont provisoires et proportionnées.

 

D’où une censure assez sèche de la part du Conseil d’Etat pour erreur de droit en amont et dénaturation des pièces, en aval :

« D’une part, en se bornant à statuer en ces termes, alors qu’il lui appartenait au vu des éléments figurant au dossier de caractériser en quoi les conditions d’emploi telles qu’elles étaient formulées, au demeurant en recourant à des phrases types prévues à l’annexe III du règlement (UE) n° 547/2011 de la Commission du 8 juin 2011 portant application du règlement (CE) n° 1107/2009, n’auraient pas mis à même des utilisateurs professionnels avertis de déterminer l’usage adapté des produits pour assurer l’effectivité des interdictions et prescriptions ainsi énoncées, dont le respect est contrôlé par les services du ministère chargé de l’agriculture conformément à l’article 68 du règlement du 21 octobre 2009 et à l’article L. 253-13 du code rural et de la pêche maritime, et dont la méconnaissance est punie en application de l’article L. 253-17 du même code, la cour a commis une erreur de droit. D’autre part, eu égard aux termes des conditions ainsi énoncées, suffisamment précises pour en assurer l’application effective par les professionnels avertis employant ces produits, elle a dénaturé les pièces du dossier soumis à son examen. Son arrêt doit en conséquence être annulé.»
L’arrêt du 17 décembre 2021 de la cour administrative d’appel de Marseille est donc annulé, laquelle cour devra rejuger au fond de ce dossier (avec sans doute une validation, mais ce n’est pas certain. Avec d’autres phases de raisonnement en revanche, c’est certain).
Le Conseil d’Etat a-t-il eu raison ou tort ? A chacun d’en juger sur le fond, si l’on raisonne en opportunité et non en droit.
Mais ce qui est certain, et c’est la leçon juridique de cette affaire, c’est que :
  • le dommage potentiel doit être démontré et non présumé, et la présomption de mauvaise application par une profession alors que cette mauvaise application est sanctionnée pénalement… n’est pas un argument aisément recevable sauf preuve contraire
  • la contestation de la « mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques » puis de « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage », même quand le principe de précaution est à appliquer, doit se faire (pour les requérants puis, in fine, pour le juge) de manière concrète et détaillée. 

 

Source :

Conseil d’État, 15 mars 2024, 461634