La CJUE vient de préciser sa jurisprudence « Cilfit » sur les hypothèses et les conditions permettant aux juridictions nationales statuant en dernier ressort de s’abstenir de former un renvoi préjudiciel vers le juge européen.
Ses précisions détaillent les trois hypothèses de non-renvoi (question non pertinente OU interprétation déjà faite OU réponse évidente) et, surtout, la Cour impose que, s’il n’y a pas question préjudicielle, les motifs de la décision du Juge national indiquent celui des trois motifs permettant de s’affranchir de cette obligation.
Bref, une décision consistant à ne pas poser question préjudicielle ne peut se faire en loucedé, en catimini, en se cachant sous le manteau de la Justice.
La Cour précise aussi qu’une juridiction nationale ne saurait être libérée de ladite obligation de poser une question préjudicielle au seul motif qu’elle a déjà saisi la Cour à titre préjudiciel dans le cadre de la même affaire nationale (autrement posé, ceci s’apprécie question de droit par question de droit, et non affaire par affaire).
Cependant, elle peut s’abstenir de soumettre une question préjudicielle à la Cour pour des motifs d’irrecevabilité propres à la procédure devant cette juridiction, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Mais bon là nous sommes plus au niveau de l’évidence…
Très schématiquement, quand un point de droit européen s’avère complexe à appliquer pour trancher un litige, le juge national est supposé demander son interprétation au juge européen, et ce par une « question préjudicielle ».
Mettre tout ceci en oeuvre n’est pas chose aisée.
Source : voir notamment l’article 267, troisième alinéa, TFUE ; et CJUE, 15 mars 2017, Aquino, C‐3/16, EU:C:2017:209, point 42.
Certes :
- « une telle obligation n’incombe pas à cette juridiction lorsque celle-ci constate que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable, l’existence d’une telle éventualité devant être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union »
(CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17)
D’où trois hypothèses où le renvoi préjudiciel ne s’impose pas :
- SOIT la question soulevée n’est pas pertinente
- SOIT la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour
- SOIT l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable … et ce (sur le 3e point seulement semble-t-il) à l’aune « des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union »
Ce principe a été posé principalement par l’arrêt CILFIT de la CJUE en date du 6 octobre 1982 (Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 21), repris ensuite (voir CJUE, 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., C‐160/14, EU:C:2015:565, points 38 et 39 ; CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C‐379/15, EU:C:2016:603, point 50).
A défaut, l’Etat peut être condamné par une action en manquement, comme l’a été la France en raison des réticences du Conseil d’Etat à saisir la CJUE (voir (CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17) précité ; voir notre article ici : Le Conseil d’Etat se fait gronder très, très fort par la Cour de Justice de l’Union européenne… au point que la France s’en trouve condamnée pour « action en manquement ». ).
Or, voici que la CJUE précise sa jurisprudence « Cilfit » concernant les situations dans lesquelles les juridictions nationales statuant en dernier ressort ne sont pas soumises à l’obligation de renvoi préjudiciel.
Dès lors qu’une telle juridiction considère qu’elle peut s’abstenir de déférer à cette obligation, les motifs de sa décision doivent faire apparaître l’existence de l’une des trois situations qui lui permettent de le faire, pose la CJUE. Bref, pas d’abstention de question préjudicielle en loucedé, en catimini, sous le manteau de la Justice.
Citons sur ce point le nouvel arrêt de la CJUE :
« 51 À cet égard, il découle du système mis en place par l’article 267 TFUE, lu à la lumière de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, que, dès lors qu’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne considère, au motif qu’elle se trouve en présence de l’une des trois situations mentionnées au point 33 du présent arrêt, qu’elle est libérée de l’obligation de saisir la Cour à titre préjudiciel, prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, les motifs de sa décision doivent faire apparaître soit que la question de droit de l’Union soulevée n’est pas pertinente pour la solution du litige, soit que l’interprétation de la disposition concernée du droit de l’Union est fondée sur la jurisprudence de la Cour, soit, à défaut d’une telle jurisprudence, que l’interprétation du droit de l’Union s’est imposée à la juridiction nationale statuant en dernier ressort avec une évidence ne laissant place à aucun doute raisonnable.»
Exposons les faits : en 2017, le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie), juridiction nationale statuant en dernier ressort (ci-après la « juridiction de renvoi »), a saisi la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel dans le cadre d’un litige concernant un marché public de services de nettoyage, notamment, de gares ferroviaires italiennes. La Cour a rendu son arrêt en 2018 (Arrêt du 19 avril 2018, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi, C-152/17). Les parties à ce litige ont ensuite demandé à la juridiction de renvoi de déférer d’autres questions préjudicielles.
C’est dans ce contexte que, en 2019, la juridiction de renvoi a saisi la Cour d’un nouveau renvoi préjudiciel. Elle cherchait notamment à savoir si une juridiction nationale statuant en dernier ressort est tenue de saisir la Cour d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union lorsque cette question lui est soumise par une partie à un stade avancé du déroulement de la procédure, après que l’affaire a été mise en délibéré pour la première fois ou lorsqu’un premier renvoi préjudiciel a déjà été effectué dans cette affaire.
Dans son arrêt, la Cour, réunie en grande chambre, réaffirme les critères dégagés dans l’arrêt Cilfit, qui prévoit trois situations dans lesquelles les juridictions nationales statuant en dernier ressort ne sont pas soumises à l’obligation de renvoi préjudiciel (voir ci-avant), issus de l’arrêt Cilfit précité… ces critères étant bien alternatifs :
- la question n’est pas pertinente pour la solution du litige ;
- la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ;
- l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
Partant, la Cour juge qu’une juridiction nationale statuant en dernier ressort ne peut pas être libérée de son obligation de renvoi préjudiciel au seul motif qu’elle a déjà saisi la Cour à titre préjudiciel dans le cadre de la même affaire.
NB : ce qui suit reprend le communiqué de la Cour.
S’agissant de la troisième situation rappelée ci-dessus, la Cour précise que l’absence de doute raisonnable doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union. Avant de conclure à l’absence d’un doute raisonnable quant à l’interprétation correcte du droit de l’Union, la juridiction nationale statuant en dernier ressort doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux autres juridictions de dernier ressort des États membres et de la Cour.
À cet égard, la seule possibilité de faire différentes lectures d’une disposition du droit de l’Union ne suffit pas pour considérer qu’il existe un doute raisonnable quant à son interprétation correcte. T outefois, lorsque l’existence de lignes de jurisprudence divergentes – au sein des juridictions d’un État membre ou d’États membres différents – relatives à l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union applicable au litige au principal est portée à la connaissance de la juridiction statuant en dernier ressort, celle-ci doit être particulièrement vigilante dans son appréciation relative à une éventuelle absence de doute raisonnable quant à l’interprétation correcte de ladite disposition.
Les juridictions nationales statuant en dernier ressort doivent apprécier sous leur propre responsabilité, de manière indépendante et avec toute l’attention requise, si elles se trouvent dans l’une des trois situations leur permettant de s’abstenir de soumettre à la Cour une question d’interprétation du droit de l’Union qui a été soulevée devant elles. Dès lors qu’une telle juridiction considère qu’elle est libérée de l’obligation de saisir la Cour, les motifs de sa décision doivent faire apparaître l’existence de l’une de ces trois situations.
Par ailleurs, lorsque la juridiction statuant en dernier ressort se trouve dans l’une de ces situations, elle n’est pas tenue de saisir la Cour, quand bien même la question relative à l’interprétation du droit de l’Union serait soulevée par une partie à la procédure devant elle.
En revanche, si la question relative à l’interprétation du droit de l’Union ne répond à aucune de ces situations, la juridiction statuant en dernier ressort est tenue de saisir la Cour. Le fait que ladite juridiction a déjà saisi la Cour à titre préjudiciel dans le cadre de la même affaire nationale ne remet pas en cause l’obligation de renvoi préjudiciel lorsqu’une question d’interprétation du droit de l’Union dont la réponse est nécessaire pour la solution du litige subsiste après la décision de la Cour.
Il revient à la seule juridiction nationale de décider à quel stade de la procédure il y a lieu de déférer une question préjudicielle. Cependant, une juridiction statuant en dernier ressort peut s’abstenir de soumettre une question préjudicielle à la Cour pour des motifs d’irrecevabilité propres à la procédure devant cette juridiction. En effet, dans le cas où les moyens soulevés devant une telle juridiction doivent être déclarés irrecevables, une demande de décision préjudicielle ne peut être considérée comme étant nécessaire et pertinente pour que cette juridiction puisse rendre sa décision. Les règles procédurales nationales applicables doivent toutefois respecter les principes d’équivalence et d’effectivité.
Source :

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.